Artificialité, humanité et sphères stratégiques

Publié le 20 septembre 2013 par Egea
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Cela fait bien quinze jours que je ne vous ai parlé de cyber : cela devait vous manquer. Donc, un petit texte sur la question... Car pour faire simple, le cyber est humain, trop humain.... Ce qui est intéressant d'un point de vue stratégique, car cela nous amène à repenser les autres sphères stratégiques. Et si c'était la stratégie qui était humaine, trop humaine ?

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Le cyberespace a pour première caractéristique d’être artificiel. Ce n’est donc pas un milieu stratégique « naturel ». Toutefois, même les espaces stratégiques naturels nécessitent des outils : ainsi, il faut des navires pour s’aventurer sur l’eau, des avions pour traverser l’air, des fusées pour dominer l’espace. La terre nécessite également des outils, même si on pourrait l’arpenter pieds nus : mais très tôt l’homme se pourvut de chaussures, apprivoisa des bêtes de somme, inventa la roue puis le charriot puis le char puis la diligence puis le train puis la voiture puis le char d’assaut. En même temps, à chaque fois, l’homme fabriqua des armes adaptées au nouvel espace qu’il dominait.

Finalement, tous les milieux stratégiques sont artificiels. Et c’est parce qu’ils sont artificiels qu’ils sont profondément humains. Au fond, l’artificiel est le critère de l’humanité.

Mais avec l’humanité vient la conscience. Ce mot désigne non seulement l’intelligence (la capacité à se penser comme être humain, à s’extérioriser par rapport à son environnement), mais aussi le sens moral (la capacité à distinguer le bien du mal, même si personne ne s’accorde sur les définitions du bien et du mal, ce qui justifie qu’on leur garde ici des minuscules).

L’homme, avec la conscience, acquiert la capacité d’inventer des outils pour dominer le monde. Mais avec la conscience vient son sens moral, qui l’interroge sur la justesse de ses actions. Sa conscience l’amène dès lors à interroger la justesse des outils qu’il a fabriqués, mais aussi des conséquences de l’usage de ces outils.

Ce raisonnement est aiguisé lorsque ces outils appartiennent à une gamme particulière, celle des « armes », qu’on qualifiera simplement d’outils spécialisés pour faire la guerre. Certains outils ne sont fabriqués que pour cela (le char d’assaut), d’autres outils ne sont pas fabriqués pour cela mais peuvent être utilisés à cet effet (une machette est normalement un instrument agricole, mais elle a pu servir dans une guerre civile au Ruanda) ; une troisième catégorie désigne des gammes d’outils qui utilisent les mêmes schémas technologiques mais dont certains sont dédiés à des usages civils, d’autres à des usages militaires (cas des avions qui peuvent être des avions de ligne pour transporter des voyageurs civils ou de chasse pour abattre d’autres avions ou bombarder des positions ennemies). On parle de technologie duale.

A mesure de l’évolution humaine, les outils ont probablement été de plus en plus duaux. C’est évident dans le cas de l’espace aérien, cela l’est plus encore dans le cas du nucléaire. Celui-ci sert à la fois à produire de l’énergie, mais aussi à fabriquer des bombes (atomiques et nucléaires) dont le pouvoir de destruction a radicalement changé la grammaire de la guerre. Au point que le nucléaire constitue ce que j’ai appelé ailleurs une « sphère stratégique », c’est-à-dire un « espace » stratégique, naturel ou artificiel, dont les règles stratégiques différent de celles des autres sphères stratégiques, et interfèrent avec elles dans une stratégie générale : celle-ci vise à agencer et combiner les actions dans l’ensemble des sphères stratégiques afin de parvenir au « but de guerre » fixé par le pouvoir politique. On distingue ainsi plusieurs sphères, les cinq premières étant « naturelles », et présentées dans l’ordre de leur prise de contrôle par l’humanité : la terre, la mer, l’air, l’espace électromagnétique, l’espace exo-atmosphérique. Le génie humain a mis en place deux nouvelles sphères stratégiques : la sphère nucléaire, et tout récemment le cyberespace. Toutes ces sphères nécessitent des outils, et nécessitent de plus en plus d’outils (ou des outils de plus en plus évolués). Et toutes ces sphères sont le lieu de guerres possibles.

NB : ce texte devait servir à l'origine à un article sur l'éthique du cyberespace : je l'ai finalement ôté, même s'il me semble que les deux textes ont partie liée.

O. Kempf