mais comment faut-il vivre ?

Par Jmlire

" Ainsi Thomas vécut sa vie au jour le jour, caressant le vague espoir de s'en aller quelque part en marge, loin de ce tumulte. La nuit, resté seul à seul avec lui-même, il serrait les paupières et imaginait une foule sombre, effrayante par son énormité. Entassée dans une sorte de ravin plein d'une brume de poussière, dans un vacarme confus elle tournait en cercle sur place et ressemblait au grain dans l'auget du moulin. On eût dit qu'une meule invisible, cachée sous leurs pieds, broyait ces gens et qu'ils se mouvaient en vagues sous elle, tantôt s'élançant vers le bas pour être broyés plus vite et disparaître, tantôt se ruant vers le haut pour tenter d'échapper à la meule impitoyable.

Thomas apercevait dans la foule, des visages connus de lui : voici son père, il avance droit devant lui écartant les gens d'un bras puissant, les renversant tous sur son passage, poussant à pleine poitrine et éclatant d'un rire sonore...puis il disparaît, s'effondrant sous les pieds des autres... Voici, se tortillant comme une couleuvre, tantôt bondissant sur les épaules des gens, tantôt se faufilant entre leurs jambes, son parrain, qui met en œuvre tout son corps desséché mais souple et nerveux... Loubov crie et se débat derrière son père, tantôt se laissant distancer, tantôt se rapprochant de nouveau de lui. Pélagie marche vite et sans détours... Voici Sophie Pavlovna, elle est debout, les mains tombantes, dans une posture d'impuissance, ainsi qu'elle se tenait alors, la dernière fois, dans son salon... Elle a de grands yeux où luit l'épouvante. Sacha, indifférente, ne prête pas attention à la bousculade, elle marche tout droit au plus épais de la foule, regardant tout imperturbablement de ses yeux sombres. Le vacarme, les hurlements, les rires, des clameurs d'ivrognes, des discussions frénétiques parviennent aux oreilles de Thomas ; des chansons et des pleurs déferlent sur cet amas énorme et grouillant de corps humains entassés dans la fosse ; ils rampent, s'écrasent mutuellement, bondissent sur les épaules de leurs voisins, se démènent comme des aveugles, se heurtent partout à d'autres qui leur sont identiques, se battent et lorsqu'ils tombent, disparaissent. Les pièces de monnaie bruissent, volant au-dessus des têtes comme un essaim de chauves-souris, et les gens tendent avidement les bras vers elles, l'or et l'argent sonnent, les bouteilles tintent, des bouchons sautent, quelqu'un sanglote et, nostalgique, une voix de femme chante :

Alors nous aimerons, tant qu'il est temps encore,

Mais là-bas , même l'herbe ne pousse pas !

Ce tableau s'incrustait dans la tête de Thomas et à chaque fois surgissait plus net, plus énorme, plus vivant devant lui, éveillant un sentiment imprécis où se fondaient, comme le ruisseau se fond dans la rivière, et l'effroi, et l'émotion, et la pitié, et la rage et bien d'autres éléments. Tout se mettait à bouillonner en lui jusqu'à faire naître un désir intense dont la puissance le suffoquait, les larmes lui venaient aux yeux, il avait envie de crier, de hurler comme une bête, d'épouvanter tout le monde, d'arrêter leur tohu-bohu insensé, de mêler aux clameurs et aux agitations de l'existence quelque chose qui fût de lui, de prononcer des mots sonores et fermes, de les diriger tous dans une seule direction et non l'un contre l'autre... Il avait envie de les saisir au collet, de les arracher les uns aux autres, de démolir les uns, de cajoler les autres, de les réprimander tous, de leur apporter une lumière qui les éclairât...

Il ne trouvait rien en lui-même, ni les mots nécessaires, ni la lumière, rien que ce désir qu'il pouvait concevoir mais non réaliser... Il se voyait à l'extérieur du ravin où s'agitait ce bouillonnement humain ; il se voyait solidement planté sur ses jambes et muet. Il aurait pu crier :

- De quelle façon vivez-vous ? N'est-ce pas une honte ?

Mais si, au son de sa voix, ils avaient demandé :

- Mais comment faut-il vivre ?

Il comprenait parfaitement qu'après une telle question il aurait été dans l'obligation de dégringoler de haut, là-bas, sous les pieds des gens, vers la meule. Et des rires auraient salué sa perte. "

Maxime Gorki : extrait de " Thomas Gordeiev " Editeurs Français Réunis, 1950

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