Mais revenons à la musique. Pour commencer, Marcel, mon père s’appelait Marcel, posait le trente trois tours sur le tourne disque (qui faisait aussi poste de radio, raison pour laquelle l’ensemble s’appelait un combiné). Puis il amenait le bras de lecture et sa pointe de saphir (renouvelée soigneusement à la fréquence prévue par le mode d’emploi) sur la bordure extérieure du vinyle. Le tout était exécuté avec une délicatesse de neurochirurgien : il ne fallait surtout pas courir le risque de rayer le disque. Ensuite seulement il allait s’asseoir.
Après quelques craquements, la musique envahissait l’appartement. Mon père écoutait les yeux fermés l’orchestre dirigé par Furtwängler (le seul qui ait compris Ludwig selon lui). Pendant ce temps, mes sœurs et moi nous avions le droit de faire à peu près ce que nous voulions, à une seule condition : pas un bruit ne devait troubler l’audition du chef d’œuvre. Cette contrainte, qu’il n’était pas question de discuter, limitait le champ de mes occupations à des activités, à la fois calmes et silencieuses, telles que le dessin, la lecture ou le coloriage, auxquelles je n’avais pas forcément très envie de me livrer. J’ai donc souvent pensé qu’en fait de symphonie, Beethoven aurait du en composer moins et plus courtes.
De temps en temps, je risquais un coup d’œil en direction de mon père. Tout le temps de l’œuvre, à l’exception du très bref entracte imposé par le changement de face, il gardait les yeux fermés. A ma grande surprise, il arrivait qu’il en coule des larmes. Ce sont les seuls moments de ma vie où je l’ai vu pleurer. Je n’ai jamais osé lui demander pourquoi. En ce temps lointain, un fils ne posait pas ce genre de question à son père. Maintenant je crois le savoir. Il y avait, sans aucun doute, l’émotion que fait naître une musique parfaite dans toute âme humaine, mais aussi, je le sais maintenant, indissolublement liées à la mélodie et portées.
CHAMBOLLE