Quand Lam illustre Césaire

Publié le 12 août 2013 par Aicasc @aica_sc

Dans quelles circonstances Wifredo Lam a-t-il  illustré le Cahier d’un retour au pays natal ?…. L’histoire est connue. De passage à la Martinique, en route vers Cuba, il rencontre Aimé Césaire en même temps qu’André Breton et André Masson. Subjugué par le poème, une fois arrivé à la Havane  en 1942, il demande à Lydia Cabrera de le traduire en espagnol, conçoit les illustrations et le fait éditer sous le titre Retorno al païs natal aux éditions C.T Poétique.

Trois cents exemplaires (300) sont ainsi publiés à Cuba en papier toilé, de  format 18 X 24 cm avec quatre illustrations d’après des dessins à l’encre de chine de Wifredo Lam. Un même dessin figure sur la couverture et la page de garde, les deux autres sont insérés en page 4 et  29.

Wifredo Lam
Retorno al païs natal

Ces illustrations marquent une étape essentielle dans le processus créatif de Lam et il est tout à fait passionnant de suivre l’émergence de son langage pictural singulier, de cette écriture unique qui s’affirme à partir de 1940 dans le prolongement de la toute première illustration réalisée pour Fata Morgana d’André Breton. Par la suite, tout au long de sa vie, Lam développera, comme la plupart des peintres du début du XXème siècle,  une pratique intense et régulière de l’illustration pour des textes de René Char, Edouard Glissant, Antonin Artaud, Pierre Mabille, Alain Jouffroy, Max Ernst, Gabriel Garcia Marquez, André Pierre de Mandiargues entre autres.

Fata Morgana est en effet la première création de Lam destinée à accompagner l’œuvre poétique d’un auteur et révèle une mutation radicale par rapport aux productions de la période parisienne. C’est un espace d’innovation qui se réfère au modèle intérieur cher à l’esthétique  surréaliste. L’œuvre plastique…se référera donc à un modèle purement intérieur ou ne sera pas…(1).Les illustrations du Cahier en sont le prolongement tout en ouvrant de nouvelles pistes plastiques et thématiques.

Second exercice d’enluminure de Lam, démarche spontanée qui ne répond pas à une commande, il s’inscrit dans la continuité des dessins de Fata Morgana mais annonce les orientations thématiques nées de la rencontre avec Aimé Césaire et de la découverte du concept de  la Négritude qui guidera désormais la peinture de Wifredo Lam.

Si la période parisienne et les créations de 1938-1940 témoignaient de la  volonté de revaloriser l’esthétique africaine sur les traces de Picasso et du cubisme, les illustrations du Cahier marquent la décision d’élaborer une culture noire dans sa dimension caribéenne, de revitaliser la culture antillaise étouffée par la colonisation.

Les illustrations de Retorno al païs natal présentent des êtres hybrides

Wifredo Lam
Figure
1938

polymorphes. L’hybridation est un des thèmes constants de l’œuvre de Lam.  Il  apparaît  à ce moment – là. Il répond certes à l’esthétique surréaliste mais évoque  aussi certaines croyances magico – religieuses afro – cubaines. Cependant, les images créées par Lam ne se réfèrent à aucun terme du texte poétique. Il n’y a aucune dépendance imitative des images par rapport au texte.

Ces hybrides annoncent certains  signes iconiques récurrents du code plastique de Wifredo Lam : êtres composites, mains disproportionnées, petite tête cornue, menton en forme d’appendice phallique, fusion graphique du règne végétal et humain.

Côte d’Ivoire
Baoulé

Ainsi quelle peut – être l’origine du  menton en forme d’appendice phallique de l’hybride de la grande illustration de Retorno al païs natal, signe récurrent de l’œuvre de Lam qui apparaît dès les dessins de Marseille ainsi que dans une gouache sur papier de 1938 Figure. Peut – on l’assimiler à la barbe tubulaire de certains masques Baoulé ? Faut – il y voir le procédé surréaliste, né du jeu du Cadavre exquis,  qui consiste à déplacer une partie du corps pour l’implanter de manière inattendue ? Certains biographes de Lam suggèrent  comme origine de cet appendice phallique l’interprétation erronée de la parure labiale d’une statuette féminine ornant une boîte de beurre de karité du pays Dogon.

Avec les mains géantes qui font office de pieds de l’hybride principal de Retorno, on retrouve le principe surréaliste de l’implantation fantaisiste d’une partie du corps et de l’inversion d’échelle mais on retrouve aussi un signe plastique déjà présent dans l’œuvre de Lam, dès 1938 comme par exemple dans les toiles Douleur d’Espagne et Désastre. Les mains jusque-là réduites à quelques lignes verticales se transforment pour atteindre des proportions excessives. Elles expriment alors la douleur, l’angoisse, le désespoir. Plus tard, lors de la période cubaine, les mains comme les pieds conservent des proportions exagérées : El rey del juguete (1942) ;

Mains implorantes

mains d’orantes

le visage de l’horrible ne peut être mieux indiqué

que par ses mains offusquantes(2)

écrira Aimé Césaire.

Suivre l’apparition et l’évolution des signes iconiques récurrents de Lam ainsi que leur source multiple probable permet de mieux comprendre cette œuvre unique et singulière et l’Aica Caraïbe du Sud vous y invitera régulièrement  en cette année du centenaire de la naissance d’Aimé Césaire.

Dominique Brebion

(1) BRETON André, le surréalisme et la peinture 1928

(2) CESAIRE Aimé, Moi Laminaire, Wifredo Lam

 Voir les deux autres illustrations de Retorno al païs natal dans l’article Wifredo Lam et Aimé Césaire, destins croisés