[note de lecture] Pierre Drogi, "Animales", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé


Les « animales » de Pierre Drogi sont des mots-esprits aériens, sur les traces impossible de la beauté ; « la beauté est la fuite des choses. » est la phrase inaugurale du livre. Les mots-esprits du poète sont disposés-dispersés aux quatre coins de la page, laissant aux blancs toutes leurs possibilités d’appel (« appel au vent entre les choses »), d’appel d’air, «  paroles jetées en l’air », mais non point paroles en l’air, parce que « les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose » ; or, les mots de Pierre Drogi ne sont pas non plus sans rappeler des traces, des traces animales sur le sol sylvestre ou sur la neige, et, déployant tout un bestiaire personnel (biche, sanglier, renard, lièvre, héron, crocodile…) qui n’est ni à dessein allégorique ni à dessein de drôleries médiévales, le poète, plutôt, invitant à se dégager de la gangue des mots, et à enfoncer l’œil au plus loin, comme suivre les brisées d’un animal sauvage dans la forêt, le poète métaphorise la langue sauvage, la langue libre, délivrée de sa cage communicationnelle, « le fil des mots se découd » afin d’approcher de cette beauté qui ne peut être qu’abstraite, où « être sans mots », sans « être réduit à l’animal au sens contemporain de bête indistincte ». Se lit quelque chose comme la sauvagerie d’une langue intelligente, éprise de liberté : 
«   J’ai dit   dix 
le sentiment 
   dix fois 
d’être 
(libre) 
entièrement 
c’est-à-dire…
 » 
C’est-à-dire qu’il faut le dire entre les mots, dans l’espace qu’ils sont en capacité d’ouvrir, ouvrir les perspectives par-delà les mots pour faire pénétrer dans l’obscure clarté du langage, mais mystérieusement fascinante, dans la forêt épaisse de l’esprit humain pensant, et c’est ainsi que « la poésie est à l’épreuve ? est épreuve ? […] est œuvre ? à l’œuvre ? ». C’est une conscience infiniment attentive, qui est à l’œuvre, une conscience qui plane au-dessus des hommes, un « ariel », esprit de l’air, qui délivre l’homme-écrivant du mot « être », de tout anthropocentrisme narcissique et de nombrilisme littéraire, pour un devenir-animal, une pratique ascétique du poème qui dépersonnalise et laisse advenir la part animale en soit ; c’est une redéfinition, voire, de la pensée aristotélicienne, de l’homme en tant qu’animal doué de langage. 
[Jean-Pascal Dubost ]
 
Pierre Drogi 
Animales 
Le Clou dans le fer 
192p., 20€