Billet de Maestitia, par Myriam Ould-Hamouda…

Publié le 24 septembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Frénétiquement, tes yeux parcourent la carte qui te fait face.  Foie gras de canard maison mi-cuit.  Andouillette grillée.  Tartiflette au vin blanc.  Cœur d’entrecôte grillée.  Jarret de porc.  Choucroute maison.  Magret de canard rôti.  Steak d’espadon poêlé.  Fondue savoyarde.  Les plats semblent danser devant toi.  Tu les vois.  Les sens.  Les touches déjà.  Ces plats à l’intitulé qui fredonne en toi une mélodie enivrante.  Ton estomac se creuse de plus en plus.  Ils sont là.  Ils t’appellent, la bouche en cœur.  Mange-nous !  Mange-nous !

 

Ton songe semi-éveillé s’interrompt brutalement à l’arrivée d’une serveuse au sourire figé.  Ces messieurs dames ont choisi ?  Tu lui jettes un regard noir.  Un regard qui hurle Non, ces messieurs dames n’ont pas choisi.  Laissez-les rêver encore un peu !  Mais déjà la bouche de ton hôtesse reprend mécaniquement : Alors, en plat du jour, nous avons : des escalopes de dinde à la crème, des rognons de porc ou des noix de Saint-Jacques sauce curry.  Alors qu’à nouveau, tu vois déjà danser devant toi ces trois nouveaux mets aux effluves délicats, la bouche de ton voisin de gauche explose un tonitruant Rognons, pour moi !  Et les autres bouches lui emboîtent le pas, par des Tartiflette !  Fondue !  Escalopes de dinde…  Elles sont bien accompagnées de frites, hein ?!  La même chose pour moi !  Un silence.  Le regard de la serveuse se fixe sur toi.  Et vous, mademoiselle ?  Tu te retournes, mais, non, c’est bien à toi qu’elle s’adresse.  Et, visiblement, tu n’es malheureusement pas devenue soudain transparente.  Alors, timidement tu lâches un Une salade, s’il vous plaît.  Tu aimerais que ça ne lui plaise pas, pourtant.  Tu aimerais qu’elle te réponde Mince, nous n’en avons plus !  Mais elle ne dit rien, et repart après avoir eu confirmation des boissons choisies.

Le temps te paraît long.  Mille fois, tu te retiens de partir en cuisine pour lâcher un J’ai changé d’avis !  Mais tu te retiens, et participes du mieux que tu peux aux discussions qui s’enchaînent à table.  Par un faux sourire.  Deux, trois répliques sorties au bon moment.  Mais tu ne penses qu’à ça.  Qu’à tous ces plats que tu as laissés t’échapper. À cette salade que tu maudis déjà.  Mais ton médecin t’a prévenue : il faut que tu maigrisses.  Il en va de ta santé, tout ça, tout ça.  Et puis, avait-il rajouté, vous ne pourrez que vous sentir mieux, quand vous vous serez délestée de ce surpoids.  Tu te ressaisis un instant : tu as déjà perdu vingt kilos depuis.  Tu n’as pas fait tous ces efforts, n’as pas subi toutes ces privations pour rien.  Ah ça, non !  Alors, tu te promets d’accueillir ta salade avec toute la bienveillance qu’elle mérite.  Mais soudain, ta salade se présente à toi.  Malgré tes bonnes intentions, ta bouche ne peut s’empêcher d’esquisser une moue fatiguée.  Et bon appétit, mademoiselle !

Tu as à peine touché à ta salade – qui, elle aussi, semble s’excuser d’être là – quand déjà les effluves des plats voisins te montent au nez.  Ta salade, elle, ne sent rien.  Strictement rien.  Et comme si elle n’existait pas, les autres bouches vantent, en postillonnant, la saveur exceptionnelle de leur plat à elles.  Tu n’en doutais pas.  Tu pries pour qu’elles ne te proposent pas d’y goûter.  Elles ne le voient pas, mais tu salives et montres déjà les dents, les armes à leurs malheureuses proies.  Émilie, tu veux goûter ?

 

Goûter n’existe pas.  Tu sais que si tu te permets d’approcher de trop près ces effluves qui te transportent en un ailleurs chimérique, l’envie mutera soudainement en besoin.  Et que, de tous ceux-là, tu ne feras qu’une bouchée.  Non, merci.  Et, sans se préoccuper davantage de la triste moue que tu affiches, les discussions reprennent de plus belle, derrière des sourires échappés.  Contre l’émail de leurs dents apparentes, tu distingues subitement ton reflet.  Triste et fade, comme cette salade que tu toises depuis une demi-heure.  Avant, tu étais la bonne vivante du groupe.  Celle à la joie de vivre exhibée.  À rire de tout, tout le temps.  Aujourd’hui, tu n’es plus que l’ombre de toi-même.  Jamais vraiment là.  L’esprit toujours ailleurs.  Loin.  Plongé en tout ce qui lui est interdit.  Tu imagines que ces vingt kilos qui sont partis n’étaient que cette joie de vivre que tu affichais jadis.  Tu aurais aimé, oui, perdre l’appétit.  Comme on te l’avait promis.  Vous verrez, votre estomac va rétrécir !  Pour que toutes ces frustrations n’obsèdent plus ton esprit.  Mais la seule chose que tu as perdue, c’est l’appétit du Bonheur.  Et la seule chose qui a rétréci depuis, c’est ton sourire.  Ce présent rictus désabusé.  Et tes lèvres tombent vers un gouffre qui semble infini.

Émilie, ça ne va pas ?  Une larme perle le long de ta joue.  Si, si, ça va.  Tu regrettes soudain de ne pas être si inconsistante que tu l’imaginais.  Non, je ne suis pas là !  Ne vous retournez pas !  Mais déjà, tous les regards se retournent sur toi.  Alors, comme une voleuse, tu fuis.  Laissant derrière toi ta pauvre salade et ces bienveillantes bouches qui t’entouraient. Tu cours.  Cours.  Cours.  Claque ta porte d’entrée.  Et rejoins vite ta chambre.  Tu reprends ta respiration, adossée à cette porte fermée à clé.  Mais elle, aussi, est là.  Celle qui te fait soudain face.  Ta balance.  Celle qui te donne le mal d’être chaque jour.  Celle qui te fait passer du plus au moins, du rire aux larmes en l’espace d’une demi-seconde.  À peine.

Tu l’examines.  Elle t’examine.  Vous vous examinez.  L’une, l’autre.  De ce même œil terne.  Puis, comme aimantée, tu t’approches d’elle.  Avec toute ta détresse, tu montes dessus.  Tu fermes les yeux.  Et pries.  Pries tellement fort pour qu’elle t’entende enfin.  Tu rouvres les yeux.  Et elle affiche déjà, effrontément, ces chiffres que tu ne saurais voir.  Quatre-vingt-seize.  Mais déjà, tu ne sais plus.  De quel poids il s’agit en réalité ?  Le poids de la gravité.  Celui de la honte.  Des regrets.  De la culpabilité.  Et encore, tu considères ta carcasse creuse qui te nargue dans le miroir.  Tu saisis une tronçonneuse et commences à entailler les protubérances de ton existence.  Demain, enfin, tu seras plus légère.

Notice biographique

Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture.

C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.

Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis,  au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)