Enfin vint la nuit avec ses merveilles. La plus chatoyante d'entre elles avait nom Les Mille et une nuits. Auréolées par la lueur des bougies dont l'odeur, avant même qu'elles fussent allumées, vous accueillait dès l'entrée sous le chapiteau, ponctuées par le clapotis des averses qui, en ce samedi soir, avaient décidé de cesser de faire relâche, bercées ou avivées par les mélodies tissées par la si bien nommée Rêveuse, celles qu'a conté la comédienne Louise Moaty ont transporté un public élargi à ceux dont on peut imaginer qu'ils ne hantent pas de coutume les festivals de musique « savante » vers l'Orient rêvé au XVIIIe siècle par Antoine Galland, traducteur infidèle et inspiré de ces contes au parfum d'ailleurs, dont il fit paraître une première édition en 1704, comme un nuage poudré d'or en plein ciel d'un règne entré en son crépuscule.
L'histoire de Shéhérazade tenant en haleine, grâce à des histoires bruissantes de merveilleux agencées avec un art consommé de la progression dramatique, le sultan de Perse Schahriar qui, à la suite d’une tromperie amoureuse, avait décidé d'épouser chaque jour une femme nouvelle pour la faire mourir aux premières heures du matin suivant, fait aujourd'hui partie de l'héritage de tout un chacun. Cette image d'une jeune femme courageuse qui, par le seul pouvoir de la mémoire et de la parole, empêche un tyran aveuglé par ses passions de massacrer le peuple dont sa mission est d'assurer le bonheur, est de tous les temps et trouve à notre époque bien des résonances. Louise Moaty a retenu trois histoires parmi toutes celles que contiennent les Mille et une nuits, celle du pauvre pêcheur boudé par la fortune dont un coup de filet, rendu miraculeux par l'intervention d'un génie, conduit un sultan à prêter main forte à un jeune roi pétrifié jusqu'à la ceinture par les charmes diaboliques d'une épouse infidèle, celle d'Abou Hassan qui voulut, une journée seulement, être calife à la place du calife, et celle de l'épouse du roi de Perse, perdue par la jalousie de ses sœurs, dont les enfants substitués par ces dernières à leur naissance, finissent par sauver la vie après une longue quête que sa fille accomplit quand ses deux fils ont échoué.
Louise Moaty, à l'image des bougies qui l'entourent, est lumineuse, chaleureuse, dispensant autour d'elle des émotions qui ne cessent de recomposer des paysages fantasmagoriques qu'un souffle magnifie ou fait vaciller, qui happent et qui captivent. Au bout de quelques minutes, le frein qu'aurait pu constituer, auprès d'une audience qui n'en est pas coutumière, le choix du français restitué pour conter ces histoires s'évanouit par la grâce d'une formidable éloquence, toute de mots et de gestes parfaitement maîtrisés qui font sens et sonnent juste. Pour en être savamment élaborées, ces Mille et une nuits sont tout sauf un exercice rhétorique desséché ; elle possèdent une fluidité, une limpidité qui, faisant oublier l'artifice, les rendent palpitantes et laissent une impression de naturel et d'évidence dont les mots sont impuissants à rendre l'enchantement qui caresse à la fois notre sensibilité d'adultes à l'écoute d'un beau texte interprété avec ferveur et la flammèche inextinguible de notre âme d'enfant qui a tant besoin de s'émerveiller et de rêver pour continuer à nous éclairer.
Il est minuit passé et la nuit à peine troublée par quelques échos de la fête marquant la fin des Vêpres enveloppe les cours et les murs de l'abbaye d'Ambronay. On sort du chapiteau le cœur et l'esprit comblés, malgré la nostalgie qui point toujours quand on a refermé un livre dont aurait aimé qu'il comptât quelques pages de plus, on forme des vœux pour retrouver, dès que la chance nous en sera à nouveau offerte, Louise Moaty et les musiciens qui l'accompagnent, on se réjouit déjà de pouvoir partager autour de soi quelques petits fragments du bonheur de ce soir et d'inciter qui le voudra à aller vivre lui-même tant de belles émotions. Mais pour l'heure, vite, s'allonger et faire resurgir, le temps d'un ultime salut, ces mille et un moments de grâce et de flamme pour que le rêve ne s'arrête pas !
Les Mille et une nuits, conte en musique
Louise Moaty, comédienne
La Rêveuse
Bertrand Cuiller, clavecin & conception musicale
Évocation musicale :
Marin Marais (1656-1728), Pièces de viole du quatrième Livre (1717), Suitte d'un goût étranger :
1. L'Arabesque (IV.80)
2. La Tartarine (IV.58) & Double (IV.59)
Jordi Savall, basse de viole
Ton Koopman, clavecin
Hopkinson Smith, théorbe & guitare baroque
Crédits photographiques :
Les deux clichés utilisés dans cette chronique sont de Bertrand Pichène © CCR d'Ambronay