Avignon 2013 : le choc d’Exhibit B

Publié le 24 juillet 2013 par Belette

Exhibit B, mise en scène Brett Bailey © Christophe Reynaud de Lage

L’ église des Célestins, contrairement à ce à quoi je m’attendais, est désaffectée. Aucun ornement n’habille les murs nus et la lumière grise. Au sol, des gravas, des pierres de taille et de la terre battue. C’est dans ce lieu à la mémoire invisible que le Sud-Africain Brett Bailey a disposé ses installations foudroyantes.

"Exhibit B est une exposition, ce n’est pas du théâtre. Prenez votre temps devant chaque installation. Ne vous laissez pas presser par ceux qui sont derrière vous."

Voilà en substance ce que dit le panneau de la première salle, un petit vestibule brûlant où nous attendons notre tour pour entrer. Une femme appelle le numéro qui nous a été attribué en attendant une minute entre chaque personne : cela permet de limiter les attroupements et de fluidifier la visite, mais surtout, cela isole chaque spectateur, de sorte qu’il se retrouve seul face aux installations. Une fois à l’intérieur, personne ne parle.

Exhibit B est une exposition vivante : une dizaine d’installation réparties dans l’église convoquent des hommes et des objets. Les personnes qui y participent ont été choisies par un casting renouvelé dans chaque pays où passe l’exposition. Ce sont des amateurs et des amatrices qui se tiennent devant nous, artistes, restaurateurs ou autres. Ils sont tous français. Ils sont tous noirs.

Chaque installation recrée une partie de l’histoire de la colonisation africaine par les Européens. Le vol de guerre, le massacre de nègres, l’esclavage, l’appropriation des corps, la décapitation des dissidents, l’apartheid, la torture, l’exploitation commerciale du caoutchouc… jusqu’à l’expulsion meurtrière d’un immigré africain par les autorités françaises.

La Vénus hottentote tourne indéfiniment sur elle-même, debout sur un piédestal d’où son humanité a disparu. Des aborigènes, ramenés à la cour d’un roi européen comme trophées de chasse, trônent au milieu des têtes de cerfs, d’un singe et de cartes politiques. Un homme, empaillé pour être montré à la cour, est allongé sur une cercueil de marbre et vêtu d’un costume blanc du XVIIIe siècle.

Puis, ce sont les "objets trouvés", une femme et un homme, debout face à nous, en jean et T-shirt, réduits à une liste de caractéristiques physiques : taille, poids, date de naissance, lieu de naissance, date d’arrivée sur le territoire français.

Le silence n’est rompu que par le pas des visiteurs, et un chant. Mélange de lyrisme et de claquements de langue et de bouche qui évoquent les langues khoïsan, il sort de quatre têtes posées sur des cubes blancs. Le corps des chanteurs est invisible, de façon à ce qu’ils apparaissent comme décapités. Derrière eux, au mur, trois photographies de têtes historiques, en noir et blanc.

D’autres tableaux vivants composent ce zoo humain qui fait référence aux exactions commises par les colons, et à la volonté des Européens d’exhiber, de plusieurs manières différentes, leur butin, sans faire de différence entre les humains et les choses. Dans chaque installation, tout est fait pour annuler la hiérarchie des êtres, et mettre au même plan pour le regard les objets et les hommes.

Enfin, chaque être humain nous regarde dans les yeux. De gêne, certains visiteurs rigolent, d’autres regardent ailleurs, d’autres encore pleurent.

Du regard vivant de ces corps immobiles naît un choc qui fait écho à la violence de la déshumanisation dont ils ont été et sont encore les victimes. La sensation d’altérité radicale qui nous est présentée de force est brisée par l’outrance des moyens déployés, tels que l’usage des codes de l’exposition (panneaux explicatifs, silence, barrières de sécurité). Plus la frontière est visible, plus on a envie de la franchir, mais il est impossible d’obtenir de quelque acteur que ce soit autre chose qu’un regard. C’est finalement nous qui sommes laissés à notre désespoir, impuissant et nauséeux.


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