Parcours d’un itinérant

Publié le 02 octobre 2013 par Raymond Viger

Parents alcooliques

Bernard n’est pas né dans la rue. Dès son jeune âge, il a appris à rester longtemps dehors, à traîner. Il y était mieux qu’à la maison, où l’orage menaçait tous les jours. Issu d’une famille de parents alcooliques, avec 11 enfants à s’occuper, Bernard n’a pas connu la ouate. Ses besoins essentiels, comme se nourrir et se vêtir, n’étaient pas comblés.

Ses besoins émotifs encore moins. «Mon père se défoulait souvent sur nous», raconte Bernard. «Il nous battait avec tout ce qui lui passait par la main. Mais le pire, c’était mentalement. Toujours l’engueulade, avec la claque derrière la tête et le coup de pied au cul.»

Ce que Bernard vit chez lui, ses cousins et cousines le subissent également. La vie de misère gangrène la famille élargie. C’est un ghetto. Il ne connaît rien d’autre que l’instabilité. Rien pour apaiser son besoin d’être aimé, encouragé et reconnu.

Chez la famille Martin, les études ne sont pas importantes. Bien que dégourdi et curieux, le petit Bernard ne reçoit aucun éloge pour ses résultats scolaires. Que l’école lui fasse sauter des années parce qu’il est trop fort pour les jeunes de son âge ne paie pas le whisky. Bernard doit se motiver par lui-même. Mais aller à l’école lui rappelle cruellement sa pauvreté. «Je n’aimais pas y aller parce que je n’avais pas de vêtements. J’y allais le ventre vide. J’avais honte.»

Voler pour vivre

Bernard réalise que le luxe ne viendra pas de ses parents. S’il veut des gâteries, il ne peut compter sur personne. Avec ses cousins, il chaparde de la nourriture dans les dépanneurs. Ils traînent dans les rues, avec de petits méfaits ils apprennent à s’endurcir, se battent entre eux… Ce qu’ils vivent à la maison, ils le reproduisent. L’alcool et le pot deviennent un moyen pour oublier.

«J’ai appris jeune à mentir. Quand mon père allait s’acheter du vin ou de la bière, il me payait pour que j’aille cacher les bouteilles. Ma mère le surveillait. Elle ne voulait pas qu’il boive sans elle. Alors elle me payait pour savoir où j’avais caché l’alcool. J’avais 7 ans et je savais jouer avec les deux côtés.»

Bernard est placé à trois reprises en foyer d’accueil. Mais aucun adulte ne réussit à l’apprivoiser. «J’ai foutu le bordel, dans les familles!» Bernard revient chez lui au sein d’une famille qui ne s’occupe pas de lui. À 12 ans, la maison est incendiée. Les 11 enfants sont disséminés au sein de la parenté. Bernard va vivre avec ses grands-parents. «Mon grand-père, gardien de prison, avait un grand cœur. Pour se faire un peu d’argent, il hébergeait d’anciens détenus, tout juste sortis de prison. Moi, je les côtoyais. J’ai appris d’eux.» Le jeune adolescent recherche l’admiration de ces hommes qui ont commencé, comme lui, par de petits larcins. Il a enfin des modèles. Il ressent pour la première fois de sa vie des encouragements. Mais surtout, il développe des contacts. Son horizon s’élargit.

Un criminel endurci

Bernard se met au trafic de stupéfiants. Lui-même consommateur de drogues douces, il commence à vendre dès l’adolescence. Il est approché par des motards de Montréal. Les Popeyes, les ancêtres des Hells Angels. «Je faisais de l’argent! Mais ça allait trop mal dans ma vie.»

Il abandonne l’école à 15 ans et se met en colocation avec deux amis à Québec. Ils font l’aller-retour à Rivière-du-Loup tous les jours. «La violence venait de commencer. Ceux qui dérangeaient notre petit commerce, on les mettait à leur place. On s’est fait une très bonne réputation. On marchait dans la rue et les gens changeaient de trottoir. Quand il se passait quelque chose, la police ne se posait pas de question. Elle venait nous voir directement.»

Menaces, intimidation, passages à tabac. La décennie 1970 débute dans la violence. L’enfant impossible à discipliner qu’il était hier encore n’est plus qu’un vague souvenir. Bernard, à 15 ans, est un criminel endurci. Il règne sur Rivière-du-Loup. Il détient l’argent et le pouvoir. Mais le bonheur, lui, se fait toujours attendre.

Meurtres

C’est à 16 ans que la vie de Bernard a pris un tournant décisif. Il est arrêté pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Un chauffeur de taxi de Rivière-du-Loup, impliqué lui aussi dans le trafic des stupéfiants, est retrouvé assassiné. Les soupçons convergent vers le jeune dur du Bas St-Laurent qui contrôle le territoire pour les Popeyes.

La nouvelle de l’arrestation de Bernard crée un émoi. «Rivière-du-Loup, c’est une petite ville. Pendant un mois et demi, soit le temps que la police trouve le vrai coupable, les médias et les gens m’ont associé au meurtre. Quand j’ai été libéré, ça n’a pas changé. Leur idée était faite. Les gens s’enfuyaient quand ils me voyaient. Alors que les criminels, eux, venaient me féliciter. C’est ce qui a tout déclenché. J’étais enfin reconnu! Les citoyens avaient peur de moi. Les criminels me demandaient conseil. Ça nourrissait mon ego. Là, j’ai commencé à faire du gros trafic.»

Bernard, qui n’avait jamais de sa vie reçu l’estime de ses pairs, voguait sur un nuage. Enfin, il existait aux yeux de gens importants. Peu lui importait que ce soit des gens d’un milieu malsain. Après tout, ces personnes qui le regardaient avec admiration étaient redoutées et respectées par bon nombre de gens. Ce nouveau sentiment lui faisant voir la vie en grand.

De la rue à la prison

Bernard passe plusieurs années entre deux eaux. Entre des combines lucratives qui le font vivre comme un pacha, la rue ou une cellule qui le tient à l’écart du monde.

Après des années de ce manège, Bernard sent qu’il tourne en rond. Il veut se recycler. La jeune vingtaine, il aspire à une vie normale. «J’avais entendu dire que dans les prisons fédérales, ils t’aidaient. Ils offraient des thérapies et des cours pour apprendre un métier. J’étais tanné. Je voyais les autres et ça me donnait envie de changer de vie. Je voulais être normal. Je savais que j’étais travaillant. Que j’avais beaucoup de potentiel. Je voulais le développer.»

Bernard est envoyé au pénitencier Leclerc. La prison des Hells Angels. Il se sent en sécurité, avec eux. Et cette vieille histoire de meurtre, alors qu’il n’avait que 16 ans, lui ouvre des portes. «La confiance régnait. J’avais fait mes preuves. Moi, j’amplifiais l’histoire. Je ne disais jamais que le coupable, ce n’était pas moi!»

Drogue et prison

Bernard profite des thérapies et des cours offerts à l’établissement. On lui demande d’exercer le rôle d’exterminateur de bestioles. Pour ce faire, il a accès à toutes les ailes de la prison. Il est le rare privilégié à pouvoir se promener librement à l’intérieur de l’établissement. «C’est moi qui faisais la livraison, les commissions. J’allais partout! J’avais un entrepôt pour mes produits qui sentaient fort. Ça cachait l’odeur de la drogue. Les chiens ne pouvaient pas sentir la marchandise.»

Bernard est incapable de mener une vie stable. Si, enfant, il passait son temps à traîner dans les rues pour fuir la maison familiale, il partage sa vie adulte entre des projets éphémères et la prison. Il erre dans la vie sans savoir où se poser.

«Je couchais dans des refuges, au centre-ville. Tu sors de prison, t’as rien. Ils te donnent un chèque de 50$, quand ils te donnent quelque chose, puis ils te foutent dehors. Tu te gèles pour oublier les deux ans que tu viens de passer en dedans.» Quand Bernard sort de prison, il se dirige vers la rue. Il y vit un certain temps, jusqu’à ce qu’il se tanne et qu’il trouve une combine qui le fait vivre comme un prince. Et il se défonce.

«Malgré les thérapies suivies en prison, je n’étais pas encore assez tanné de ma vie pour m’en sortir. J’étais tranquille pendant un an ou deux, puis je faisais une petite arnaque et je retournais en dedans.» Il a fait cela pendant 40 ans.

Changer, mais comment?

Quand Bernard sortait de prison, sa priorité, c’était de trouver de l’argent pour consommer des drogues. Par la fraude, le recel ou toute autre combine. «J’avais de l’argent pour payer un loyer, mais je préférais geler mes émotions. L’itinérance, c’est un cercle vicieux. Les refuges offrent un toit et à manger. Mais ils deviennent un port d’attache. J’ai mon chèque du bien-être, je peux aller me geler la face et j’aurai quand même un toit, des vêtements, de la nourriture. C’est maintenant que je le réalise. À l’époque, c’est un mode de vie que j’avais appris sans me poser de questions. J’avais des problèmes émotionnels comme tout le monde. Mais j’ai juste appris à les geler. Si j’avais à choisir entre consommer ou payer mon appart, le choix était facile.»

Dans la rue, Bernard se lie à d’autres itinérants. C’est son monde. «Quand j’étais dans la rue, ce que je voulais entendre, c’est où est le pusher, combien ça coûte. Dans la rue, on cherche l’argent facile. J’avais de l’argent tous les soirs. Puis, comme je n’avais plus d’argent, je retournais dans un refuge.»

Aider de la bonne façon

Bernard passe de refuge en refuge. Les possibilités diminuent à mesure que ses prises de bec avec les employés s’intensifient. Il se trouve une niche au refuge Welcome All. Un premier pas vers la sédentarité.

«On a le droit d’y rester 3 mois si on y fait du bénévolat. On a une sécurité. Notre dortoir et notre cafétéria sont à part. Ça veut dire qu’on n’a pas à partir dès 6 ou 7 h du matin. Parce que dans les refuges, ils te lèvent à 6 h, te donnent le déjeuner à 7 h, un café et 2 toasts, et ensuite ils te foutent dehors. Tu tournes en rond jusqu’au souper à 17 h.»

Il demeure un mois et demi au Welcome All à faire du bénévolat. Puis, le refuge lui présente des intervenants affiliés avec l’hôpital Douglas qui a reçu du gouvernement fédéral le mandat du projet Chez Soi pour sortir 500 itinérants de la rue en 5 ans. «Après m’avoir questionné au sujet de mon itinérance, on m’a choisi pour le programme de logement subventionné.» Ce qui signifie que les intervenants du projet l’aident à se trouver un appartement et à le payer. «Ça a pris huit jours pour qu’ils me dénichent un endroit. J’ai reçu des meubles flambants neufs», dit-il tout fier de son trésor bien à lui.

Bernard ne tarit pas d’éloges pour les gens de l’hôpital Douglas. Une différence tranchante avec son mépris pour les refuges qui lui ont procuré un toit et des repas. «Je me suis tout de suite senti reconnu, dès notre première rencontre. Toutes les semaines, ils viennent chez moi pour voir comment je vais. Ils s’occupent de moi de A à Z.»

La vie d’itinérance semble avoir eu raison de la nature rebelle de Bernard. Il fait tous les efforts pour conserver son nouveau statut de locataire. «Je vais au centre Dollar-Cormier toutes les semaines pour m’aider à comprendre pourquoi je consommais autant. C’est la même chose pour le YMCA. Dès que ça ne va pas, je sais où aller grâce au projet Chez Soi. C’est ce qui est dommage pour les itinérants. Ils ne connaissent pas les ressources qui pourraient les aider à sortir de la rue.»

Se poser, enfin

Bernard habite un petit appartement en plein centre-ville de Montréal. Son chez-soi ressemble à la caverne d’Ali Baba. Il croule sous l’amas d’objets hétéroclites qui meublent les deux pièces et demie de son logis. De la vaisselle, de l’encens, des objets décoratifs, des œuvres d’art. Comme un itinérant qui amasse les objets qu’il trouve. Pour Bernard, tous ces biens ont une valeur inestimable et donnent à son loyer une atmosphère sereine. Il prend un soin jaloux du peu qu’il possède. Il a tourné le dos pour de bon à l’itinérance.

«Depuis un an, j’ai changé mon monde. Je ne vais plus dans le centre-ville avec les sans-abris. Je ne vois plus ceux avec qui je consommais. Personne ne vient me visiter. Je ne veux pas. C’est chez moi. Je suis bien, je n’attends plus après personne. Je me sens bien dans mes petites affaires. Dans la rue, j’ai appris à mentir, aux autres et à moi-même, à consommer. Je ne me respectais pas.»

Après une vie de vagabondage, de crimes et de consommation, Bernard Martin recherche le repos. Une vie calme qui commence chez lui. Il lui a fallu toutes ces expériences pour comprendre qu’aujourd’hui, à 55 ans, il est prêt. La stabilité a longtemps été une inconnue. Maintenant qu’il l’a, il ne veut plus s’en départir. Un rêve si simple qui lui a pris 40 ans à réaliser.

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