Le passage 20

Par Emia

20. Un peu plus tard, j’ai hélé un moto-rickshaw : je voulais me rendre au Temple de Lotos, dont une amie, à Nève, m’avait vanté la beauté. Mais depuis mon siège je ne voyais que des roues et des jambes emportées par le même élan ; nous tournions en soulevant une poussière âcre et pailletée dans un vacarme assourdissant. Mon pilote, secouant par moments le guidon de sa machine comme pour mieux se dépêtrer du tumulte, chantait à tue-tête.

Il me déposa devant un portail, et j’empruntai une dizaine de marches grimpant le long d’un muret. Derrière le portail s’étendait un jardin de fleurs et d’essences exotiques. Raidies par la chaleur, les plantes avaient perdu leur éclat : dans la lumière aveuglante, le pourpre paraissait gris, le vert cendré ; le blanc, douloureux, découpait dans les massifs épars des motifs étoilés.

Le temple se dressait au fond de ce jardin. Trois murs délicatement ciselés délimitaient l’espace réservé à la prière. Du plafond orné de poutres sculptées et de boiseries, des lustres pendaient entre les piliers de pierre claire. Le sol était recouvert de tapis précieux ; une silhouette s’y tenait prosternée ou endormie.

Je me suis déchaussée et retournée : mes yeux sont allés se poser sur un objet qui paraissait une tombe. Je me suis approchée et j’ai vu, protégée par un treillage, une forme oblongue recouverte d’un drap moucheté d’ombres et de pétales. Sous cette toile, le corps d’un saint ou d’une sainte peut-être. Les drapés dessinaient les contours d’un cadavre idéal qui avait levé comme un pain sous l’action du temps, des voeux et des prières. Voici la vie de la mort, ai-je pensé en l’observant. Mais rien d’autre ne s’est produit: seule la lumière, doucement, perdait en intensité en se diluant dans le crépuscule. Dans le grondement du proche trafic perce un chuintement guilleret : il provient d’une fontaine opalescente soufflant un arc de gouttelettes au-dessus d’un carré d’herbe jaunie. L’eau qui s’élève trace une ligne où convergent une partie du jardin et une partie du temple ; au fond de l’édifice, un mur de marbre ciselé aplanit et redistribue la perspective en un rappel floral et mélodieux de lumière.

Et puis je vois quelqu’un, lentement, se déplacer entre les piliers du temple. L’effet jusqu’alors discret des colonnes se fait à présent pleinement ressentir: la silhouette en glissant d’une verticale à l’autre, disparaissant et réapparaissant par saccades superposées, semble se démultiplier. Pour en avoir le cœur net je pénètre l’espace de prière. Le sol est doux sous mes pieds, l’air ambiant frais et doux lui aussi. Vues d’ici, les colonnades ont retrouvé leur place ; mais tandis que je déambule sans but de l’une à l’autre, l’impression de commettre un sacrilège me gagne. Mes pas ne rendent plus le moindre écho ; de tous les bruits environnants, il ne subsiste que le clapotis de la fontaine.

 J’ai rejoint la route précipitamment. J’ai encore marché un peu : je voyais émerger à quelque distance, derrière une construction indéfinissable, trois dômes à bulbe. (Mon guide de tourisme mentionne cet ouvrage, le décrivant comme une fantaisie d’architecte). Pour y accéder, j’ai dû gravir une pente dérobée menant jusqu’à une esplanade. J’y ai retrouvé les coupoles au nombre de cinq, posées là sans support apparent malgré leur envergure. Quatre d’entre elles – les plus modestes – marquaient les angles d’un carré, au milieu duquel s’élevait le dôme le plus grand, de la taille d’une maisonnette.

Alors que je déambulais entre les coupoles, un vieillard agile a surgi de derrière un muret.

- Come, come, come, criait-il, come and visit pliise welcome visit, approchez donc, n’ayez crainte !

 Son enthousiasme m’a fait sourire.

- Yes, je veux bien.

- Pliise, a-t-il braillé, follow  mii, suivez-moi !

Il ne cessait de donner d’incompréhensibles injonctions tandis que nous enjambions les rebords et les rigoles de ce qui ressemblait à une toiture.

- Hiir, s’est-il exclamé en désignant une ouverture. Il a esquissé une courbette, les mains jointes sur la poitrine, et s’est écrié:

- Merci ! Merci ! 

Je lui ai tendu quelques piécettes.

- Je vous souhaite bien du plaisir ! glapit-il avant de disparaître aussi promptement qu’il était apparu.

 J’avançais en tâtonnant. De part et d’autre d’une ample cascade de marches surgissaient, au rythme de ma descente, des colonnades gravées de signes inintelligibles, du Phéacien peut-être ; je m’en approchais par intermittence afin d’en mieux percevoir l’effet. Je ne savais à qui attribuer ces phrasés, ni ce qu’ils signifiaient, et je me trouvais face à eux comme devant un paysage, un rocher, un amas de branches ou un vol d’oiseaux, ni surprise, ni émerveillée, mais consentante.

Tandis que je descendais, la luminosité s’accroissait faiblement et les parois s’écartaient pour laisser place, de chaque côté du grand escalier, à deux escaliers plus modestes. Et puis, soudain, un mur a surgi, jusque là fondu dans la pénombre, coupant net mon cheminement.  De par et d’autre de l’escalier principal des marches couraient jusqu’à deux portes voûtées, à peine visibles, pratiquées dans ce mur ; et j’ai remarqué une troisième ouverture, juste devant moi, par laquelle je me suis aussitôt glissée. De l’autre côté, je  n’ai distingué, d’abord, que de tremblantes lueurs, puis, plus avant, dans les profondeurs d’un bassin rectangulaire, une eau noire, trouée de vert émeraude là où les rais d’un soleil distant viennent la frapper. Je lève les yeux : j’aperçois une claire rondelle de ciel à l’extrémité d’une cheminée creusée dans l’épais plafond.

Le long des parois du bassin, une corniche à fleur d’eau relie deux portes taillées dans la roche. En empruntant le rebord de gauche, j’atteins aisément l’une des ouvertures. Il en provient un souffle glacé : dans la pénombre, je distingue le début d’un escalier en vis. Je tente de le gravir, mais il y règne une obscurité telle que je cède à l’inquiétude (pour ne pas dire à la panique) et dois rebrousser chemin. Je parcours la corniche en sens inverse, me glisse dans l’un des passages et retrouve les marches empruntées tantôt.

J’ai repris mon souffle en laissant errer mon regard ; j’avais hâte de quitter cet endroit oppressant. Mais mon cheminement lui-même élaborait ce dont je tentais de me défaire : cela rendait l’escalier plus long et plus décisif encore. Tandis que j’avançais, chaque élément jusqu’alors définissable du lieu (à cause du mur dont je ne savais plus s’il avait réellement existé ou s’il ne consistait que de portes et passages) commençait à se mêler aux autres dans une confusion de sens et de formes, tournoyant autour d’un impossible centre, pareil à l’œil sans regard du bassin ; pareil, aussi, au ciel blanc qui, du haut des dernières marches, m’attendait venir.

 Je me suis approchée des dômes, dehors: les marches que je n’avais osé emprunter débouchaient dans deux des quatre coupoles d’angle. Un peu plus loin, j’ai trouvé l’issue de la cheminée souterraine, sous l’apparence d’un modeste puits délimité par une bordure de briques. Tout au fond j’ai vu des flammèches froides danser dans l’obscurité. Il montait de ce trou un son comparable à l’écho que produirait un vent tourbillonnant dans un cirque de roches. Mais soudain de ce ronflement s’est détaché un clapotis, un bruit de cassure, puis un cri. Un corbeau a jailli de l’ouverture ; il s’est élevé en virevoltant et est allé se poser sur l’une des coupoles où d’autres oiseaux se tenaient déjà, remuant à peine.

Le soleil couchant avait teint l’air d’orange incandescent. Une rumeur vibrait, le tintement d’une cloche lointaine, un coassement, la pétarade d’un moteur. Longtemps, j’ai regardé les corbeaux lisser leurs plumes et, au-dessus d’eux, droit dans le ciel, trembler un minuscule cerf-volant.


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