Art Caribéen : oeuvres emblématiques de Baj Strobel – second volet

Publié le 30 juillet 2013 par Aicasc @aica_sc

 

Thierry Alet

Mur de l’Exil

Années 2000

 

Thierry Alet
Musée Saint John Perse
Guadeloupe

De tous les sites artistiques de Pointe à Pitre, ce que l’on pourrait appeler « le mur de l’Exil », réalisé par Thierry Alet sur le mur arrière du musée Saint-John Perse, me semble incontestablement être l’œuvre la plus significative du pays.

L’Exil, in situ

Je suis particulièrement attachée à cette œuvre parce que j’ai vu Thierry Alet transcrire les premières lignes du long poème sur fond de peinture en dégradé. Il a été greffé dans le ciment, l’opération s’est poursuivie sur plusieurs semaines jusqu’à la finition.

La gestualité, le souffle, la fatigue, le temps passant et les coulées de peinture se sont mêlés à la réalisation. On connaissait déjà le souci scriptural de Thierry Alet, dans la plupart de ses réalisations antérieures, à Fort-de-France notamment, mais cette œuvre est exactement adaptée au lieu, au style aussi, car d’un geste, la  portée du musée trouve une dimension nouvelle alors qu’à l’intérieur, les objets, décors et photos pérennisent le goût étrange d’un passé inamovible. Avec le mur, le musée est entré en modernité.

Je vois que sur cette image, les plantes grimpantes se sont infiltrées dans le texte en le recouvrant en partie ; c’est la réponse du climat, de sa vitalité, de la puissance des végétaux qui font œuvre commune avec ces signes transcrits en rouge sur fond rouge. Le musée a acquis de ce fait une dimension ancrée dans un territoire de paroles et de sens. La poésie, même illisible, est là, elle parle et dit la chaîne des mots qui retrace la condition d’exilé, mais elle la transcende et la sublime. Rien ne fait signe à propos de la situation du poète durant ses années d’exil aux Etats-Unis en 1940-41 qui furent son second exil puisque le premier eut lieu bien avant, en 1889, date à laquelle Alexis Leger quitte définitivement la Guadeloupe pour la France.

« Etranger, sur toutes les grèves de ce monde, sans audience ni témoin,

porte à l’oreille du Ponant  une conque sans mémoire :

Hôte précaire, à la lisière de nos villes, tu ne franchiras point le seuil

des Lloyds, où ta parole n’a point cours et ton or est sans titre.

« J’habiterai mon nom » fut la réponse aux questionnaires du port. ».

(Saint-John Perse).

Le lieu emblématique de l’exil est une plage de sable, un état quelque peu stérile, transitoire, entre la terre et la mer, un non lieu peut-être où s’écrase la vague vitale. L’étranger est celui qui, même présent, semble absent. Dans un lieu sans nom, le poète fait le vide et convoite par le rythme et les images, « un grand poème né de rien/un grand poème fait de rien. »

Le mur peint reprend la complainte de ce poème complexe, il prend ainsi des dimensions intemporelles qui, même en subissant les affres du temps et de la dégradation, garderont toujours ce souffle qui anime un mur aveugle à Pointe à Pitre.

 

Bruno Pedurand,  Hervé Beuze et David Damoison

Exposition à Gorée Décembre 2012

 Marassa de Bruno Pédurand

 

Bruno Pédurand
Ile de Gorée

 

Je n’ai plus retrouvé de photo réunissant les deux installations exposées sur l’esplanade de l’arrivée à Gorée (Sénégal) telles que j’ai pu les découvrir lors de l’exposition « Mémoires »  du musée Dapper. Elles marquent pour tous ceux qui apprécient les arts de la Caraïbe, le bouleversant déplacement de l’énergie antillaise en terre africaine. Il s’agit d’un hommage aux transbordés et aux victimes de la traite atlantique, mais plus que cela, il s’agit d’un dialogue contemporain ouvert sur de nouveaux horizons de vie, de création et de rencontre. Bruno Pedurand a su évoquer avec les Marassa (jumeaux noir et rouge) les pertes humaines de la traversée en détournant les embarcations ;  Il a pris les bateaux et les a mis debout. C’est la réponse aux traitants. Une fois dressés, ils ne chavireront plus dans les gouffres abyssaux, dans les oublis de la mémoire. Les coques trouées, lorsque la nuit tombe sur l’île, diffusent une luminosité impressionnante, comme autant de frêles lucioles porteuses d’âmes apaisées.

Hervé Beuze
Ile de Gorée

 

Bwa Brilé d’ Hervé Beuze est une installation plus complexe, à plusieurs phases. L’une d’elle évoque la liberté sous les traits d’une femme debout, dont la robe est un support à l’écriture de la liberté, sorte de « Mama Africa » conquérante et altière. Une autre phase, à proximité, représente également un homme dressé qui s’échappe d’un bateau échoué, renversé, coque ouverte. Il s’avance tel un colosse porteur de toute la mémoire de la traite. L’ensemble de l’installation dégage une puissance exceptionnelle.

 

« Tous ces départs éprouvés dans l’arrachement et le cri -maints horizons dilués dans les larmes- hérissent les arrivées dans l’appropriation des aires de culture. Nous voici désormais face à face dans le creux-creuset des îles… Avons-nous d’autres origines que les frasques des vents et de cette terre en gésine engrossée… par l’histoire. » (Jean-Claude Fignolé)

David Damoison
Exposition in situ
Ile de Gorée

Le baay Fall

La série de photographies de David Damoison est un hommage rendu aux gens de Gorée. Celle-ci particulièrement est évocatrice de la confrérie mouride, très active au Sénégal et fondée par Cheikh Ahmadou Bamba. C’est son héraut et « serviteur » qui est représenté ici. Il s’agit de Cheikh Ibra Fall, fondateur du mouvement des « baay Fall. La figure du fond le représente tel qu’il a été photographié et dessiné de son vivant. Le fait d’y associer au premier plan un adepte actuel de la confrérie, signale la vivacité du culte et la ferveur qui ne cessent de se manifester dans tout le pays, chez les wolof, en particulier. Les jeunes rastas qui se sont installés en nombre sur l’île portent souvent les attributs distinctifs des « baay Fall ». D’autres portraits de femmes, d’enfants et des prises de vues de l’île témoignent toutes de la justesse du regard de ce photographe qui, déjà familier du rythme et de la vie de Gorée depuis quelques années, a su rendre avec acuité la ferveur de son dialogue avec la terre de ses lointains ancêtres.

Ismaël Mundaray

Série Shabono, Projet Orénoque

 

Ismaël Mundaray
Série Shabono

Les voix indiennes du vaste espace caraïbe nous proviennent du Venezuela, de cette attention particulière qu’Ismaël Mundaray a su traduire en signes, autant de relevés ethnographiques de l’habitat, des espaces vécus, des emblèmes matériels et symboliques des civilisations yanomami de la forêt tropicale. Avec fougue il a su faire passer le message simple et énigmatique des gens de ses terres d’origine. Une douceur toute poétique se dégage de ces « relevés » de terrain qui ressemblent à une sorte de signalétique pour les générations futures. Le fleuve est là, la grande maison collective, Shabono, aussi. Elle forme un grand anneau dont le centre sert d’aire de cérémonies et de danses et dont le toit est à ciel ouvert. A l’intérieur, les familles se répartissent selon les foyers respectifs. La vie spirituelle est marquée par le chamanisme et la croyance aux multiples esprits que les chamanes contrôlent par leur action appropriée, généralement thérapeutique, en entrant en transe sous l’effet de psychotropes. Ismaël Mundaray a fait un séjour auprès des Yanomami à la fin des années 80 et ce voyage a probablement influencé toute sa création postérieure.

Sa présence en Martinique est devenue fréquente et habituelle, il y exposa «  Le jour et la nuit » récemment. De manière exemplaire, il a présenté des œuvres peintes, souvent de format carré, à l’acrylique dans des tonalités sourdes et précieuses, qui faisaient en quelque sorte écho à cette thématique de la « signalétique » indigène mais en explorant cette fois l’univers des objets quotidiens et banals, les signes d’une modernité qui se décline en souliers de dames, en robe, en fauteuils ou en clair de lune. Une poétique du temps qui passe et de la nostalgie. Il a parfaitement maîtrisé les notions d’espace et de paysage imaginaire, peindrait-il des moments de rêves, des flux de mémoire évanescents ?

La suggestion d’une atmosphère poétique, venant du cœur de la forêt amazonienne, met en relief une vision actualisée, citadine, et quasi fétichiste d’une réalité sans cesse interrogée.

 

« Tous les chemins du monde nous mangent dans la main. La conscience que nous avons de nous-mêmes n’est jamais que celle de l’autre. Indiens, Européens, Africains, Asiatiques, pourquoi pas Caraïbes ? La double tentation d’être nous commande à tout instant de nous situer, à nous définir. » (Jean-Claude Fignolé)

Stanley Greaves

Party Political Broascast

 

Stanley Greaves
Party Political Broadcast

On pourrait dire qu’il a « The Artistic Attitude », comme il le précise lui-même dans un entretien. Qu’entend-il par là ? Il est prolifique et ne se déclare pas « artiste » mais plutôt « homme des métiers manuels ». Ce « faiseur de choses » vient d’une « nigger-court » d’une concession, pourrait-on dire, et sa famille a toujours vécu de bricoles et de petits métiers.

L’art de Stanley Greaves, tout comme celui de Romare Bearden, est peu connu dans la Caraïbe française. Il vient du continent comme Ismaël Mundaray, du Guyana plus exactement, mais vit depuis 1987 à la Barbade, la terre d’origine de son grand-père. Autant Mundary plonge dans le terroir des origines amérindiennes, autant Greaves nous emporte dans un monde imaginaire aux frontières du surréel. Mais il sait très bien dans quelle direction il nous emmène, rien chez lui n’est vagabondage fantaisiste. Il est un des artistes les plus polyvalents de la région et en même temps méditatif et réfléchi ; homme du « faire », de la main qui invente, qui sculpte, modèle, joue la guitare, dessine et peint, mais aussi maître en pédagogie artistique. Tout l’art se conjugue dans ses mains. Il a des carnets de dessins à faire pâlir les plus grands. Stanley Greaves est un phénomène d’inventivité et de ténacité, enfin internationalement reconnu. Son œuvre n’a rien d’illustratif ; il est profondément soucieux de comprendre ce qui fait la particularité de la Caraïbe. Il s’exprime ainsi : « Nous connaissons bien notre histoire en tant que peuple mais cela ne suffit pas, nous n’avons aucun mythe qui nous informerait sur nos origines. » Question cruciale et partagée par bien des artistes qui, comme Greaves, regrettent l’absence de racines et d’ancrage dans une mythologie fondatrice. Dans ce cas, poursuit-il : « l’artiste caribéen n’a de cesse et d’issue que d’inventer son propre projet et d’exécuter sa mythologie personnelle en solitaire, sans même tenir compte des directions que peut prendre une telle aventure » (cité par A. Cummings, A. Thompson et N. Whittle, Art in Barbados, p. 204).

Dans plusieurs de ses tableaux on remarque des micros, des fils, des symboles de la communication ; il s’explique là-dessus. Autrefois, à Georgetown, nous explique-t-il, il a vu un homme qui haranguait les foules en déclamant des discours politiques, un micro à la main et les gens le disaient fou. Il s’est dit que le micro était l’emblème des politiciens, de ceux qui trompent le peuple et envahissent l’espace sonore.

L’étiquette « peinture surréaliste » a souvent été appliquée à son travail, en fait, il s’en explique aussi. Il aime explorer les contrées de l’inconscient et des images mentales associées aux choses les plus triviales. « Comme enfant j’ai toujours été fasciné par les constructions imaginaires qui ont leurs propres règles, et leurs propres configurations. C’est un univers à part entière, il est auto-référent. Cela a toujours été le fondement de mon travail. » (Entretien avec Anne Walmsley, Bombside.com)

Une citation de Wilson Harris, le poète guyanais, exprime avec justesse la poétique qui se dégage de l’œuvre  de S. Greaves :

« Lorsqu’on rêve, on rêve seul. Les personnages que l’on crée sont peut-être mort, ont disparu dans un autre pays, on les invoque donc comme des absences vives, des absences susceptibles de prendre vie sous le pinceau d’un peintre, sous le marteau d’un sculpteur, des absences qui peuvent surgir comme des sculptures émergeant du sol, de la pluie d’un nuage. Peintures et sculptures si mystérieusement puissantes dans le livre de nos rêves. » (W. Harris, The Four Banks of the River of Space).

Cette série d’œuvres me paraissant emblématiques est évidemment incomplète, subjective et personnelle. Il y aurait bien des choses à ajouter, je pense en particulier à l’atelier de Julie Bessard à Schoelcher qui a été pour moi la découverte d’une artiste épanouie en son lieu ou encore celui de Serge Goudin-Thebia qui s’apparentait à un environnement pleinement investi artistiquement.