Où les allées d'un jardin médiéval conduisent à un cabinet Renaissance

Publié le 01 août 2013 par Jeanchristophepucek

Rosa e Orticha, Ensemble Syntagma 

Mundus et Musica, Qualia

La rose et l'ortie, le monde et la musique, deux titres comme autant de visages d'une musique ancienne que l'on découvre toujours plus multiforme. D'un côté, l'évocation des senteurs d'un jardin médiéval que l'on découvre italien en en franchissant le seuil, de l'autre celle de l'atmosphère du cabinet d'un savant au début de la Renaissance dans la pénombre duquel s'élaboreraient les compositions les plus fantasques. J'ai souhaité vous présenter conjointement ces disques publiés par Carpe Diem, un label indépendant dont le nom teinté d'hédonisme ne doit pas faire oublier le courage qu'il faut aujourd'hui pour enregistrer ces répertoires réputés si peu vendeurs, car si tout semble les opposer, ils sont indiscutablement unis par un raffinement commun mais aussi par leur dette évidente envers le travail mené par Pedro Memelsdorff à la tête de son ensemble Mala Punica, dont on s'aperçoit, au fil des années, à quel point il a profondément bouleversé l'approche de ces musiques.

Andrea di Bonaiuto, dit Andrea da Firenze (Florence, fl. 1346-1379),
L'Exaltation de l’œuvre des Dominicains
(détail), c.1366-68
Fresque, Florence, Basilique Santa Maria Novella, salle capitulaire

Le nom de l'ensemble Syntagma n'est pas inconnu à ceux qui s'intéressent à la musique du Moyen Âge dont ils ont exploré, souvent avec une belle réussite, des pans septentrionaux assez négligés, comme les trouvères lorrains, en particulier Gautier d'Épinal, ou de plus méridionaux, aujourd'hui mieux connus, tels la seconde moitié du Trecento italien à laquelle est consacré Rosa e Orticha, quatrième disque des musiciens réunis autour d'Alexandre Danilevski. Cette fort belle anthologie, semée de ces gemmes brillants signés par des compositeurs actifs dans le dernier quart du XIVe siècle et aujourd'hui obscurs, nous entraîne dans les cours ultramontaines où l'on déployait alors des trésors d'inventivité pour offrir des œuvres conjuguant à la fois complexité d'écriture et fluidité mélodique, une synthèse qui, s'il elle regarde parfois vers la subtilitas française contemporaine, en tempère les folles et quelquefois arides spéculations en adoptant des rythmes de danse et en faisant place à un certain lyrisme, tous deux garants d'un réel pouvoir de séduction. Une des formes les plus en vogue de cette époque et largement représentée dans Rosa e Orticha est la ballata, une chanson aux origines chorégraphiques qui devint polyphonique à partir des années 1360 et jouit d'une grande popularité jusqu'au début du siècle suivant. Je ne serais d'ailleurs pas totalement surpris qu'Andrea da Firenze ou le commanditaire des fresques de la salle capitulaire de Santa Maria Novella, lorsqu'ils décidèrent d'y faire figurer des groupes de musiciens, chanteurs et danseurs, aient eu à l'esprit ce type de pièce, dont on sait qu'il était très goûté dans les cercles lettrés florentins.

Une des grandes vertus de l'enregistrement de l'Ensemble Syntagma est de ne perdre de vue aucune des caractéristiques de ces musiques et d'en proposer une lecture d'une grande beauté sonore, bien mise en valeur par une prise de son réverbérée mais sans excès, servie par de très bons chanteurs et instrumentistes dont on sent qu'ils ont pris le temps de travailler leur sujet. Si elle cède parfois à la mode de ces improvisations instrumentales, plus ou moins développées, avec flûte et à des couleurs un rien orientalisantes, éléments dont il est permis de douter de l'absolue rectitude historique, il faut louer cette interprétation de s'en tenir à un usage raisonnable des percussions et de faire la part belle à des textures à la fois bien maîtrisées et sensuelles, toujours d'une grande limpidité et d'un naturel qui fait oublier que ce répertoire abonde, au sens propre ce mot, en artifices. J'ai particulièrement apprécié le fait que rien, dans cette réalisation, ne soit jamais univoque et que l'on sente, sous les ondulations de la danse, pointer parfois un rien de mélancolie dans les pièces qui semblent l'exiger. Il me semble donc que ses qualités et son équilibre rendent cette anthologie parfaitement recommandable pour les amateurs de musique italienne de ce Trecento si fourmillant de trouvailles dans toutes les disciplines artistiques.

Maître anonyme, Bruges, XVe siècle,
Simon de Hesdin au travail dans son cabinet
, 1479
Enluminure sur parchemin extraite des Facta et Dicta memorabilia de Valère Maxime traduits par Simon de Hesdin et Nicholas de Gonesse, 48 x 34 cm, Ms Royal 18 E III, Londres, British Library

Le disque du tout jeune ensemble Qualia, réunissant trois musiciens à l'expertise reconnue dans leur domaine – Anna Danilevskaia à la vièle, Christophe Deslignes à l'organetto et Lambert Colson, qui le dirige, aux flûtes et cornets –, nous entraîne un bon siècle plus tard, dans les dernières années du XVe siècle durant lesquelles nos vieux manuels d'histoire voulaient situer la transition entre Moyen Âge et Renaissance, périodisation largement (et justement) contestée depuis quelques décennies. Ils font partie de ces musiciens qui, fort heureusement pour nous, tentent aujourd'hui de ressusciter une des parties du répertoire médiéval ou primo-renaissant qui a longtemps été regardée avec le plus de circonspection : la musique instrumentale ; leur Mundus et Musica s'inscrit dans une série de réussites signées par La Morra (Von edler Art, I dilettosi fiori), le Leones Ensemble (Josquin, Agricola) et Tasto Solo (Meyster ob allen Meystern) qui toutes ont contribué à remettre en questions quelques certitudes. C'est également ce que fait Qualia en s'emparant du Codex Segovia, un manuscrit réalisé à la toute fin du XVe siècle, très probablement dans l'entourage de la cour d'Espagne, par un copiste parfaitement imprégné de culture flamande, un fait qui constitue une preuve supplémentaire des liens qui unissaient alors ces deux cultures. Que trouve-t-on dans cette précieuse source ? Rien de moins que des œuvres composées par une partie du gratin des compositeurs septentrionaux de l'époque – Obrecht, Agricola, Tinctoris, Compère, Hayne van Ghizeghem, on peut trouver générique moins flatteur – qui, outre des pièces récentes de leur crû, proposent également, selon l'habitude d'un temps où faire ce que nous appellerions aujourd’hui une reprise était à la fois signe d'hommage et acte d'émulation, des élaborations nouvelles de certaines chansons du passé couronnées par le succès (Comme femme desconfortée de Binchois, D'ung aultre amer d'Ockeghem, entre autres). Ces musiques, souvent d'une grande complexité héritée de la manière d'une préciosité chantournée typique de l'Ars subtilior qui fleurissait en France un petit siècle plus tôt, ont longtemps été considérées comme de purs exercices spéculatifs non destinés, donc, à être exécutés.

Qualia apporte à cette hypothèse un cinglant démenti en proposant une lecture d'une vitalité revigorante d'une sélection de pièces tirées du Codex Segovia et d'autres sources proches. Les trois musiciens abordent ces pièces souvent brèves (leur durée moyenne se situe autour de 2 minutes 30) avec une franchise, une finesse de touche, un souci de la couleur et une inventivité qui font plaisir à entendre et montrent qu'il existe une véritable relève en marche dans le domaine de la musique ancienne. Les diminutions les plus périlleuses, les détours mélodiques les plus inattendus sont affrontés avec l'aplomb que permet une excellente connaissance des secrets de ce répertoire assez peu fréquenté et une virtuosité révélatrice d'un travail préparatoire exigeant visant à dépasser la technique pour laisser le champ libre à l'expression et à la liberté. Il ne manque, à mon goût, à cette anthologie superbement maîtrisée qu'un rien de variété supplémentaire pour séduire complètement au delà du public familier de ces musiques que ses propositions ne manqueront pas de passionner durablement. Les premiers pas de Qualia au disque sont néanmoins extrêmement prometteurs et l'on se réjouit de retrouver, dans un avenir que l'on espère pas trop lointain, Lambert Colson et ses amis dans les nouvelles explorations que leur enthousiasme et leur intelligence ne manqueront pas de leur autoriser.

Rosa e Orticha, musique du Trecento

Ensemble Syntagma
Alexandre Danilevski, luths & direction

1 CD Carpe Diem [durée totale : 60'23"] CD-16287. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Egidius de Francia (XIVe siècle), Donna s'amor, ballata

3. Andrea Stefani (fl. c.1400), Con tutta gentilezza, ballata

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Rosa e Orticha | Compositeurs Divers par Alexandre Danilevski

Mundus et Musica, musique instrumentale en Espagne et en Flandres autour de 1500

Qualia
Lambert Colson, flûtes à bec, cornets & direction

1 CD Carpe Diem [durée totale : 53'18"] CD-16294. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

2. Magister Gulielmus (Guglielmo Ebreo da Pesaro, c.1420-après 1484), La Spagna/Falla con misuras

4. Fray Benito (XVe siècle ?), Gloria

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :