Venue du fond des âges et probablement liée à la condition humaine, c’est sans doute la gêne, et
Le droit de parole accordé à tous les citoyens dans l’assemblée athénienne investit celui qui s’avance d’une autorité qu’il n’a pas nécessairement dans sa vie quotidienne. L’autorité, c’est la scène ou la tribune qui la créent. Et pour remonter encore plus loin dans l’histoire de la Grèce, lorsque dans l’Iliade les rois grecs tiennent une assemblée, celui qui veut prendre la parole au milieu de ses pairs doit se saisir d’un bâton ou d’un sceptre qui représente sa souveraineté provisoire, ou plutôt celle de sa parole.
La parole dévoyée
L’invention grecque du théâtre consiste d’abord à faire parler un homme masqué qui chante et danse seul en scène un poème qui est une célébration : la célébration de faits anciens ou mythiques, la célébration des héros ou des dieux fondateurs de la ville et la pérennité de celle-ci. La célébration aussi des forces de la vie dans le culte de ce Dionysos qui représente le sexe, la transe, la vie jusque dans sa violence destructrice. En lui sacrifiant un bouc (tragos), on profère un chant (odé), et c’est l’origine du mot tragédia, tragédie, qui se dit d’abord « tragou odé », le chant du bouc ou le chant à propos et à partir du bouc.
J’ai parfois l’impression que de nos jours, c’est plutôt, en fait de bouc, pour défendre son bifteck, comme disent les Français, que chacun pousse la chansonnette, entonne son ode, nécessairement à sa propre gloire, et ainsi se hausse du col.
Pire encore, quand bien même l’on voudrait rester muet, c’est le bâton de la parole qui, dans notre curieuse assemblée, où tous sont monarques, nous est poussé sous le nez, sous forme de micro ou, plus récemment, de ces mots clips où il s’agit, pendant une émission quelconque, d’accrocher vite son opinion pour, prétend-on, interagir, les plus hypocrites de ces producteurs d’effervescence langagière évoquant même une modification, séance tenante, de l’émission en cours infléchie dans un sens ou dans l’autre par ce fameux grand public qui se sent ainsi non seulement important, mais désiré, aimé. Certes, on conçoit que son nombre représente le steak des émissions de radio ou de télé puisque c’est lui qu’on vend aux publicitaires qui entretiennent la chose.
Mais investi sur la place publique médiatique d’une importance que ni la teneur de sa parole ni sa
Ainsi le citoyen consommateur, le client-roi qu’on bichonne et qu’on flatte, du moins tant que son crédit tient, se transforme-t-il en écume de blabla qui flotte au ras des choses. Et le discours de libération de la pub et des médias masque leur pratique commune d’asservissement : désormais nous formons tous une clientèle justement dite « captive ».
Et la démocratie devient une volière tandis que dans l’ombre, des intérêts s’agitent qui n’ont pas besoin de mots : money talks, comme disent les Américains, et, comme on sait, leur parole est d’or. Elle inspire aussi la politique, pour le meilleur et pour le pire.
Pendant ce temps-là, en fait de tragédie, nos parlements sont des farces.
Se refaire verbe
Il est heureusement impossible d’imaginer un théâtre maison qui porterait au théâtre les coups mortels que le cinéma-maison et Hollywood ont portés au cinéma, devenu une industrie de divertissement maison et adolescente : on évoquera Godard, rappelant dans Le Mépris, que d’après l’un de ses inventeurs, Louis Lumière, « le cinéma est une invention sans avenir ». C’est en tout cas devenu, à moins de revirement imprévisible, un art sans avenir, puisque l’invention, elle, perdure et devient manie commune. Et que cet art ne montre plus guère d’invention.
Cinéma, télé et web ont presque complètement tué le théâtre, leçon de présence et de verbe assumés, incarnés, justifiés. Le théâtre, lieu de l’Autre par excellence, avec ces enceintes sacrées qu’étaient autrefois les lieux de culte. Ces lieux-là aussi ont disparu ou servent des fins politiques comme certaines mosquées ou certaines églises évangélistes américaines, entre autres. Pire, les dieux sont devenus portables, comme les téléphones : chacun en transporte un qui n’est qu’à lui, dans sa petite poche. Comme Queequeg dans Moby Dick, ce petit dieu individuel, il le taille et le modifie sans cesse au gré de ses humeurs et de ses envies.
Le gag, si l’on peut dire, c’est que ces « apaisements » allument plutôt les feux de la guerre.
Quand retrouverons-nous la vraie parole, celle qui a du poids ?
Peut-être quand le babil universel se sera raréfié et qu’un relatif silence envahira enfin nos ondes et nos esprits.
Comme un vague souvenir du caractère sacré du verbe.
Notice biographique
Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite