Wikipédia : vers une nouvelle sociologie, oui mais laquelle ?

Publié le 21 septembre 2013 par Pierrotlechroniqueur

La blogosphère wikimédienne francophone regorge décidément d'activité ces derniers temps. Il y a incontestablement un renouveau, avec de nouveaux jeunes blogueurs très actifs qui me donnent un sacré coup de vieux (me ringardisent définitivement diront avec délice ceux qui aiment me titiller). Tant mieux. Il y a une floppée de petits nouveaux, ces derniers mois, qui produisent des choses intéressantes. Je pense à Consulnico (qui ne semble pas persévér, et c'est bien dommage). Je pense aux amusantes statistiques et interviews d'Orikrin1998. Je pense au nouveau d'Etiennekd, qui a l'air très prometteur. Et je pense à celui de Juraastro qui, lui, se place délibérément sur le terrain de l'analyse assez pointue. Il me rappelle un peu, dans sa vocation, celui de Gentil Hibou, pour ceux qui s'en souviennent. Je suis, vous vous en êtes rendus compte, parfois d'accord avec lui. Parfois non. En tout cas, le lire est toujours très intéressant et toujours très stimulant. Le dernier billet, publié mercredi, n'échappe pas à la règle. Et est un condensé de mon rapport avec ce blog : je suis tout à fait d'accord avec la première partie de son analyse. Pas du tout avec la seconde. Alors commentons. Et, si Juraastro le désire, débattons.

Des communautés

Son commentaire "historique" ne manque pas de pertinence. Le Bistro évoquait la question il y a peu : il est vrai que la période 2005/2006 est celle de la grande mutation communautaire. Et du coup encyclopédique (parce que, à quelques exceptions près, les contributeurs contribuent). Celle où Wikipédia (du moins, la version francophone) prend véritablement son essor et commence à s'imposer comme étant l'un des principaux acteurs du Web. Celle où Wikipédia commence, l'un ne va pas sans l'autre, à accueillir énormément de contributeurs qui, pour un certain nombre, deviendront des piliers du projet. Le résultat, pour la communauté, est que l'on passe naturellement d'une logique familiale (tout le monde se connaît, pas besoin de véritables règles, on y va de manière anarchique et bon enfant) à une logique de structure organisée. Comme le décrit très bien Juraastro, le nombre de contributeurs devient tel qu'il est désormais impossible de connaître tout le monde. Il en découle une nécessaire organisation, une politisation de la cité Wikipédia qui doit désormais s'organiser en règles, institutions, structures. Toujours plus importantes. Au point que, parfois, des critiques en bureaucratie se font jour. Même si, et je l'ai déjà souligné, la proportion d'utilisateurs qui s'intéressent véritablement à la politique communautaire est faible. Pour des milliers de contributeurs mensuels, il n'y en a qu'une centaine environ à poster au moins une fois par semaine sur une page communautaire ou à voter aux élections et prises de décision.

 Naturellement, tout cela ne va pas sans heurts. Juraastro l'a également relevé : même si tous les contributeurs de Wikipédia (c'est-à-dire les contributeurs de bonne foi, pas les vandales et pov-pushers quotidiens) partagent un même idéal, il peut y avoir des approches divergentes. En particulier sur ce qu'est une encyclopédie. Mais aussi sur un contenu particulier, sur les structures communautaires dont je parlais (on se souvient des déchirements à propos du comité d'arbitrage), et même tout simplement sur les personnes. Plus elle grandit, plus une communauté, c'est mécanique, engendre des tensions, des désaccords. Et même des constitutions de clans. On sait ce qu'il en est, désormais, sur le projet wikipédien (et j'y reviendrai très prochainement). Sans pour autant que soit perdu l'objectif de départ qui anime toutes et tous, j'insiste sur ce point. Trop souvent oublié (il est tellement commode de considérer que le clan d'en face est néfaste à Wikipédia ...).

Mais c'est surtout au profil des contributeurs que Juraastro s'intéresse. A leurs caractéristiques sociologiques. Juraastro indique avec pertinence que la première vague communautaire était extrêmement homogène (même s'il y a toujours des exceptions) : des profils plutôt jeunes, diplômés et geeks, avec des domaines précis où apporter des connaissances. Jusque là, je suis d'accord. Il pense aussi que, depuis quelques années, ce modèle tend à changer (notamment grâce à la médiatisation de Wikipédia). De nouveaux types de contributeurs, beaucoup plus hétérogènes (et donc ayant vu de la lumière et étant rentrés), déferleraient sur le projet depuis 2011. Peut-être que je me trompe mais je ne partage pas ce constat : il y a possiblement davantage de contributeurs aux profils variés qui essaient, mais pas davantage de contributeurs durables. Les pseudonymes les plus connus, les contributeurs les plus assidus, à être arrivés depuis deux ans correspondent toujours, dans l'ensemble, aux même stéréotypes. Sans que ce constat ne remette en cause ni leurs qualités ni leur bonne volonté, bien entendu. Je n'ai donc pas le sentiment d'un véritable chamboulement sociologique. Même si le potentiel pour plus de diversité est sans doute désormais là. Qu'est-ce qui coince ? Sans doute, encore et toujours, la difficulté technique à contribuer. Même si là, justement, les choses vont peut-être changer : le travail maintenant réalisé par le Forum des nouveaux et l'arrivée de l'éditeur visuel (à condition de l'améliorer ...) pourraient changer la donne, comme le croit avec ferveur Juraastro. Est-ce que pour autant il y aura une augmentation et une diversification des contributeurs ? Je ne le crois pas, malheureusement (mais je peux me tromper). 

Expertise

Juraastro me semble en effet avoir oublié un élément capital dans son analyse : l'état du contenu de Wikipédia. Expliquons. S'il y a eu une telle croissance communautaire entre 2005 et 2009 (environ), c'est parce que tout, ou presque, était à construire. De nombreux articles à créer, des tas de projets à inventer. Des tas d'ébauches à esquisser puis à enrichir. Aujourd'hui, Wikipédia compte un peu plus de 1 400 000 articles. L'essentiel du savoir humain y est déjà présent grâce au fantastique travail mené en un peu plus de dix ans. Ce qui reste à faire, dans la plupart des domaines, n'est globalement que fignolage. Et nécessite des connaissances de plus en plus pointues. Or le modèle sociologique du futur que présente Juraastro est celui de l'arrivée, finalement, de Monsieur et Madame Tout-le-monde comme contributeurs. Et là, ça pèche : Monsieur et Madame Tout-le-monde auraient bien convenu au départ, lorsqu'il y avait énormément de travail. Plus maintenant. Pour continuer à progresser et devenir la meilleure encyclopédie possible, il faut à mon avis des connaisseurs. Des "experts". Les simplifications techniques et le gros travail sur l'accueil des nouveaux seront un bonus appréciable pour bien les accueillir et les inciter à rester. Mais ils ne donneront pas l'impulsion. Il ne faut pas se voiler la face : de ce que je capte des milieux universitaires et scientifiques, il y a deux conditions à remplir pour y arriver : que Wikipédia gagne encore plus en crédibilité et faire connaître le projet là où il faut. Les Wikipermanences c'est très bien. En profiter pour cibler des "experts", ce serait encore mieux ! 

J'ai conscience, par contre, de la difficulté (les exemples passés sont là pour en témoigner, et le Bulletin des administrateurs l'évoque encore tout récemment) à bien intégrer ces "experts" aux principes de travail sur Wikipédia. En particulier les impératifs de sourçage et de neutralité. Mais il y a aussi des exemples passés qui démontrent que c'est possible. Peut-être faudra-t-il se résoudre à accepter de faire plus de travail d'intégration et de pédagogie pour ces contributeurs particuliers. Le jeu en vaut la chandelle.