Il y a donc bien présence sensible de cette question : quelle condition
humaine ? Quelles conditions de vie, ou survie ? En ce sens, on
pourrait parler d’un livre engagé, le poème dénonçant une forme forcée de
sous-vivre. C’est un des enjeux du livre, mais il n’est pas le seul. Aussi
important, celui d’une butée de langue, d’une fin de course, d’un épuisement.
On l’entend dans la dernière citation, mais les trois dernières pages du livre
sont encore plus explicites : « maigre. plu de mots. rien. de peu.
plu de mots. sans. ///& » (p.106), « jusqu’où quand possible
encore dire encore.///& »(p.107), « sais pas. pas finir arrêter.
rien. / plus de je. où aller encore. oui.///fin » (p.108). Ou bien le réel
pèse trop, ou bien la langue ne porte plus assez.
Ce n’est pourtant pas faute de la triturer, de la mixer : on est sur
« un pauvre de mots » mais F. Griot connaît l’art d’accommoder les
restes ou de se débrouiller avec peu. Des pages d’une seule ligne voisinent
avec des blocs de prose avançant lentement, par ressassement, reprises,
progressant souvent par association et inclusion d’un seul nouvel élément de
matière verbale : « le ciel est gris. le ciel est tout près. le ciel
est tout près d’être gris. le ciel est ras la terre. le ciel est fait comme un
rat la terre. la terre est faite d’ombre ras la terre. le ciel est fait. la
terre est faite. l’ombre repousse. l’ombre repousse la lumière ras la terre. le
raz d’ombre repousse la lumière à ras d’ombre ras la terre () » (p.56)
On aura compris que ce travail m’intéresse dans sa radicalité, son invention,
sa conscience de la limite, voire de l’échec. Il n’en reste pas moins que j’ai
toujours autant de difficulté, depuis
« la plui » (même éditeur, 2009), avec ce qui m’apparaît comme des
concessions inutiles à je ne sais quelle avant-garde, sans nécessité : pourquoi
« & » au lieu de « et », pourquoi « dan »
pour « dans » ? Et si « dedan », alors pourquoi
maintenir « dehors » et pas « dehor » ? Cela m’échappe
un peu. De même, je ne saisis pas bien les changements typographiques de la
partie cinq : si on veut faire le choix d’une expressivité visuelle, il
serait logique que ce parti pris commande tout le livre, et pas seulement
quelques pages.
Je comprends que la « lang » du poète s’écarte de celle de la tribu.
Mais il me semble que plus on chahute la syntaxe pour l’ajuster au dire, plus
il est préférable de ne pas toucher au matériau de base : le mot.
Reste que ce livre, dans son énergie exténuée encore énergie, est un remarquable « soubresaut »,
pour reprendre le dernier titre de Beckett.
[Antoine Emaz]
Fred Griot, book 0, Dernier
télégramme, 110 pages, 13 €