La grande lessiveuse du Moyen Orient

Publié le 27 septembre 2013 par Egea
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Nous vivons une époque formidable, et surtout des moments historiques. Il y a en ce moment un gigantesque bouleversement dont il faut prendre conscience, même s'il se fait à bas bruit. Il dépasse la crise syrienne ou même la question des révoltes arabes, qui ne sont, d'une certaine façon, que des "affaires intérieures" aux pays concernés. Elles constituent un environnement, mais ne permettent pas de comprendre à quel point les pièces bougent rapidement sur l'échiquier. Ainsi, quand un quotidien commente une décision par "un choix totalement incompréhensible au regard des alliances internationale", cela prouve surtout qu'il est totalement figé dans de vieilles certitudes, et qu'il va être "surpris". Or, en ce moment, le bargain a commencé.

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Mais reprenons les choses au début.

La scène

Le début, c'est l'opposition fondamentale entre chiite et sunnite, la vraie guerre de religion, bien plus active et sanglante que l'affrontement entre islam et occident. Cela s'est joué en Irak, puis récemment en Syrie, ainsi que je vous l'ai régulièrement raconté. Or, en Syrie, B. Assad est en train d'obtenir le pat (pas la victoire, notez bien : nous y reviendrons).

Du coup, l'Iran est régionalement en position de force relative, bénéficiant d'un hinterland irakien et assurant des relais jusqu'à la Méditerranée.

Israël est également en position de force pour des raisons durables, grâce à sa domination militaire (et économique) sur ses voisins. Toutefois, Tel Aviv est entré dans un cycle de négociations avec les palestiniens, dernière chance avant l'inéluctable : si pas deux États, un grand État.

La Turquie est en moins bonne position. Certes, elle demeure un acteur important de la scène, mais elle n'a pas réussi à influencer la région alors pourtant qu'elle le prétendait au titre de son modèle « démocrate-islamique » et néo-ottoman. En Syrie, elle n’a pas pu agir autant qu’il aurait fallu à cause notamment de l’hypothèque kurde. A l’intérieur, les négociations avec les rebelles kurdes marquent justement le pas, tandis qu’une vague de protestation sociale et politique enflamme régulièrement le pays. Aussi la Turquie souhaitait, à tout le moins, que ses « alliés » interviennent avec elle en Syrie. Elle s'est trouvée fort marrie qu'ils ne le fissent pas.

L’Égypte, enfin, qui aurait pu reprendre un rôle régional si les Frères musulmans étaient restés au pouvoir, n’en est pour l’instant qu’à s’occuper de ses affaires intérieures. De ce point de vue, la prise de pouvoir par le général Sissi oriente durablement les autorités égyptiennes vers l’équation intérieure, d’abord contre les islamistes, ensuite sur la question du Sinaï qui devient une zone de tous les dangers.

Ce qui bouge

Ce qui bouge, c'est d'une part la relance des négociations de paix en Palestine. Négociations de la dernière chance (pour une fois,c'est vrai). Mais surtout, négociation à bas bruit tellement il y a de tumulte environnant. Paradoxalement, l'attention divertie vers les autres foyers de la crise des environs est détournée de ce qui peut se passer entre Tel Aviv et Ramallah. Cela ne veut pas dire que ce la débouchera sur un accord. Simplement que la relative opacité permet un apaisement médiatique localisé qui peut être mis à profit. Or, une vraie négociation ne se fait pas en public. La mise à l'abri de celle-ci ouvre la possibilité - c'est déjà beaucoup - d'un accord. Il reste qu'on peut demeurer pessimiste, tant les positions de départ sont crispées de part et d'autre, et tant il manque ce carburant essentiel, la confiance.

C'est pourquoi l'autre mouvement peut constituer un accélérateur de celle-ci. Il s'agit évidemment des ouvertures iraniennes que nous avons déjà évoquées et sur lesquelles nous reviendrons très bientôt. Mais en deux mots et pour faire simple : l'Iran a réunifié sa ligne politique, maintenant qu'il s'est débarrassé de M. Ahmadinejad. Du coup,les deux souverainetés, celle du Guide et celle du peuple peuvent agir de concert. Au passage, M. Frachon, quand vous considérez dans votre édito du soir que M. Rohani est un réformateur, vous vous trompez. Vous chaussez les lunettes idéologiques de occidental de bonne conscience. M. Rouhani est un conservateur pragmatique, qui est loin d'être le krypto-pro-occidental que votre qualificatif de "réformateur" suggère. Autrement dit encore, il veut la consolidation et la perpétuation du système, donc de la République islamique d'Iran,et non je ne sais quelle évolution vers un modèle occidental que votre bonne conscience pare de toutes les vertus, trahissant un implicite complexe de supériorité, d'autant plus puissant qu'il est inconscient. Dans le même temps, l'Iran a grâce aux Américains grandement amélioré sa position géopolitique régionale, tant à l'Est (Afghanistan) qu'à l'Ouest (Irak). Ces deux interventions qui lui ont fait si peur en leur temps l'ont allégé des talibans d'un côté, de S. Hussein de l'autre. Enfin, techniquement, pour plein de raisons que j'approfondirai, l’Iran a atteint une maitrise nucléaire qui lui permet de transiger, y compris sur Natanz. Il reste que les sanctions ont pris un tour bien plus aigu, notamment depuis 2012. Autant de raisons qui ouvrent une "fenêtre d'opportunité" et la prise d'initiative.

Ce qui se passe et peut se passer

On assiste donc à une grande ouverture iranienne, aussi bien en direction des États-Unis (avec qui les négociations ont probablement commencé depuis quelques mois) qu'avec Israël. J'ai signalé sur égéa, tout au long de l'été, les nombreux messages d'ouverture donnés par Téhéran. Il y en a eu de la part des Américains (et notamment la reconnaissance officielle, avec les archives de la CIA, de l'organisation du renversement de Mossadegh en 1953 qui a été durablement ressenti par la nation iranienne). Envers Israël, outre les vœux du nouvel an, on remarquera la dénonciation des mots d'Ahmadinejad sur la destruction d’Israël, la reconnaissance de la dureté des crimes commis par les nazis. Enfin, dernier signe donné hier soir, l'appel à ce qu'Israël signe le TNP (voir ici). Bien sûr, l'Iran n'attend pas qu'Israël signe le TNP, et ne fait pas que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Le point clef est d'avoir utilisé "Israël", et donc donné son nom à ce pays, au lieu des périphrases habituelles genre "le régime sioniste" ou "le pouvoir siégeant à Tel Aviv". cette reconnaissance implicite participe à la grande manœuvre de guerre de l'information et de soft power que les Iraniens conduisent très habilement depuis trois mois. Les amateurs de story telling et sémiologie doivent être aux anges.

L'Iran veut très probablement une négociation rapide. Obama aussi, qui a besoin de mériter son prix Nobel de la paix et est forcément désireux d'être celui qui a fait la paix avec l'Iran. Ceci explique son discours aux États-Unis où il annonce clairement son désengagement du Moyen-Orient, ce qui ulcère les Saoudiens mais aussi les Turcs. Ainsi s'explique probablement la signature aujourd’hui par Ankara d'un contrat de missile anti-missile avec une compagnie chinoise, autrefois pénalisée par les États-Unis (voir iciet ici). Tel commentateur la juge incompréhensible au regard du système d'alliance : mais c'est simplement que les choses sont en train de bouger à grande vitesse.

Il est ainsi possible qu'on assiste, dans le semestre à venir, à un "petit bargain" entre Washington et Téhéran (voir par exemple ici) (sur la base nucléaire contre arrêt des sanctions) ; à un embryon d'accord en Palestine ; et même à une conférence internationale sur la Syrie.

Autrement dit encore, le jeu n'a jamais été aussi ouvert dans la région depuis vingt ans. L'histoire est en train de se faire, et elle est passionnante à regarder, surtout quand on ne connaît pas la fin de l'histoire.

O. Kempf