Israël, des caractéristiques économiques, sociales et politiques uniques

Par Alaindependant

« Israël, disent Akiva Orr et Moshe Machover, n’est ni un pays capitaliste classique ni une colonie classique. Ses caractéristiques économiques, sociales et politiques sont uniques à tel point que toute tentative de l’analyser en appliquant des théories ou des analogies développées pour d’autres sociétés serait une caricature. L’analyse doit se fonder sur les caractéristiques et l’histoire spécifique de la société israélienne. Le premier trait crucial de la société israélienne est que les Israéliens sont majoritairement soit des immigrés soit des enfants d’immigrés. En 1968, d’une population adulte (de plus de 15 ans) qui s’élevait à 1 689 286, seuls 24 % étaient nés en Israël ; seuls 4 % avaient des parents nés en Israël . La société israélienne est encore une société d’immigrés et présente beaucoup des caractéristiques propres.... »

Cette analyse de la société israélienne permet de comprendre maints traits de la politique suivie par les dirigeants. Elle mérite d'être connue.

Michel Peyret

La nature de classe de la société israélienne

par AKIVA ORRMOSHE MACHOVER

Cet article a été écrit en 1969 par deux militants de l’organisation israëlienne d’extrême-gauche Matzpen. C’est un texte pionnier qui présente une analyse de classe qui explique le rôle de l’état d’Israël et de l’idéologie sioniste dans le processus de domination impérialiste au moyen-orient. À ce titre, il reste d’une brûlante actualité.
Cette traduction est 
parue en 2002 dans le numéro 5 de la revue Socialisme International

La société israélienne, comme toute société de classe, met en jeu des intérêts sociaux conflictuels – des intérêts de classe qui donnent lieu à une lutte de classes interne. Mais la société israélienne dans son ensemble a été engagée depuis 50 ans dans un conflit continu externe entre le sionisme et le monde arabe, et en premier lieu avec les Palestiniens. Lequel de ces deux conflits est primordial, et l’autre subordonné ? Quelle est la nature de cette subordination et quelle est sa dynamique ? Ce sont des questions auxquelles toute personne qui s’intéresse à la société et à la politique israéliennes se doit de répondre.

Pour des révolutionnaires qui militent en Israël, ces questions ne sont pas théoriques.

Les réponses données déterminent la stratégie de la lutte révolutionnaire. Ceux qui considèrent que le conflit de classe interne prédomine concentrent leurs efforts sur la classe ouvrière israélienne et accordent une importance moindre à la lutte contre le caractère colonisateur, chauvin et discriminatoire de l’État sioniste. Ils considèrent que le conflit externe est un aspect du conflit interne. Dans cette perspective, la dynamique interne de la société israélienne conduira à une révolution en Israël, sans faire dépendre celle-ci d’une révolution sociale dans le monde arabe.

L’expérience dans les pays capitalistes « classiques » a souvent démontré que les intérêts de classe – et les conflits qui en découlent – sont prédominants par rapport aux intérêts et aux conflits externes. Cependant, dans certains cas spécifiques, cette théorie ne s’applique pas. Par exemple, dans un pays sous domination coloniale directe, la dynamique de la société colonisée ne peut pas être déduite de façon mécanique des conflits internes à cette société. En effet, dans ces cas, le conflit avec la puissance coloniale prédomine. Israël n’est ni un pays capitaliste classique ni une colonie classique. Ses caractéristiques économiques, sociales et politiques sont uniques à tel point que toute tentative de l’analyser en appliquant des théories ou des analogies développées pour d’autres sociétés serait une caricature. L’analyse doit se fonder sur les caractéristiques et l’histoire spécifique de la société israélienne.

Le premier trait crucial de la société israélienne est que les Israéliens sont majoritairement soit des immigrés soit des enfants d’immigrés. En 1968, d’une population adulte (de plus de 15 ans) qui s’élevait à 1 689 286, seuls 24 % étaient nés en Israël ; seuls 4 % avaient des parents nés en Israël [1]. La société israélienne est encore une société d’immigrés et présente beaucoup des caractéristiques propres.

Dans une telle société, les classes sociales elles-mêmes (sans parler de la conscience de classe) sont encore en voie de formation. L’immigration crée une mentalité spécifique, basée sur l’impression d’avoir « tourné une page ». En règle générale, l’immigré a changé de métier, de rôle social et de classe sociale. Dans le cas d’Israël, la majorité des immigrés viennent de la petite bourgeoisie, qu’ils soient originaires des villes de l’Europe centrale et orientale, ou du monde arabe. Le nouvel immigrant vit dans l’espoir de changer de position sociale. En plus, il voit que toutes les positions avantageuses dans la nouvelle société sont prises par des immigrés de la génération précédente, ce qui aiguise ses ambitions de s’élever dans l’échelle sociale en travaillant dur. L’immigrant considère que le rôle social qu’il occupe n’est que provisoire. Son père ne fut que très rarement un ouvrier, et lui-même espère devenir indépendant un jour – ou tout au moins que son fils pourra le devenir.

La conscience – et la fierté – de classe qui existent chez les ouvriers anglais ou français n’existent pas chez les ouvriers israéliens, et leur paraissent étranges. Un ouvrier anglais, si on lui demande ses origines, répondra presque automatiquement en termes de classe, et définira ses attitudes vis-à-vis d’autres personnes également en termes de classe. Un ouvrier israélien, cependant, utilisera des catégories ethniques – « polonais », « oriental », etc. La plupart des Israéliens se définissent toujours par rapport à leurs origines ethniques et géographiques, et une telle conscience sociale empêche évidemment la classe ouvrière de jouer un rôle indépendant, sans parler d’un rôle révolutionnaire qui vise la transformation totale de la société.

Aucune classe ouvrière ne peut jouer un rôle révolutionnaire dans la société tant que la majorité de ses membres ambitionnent d’améliorer leur situation de façon individuelle, dans le cadre de la société existante, en quittant les rangs de leur classe. Cette vérité est renforcée quand le prolétariat n’accepte pas son existence en tant que classe sociale stable avec ses propres intérêts de groupe et son propre système de valeurs opposées à celles de l’ordre social existant. Une communauté d’immigrants ne se donne pas facilement comme objectif la transformation totale de la société, dans la mesure où ses membres viennent de changer de statut social et politique et vivent encore dans des conditions d’une grande mobilité sociale.

Ceci ne signifie pas que la classe ouvrière israélienne est incapable de devenir une force révolutionnaire à l’avenir - seulement que l’action politique à mener à l’intérieur de cette classe ne peut pas procéder sur les mêmes bases et avoir les mêmes attentes que dans un pays capitaliste classique.Si le caractère unique de la classe ouvrière israélienne ne résidait que dans le fait qu’elle était composée principalement d’immigrés, alors nous pourrions supposer qu’avec le temps et une propagande socialiste patiente elle commencerait à jouer un rôle indépendant, voire révolutionnaire. Dans un tel cas, le travail d’éducation patient ne serait pas très différent de celui mené ailleurs. Cependant, Israël n’est pas simplement une communauté d’immigrés ; c’est une société de colons.

Cette société, qui existe depuis 80 ans, ne fut pas créée dans le vide mais dans un pays habité par un autre peuple. Le conflit permanent entre la société des colons et les Arabes palestiniens déportés ne s’est jamais arrêté et il a façonné la structure même de la sociologie, de la politique et de l’économie israéliennes. La deuxième génération de dirigeants israéliens en est entièrement consciente. Dans un discours célèbre lors de l’enterrement de Roy Rutberg, un membre d’un kibboutz tué par des combattants palestiniens en 1956, le général Dayan déclara :

Nous sommes une génération de colons, et sans le casque d’acier et le canon nous ne pouvons ni planter un arbre ni construire une maison. N’hésitons pas devant la haine qui enflamme des centaines de milliers d’Arabes qui nous entourent. Ne tournons pas la tête de crainte que nos mains tremblent. C’est la destinée de notre génération, l’alternative de notre vie, d’être prêts et armés, forts et durs, de crainte que l’épée tombe de notre poignet et que notre vie s’arrête. [2]

Cette vision franche de la situation contraste brutalement avec la mythologie officielle sioniste de colons « qui font fleurir le désert ». Dayan décrit la situation encore plus clairement en précisant que les Palestiniens avaient de très bons arguments puisque « nous cultivons leurs champs sous leurs yeux ».

Quand Marx a écrit sa phrase célèbre selon laquelle « le peuple qui subjugue un autre peuple se forge ses propres chaînes », il n’émettait pas un simple jugement moral. Il voulait dire que dans une société dont les dirigeants oppriment un autre peuple la classe exploitée qui ne s’oppose pas activement à cette oppression devient inévitablement complice de cette oppression. Même si cette classe n’en profite pas directement, elle peut devenir victime de l’illusion qu’elle partage des intérêts en commun avec ses propres dirigeants en la perpétuant. Une telle classe tend à suivre sa classe dirigeante plutôt qu’à menacer son pouvoir.

Ceci est encore plus vrai quand l’oppression a lieu, non pas dans un pays lointain, mais « chez eux », et quand l’oppression nationale et l’expropriation sont les conditions de l’émergence et l’existence de la société dominante. Des organisations révolutionnaires existent en Israël à l’intérieur de la communauté juive depuis les années vingt et ont accumulé une expérience pratique considérable. Cette expérience confirme de façon éclatante que Marx avait bien raison. Dans le contexte de la société israélienne, ceci signifie que tant que le sionisme domine politiquement et idéologiquement cette société, et fixe les règles du jeu politique, il n’existe absolument aucune chance que la classe ouvrière israélienne devienne une classe révolutionnaire.

L’expérience de 50 ans ne fournit pas un seul exemple de mobilisation des travailleurs israéliens sur des questions matérielles ou syndicales contre le régime israélien lui-même ; il est impossible de mobiliser ne serait-ce qu’une minorité du prolétariat sur cette base. Au contraire, les travailleurs israéliens préfèrent presque toujours mettre leur loyauté envers la nation devant celle envers leur classe. Même si cette situation est susceptible de changer, nous devons essayer de comprendre pourquoi elle dure depuis 50 ans.

Un troisième facteur crucial est la composition ethnique du prolétariat israélien. Les couches les plus exploitées de la classe ouvrière israélienne sont composées d’immigrés originaires d’Asie et d’Afrique [3]. Au premier abord, on pourrait penser que cette correspondance entre les divisions de classe et les divisions ethniques devait aiguiser les conflits internes de classe en Israël. Il existe effectivement une tendance dans ce sens, mais le facteur ethnique a plutôt eu l’effet opposé depuis une vingtaine d’années.

En devenant des prolétaires dans une société capitaliste moderne, beaucoup des immigrés venus d’Asie et d’Afrique ont quand même réussi à améliorer leur niveau de vie. Le mécontentement de cette frange de la population a été dirigé non pas contre leur condition de prolétaires mais contre leur condition d’« orientaux », c’est-à-dire contre le fait qu’ils étaient méprisés par ceux d’origine européenne – voire victimes de discrimination.

Les dirigeants sionistes ont pris quelques mesures pour essayer de fusionner les deux groupes. Mais, en dépit de celles-ci, les différences restent importantes et en fait s’agrandissent [4]. Au milieu des années soixante, les deux tiers des ouvriers non-qualifiés étaient des « Orientaux » ; 38 pour cent des « Orientaux » vivaient à au moins 3 personnes par pièce (contre 7 pour cent des « Européens ») ; et des 120 membres de la Knesset [parlement] seulement 16 étaient d’origine « orientale » avant les élections de 1965 (21 après celles-ci).

Alors, pourquoi Israël ne réussit-il pas à intégrer les différents éléments de sa population juive et à améliorer le niveau de compétences des Juifs orientaux ? La réponse se trouve dans la nature de l’Etat d’Israël. Avec la croissance de l’économie, une demande importante fut créée pour des ouvriers qualifiés. Il existait deux façons évidentes de répondre à cette demande : soit lancer une campagne massive d’éducation d’un grand nombre de juifs orientaux non-qualifiés ou semi-qualifiés, soit recruter des ouvriers qualifiés juifs de l’étranger. La dynamique à la fois du capitalisme et du sionisme conduisit à la deuxième solution, ce qui eut comme conséquence le maintien de la position inférieure des juifs orientaux dans la société israélienne.

En plus de la tendance générale sous le capitalisme de maintenir les divisions de classe existantes, dans le cas présent il est moins cher d’importer des ouvriers qualifiés que d’en former dans le pays. En plus, à part l’intérêt intrinsèque de l’immigration juive du point de vue sioniste, un mouvement massif des Juifs orientaux vers les emplois mieux qualifiés créerait un autre problème pour le sionisme. Les emplois laissés vacants dans les couches moins qualifiées de la classe ouvrière seraient alors occupés inévitablement par la main d’œuvre arabe, qui dominerait ainsi des secteurs clé du prolétariat israélien. Ceci serait intolérable pour la direction sioniste [5]. Ainsi il n’y a pas de doute que, tant que la société israélienne gardera son caractère capitaliste et exclusivement juif, les divisions ethniques correspondront dans une large mesure aux divisions de classe.

Cependant, de telles divisions et différences sont interprétées par les orientaux en termes ethniques. Ils ne disent pas « Je suis exploité et victime de la discrimination parce que je suis un travailleur », mais « …parce que je suis un oriental ».

En plus, dans le contexte actuel de la société israélienne coloniale, les ouvriers orientaux constituent un groupe équivalent aux « blancs pauvres » des États-Unis ou les « pieds-noirs » algériens. De tels groupes ne supportent pas d’être identifiés avec des Arabes, des Noirs ou d’autres « Indigènes », qu’ils considèrent comme « inférieurs ». Leur réponse est de s’identifier avec les éléments les plus chauvins, les plus racistes et les plus discriminatoires de l’establishment. La plupart des partisans du parti semi-fasciste, l’Herut, sont des immigrés d’Asie et d’Afrique, et ceci doit faire réfléchir tous ceux qui prônent, comme stratégie révolutionnaire, une alliance future entre les Palestiniens arabes et les juifs orientaux, soit à cause de leur condition commune d’exploités, soit à cause de leur patrimoine culturel commun, la plupart des juifs orientaux étant originaires des pays arabes.

Ceci dit, il est important de noter les sentiments d’amertume qui traversent par vagues la communauté juive orientale. Les mouvements les plus importants à cet égard furent les protestations violentes mais de courte durée à Haïfa juste avant la guerre de Suez en 1956, et celui qui commença avant la guerre de juin 1967, et qui connut une renaissance en 1970 avec la création des Panthères Noires israéliennes. Il est très encourageant que ces Panthères Noires aient commencé à comprendre certains aspects du lien qui existe entre le sort qui leur est réservé et la nature sioniste-capitaliste d’Israël.

La société israélienne n’est pas seulement une société de colons formée par un processus de colonisation d’un pays déjà peuplé, elle est également une société qui bénéficie de privilèges uniques. Elle profite d’un apport extérieur de ressources matérielles d’une quantité et d’une qualité sans équivalent. On a calculé qu’en 1968, Israël reçut 10 % de l’aide accordée à tous les pays sous-développés [6]. Israël est un cas unique au Proche-Orient ; le pays est financé par l’impérialisme sans être exploité économiquement par celui-ci. Ceci a toujours été le cas. L’impérialisme utilise Israël pour ses propres raisons et en paye le prix par un soutien économique. Oscar Gass, un économiste américain qui fut conseiller économique au gouvernement d’Israël, écrivit récemment :

Ce qui est unique dans ce processus de développement (…) est le facteur de l’importation de capitaux (…) Pendant la période 1948 – 1968, Israël reçut 7,5 milliards de dollars d’importations de biens et de services qu’il n’en exporta. Ceci représente un excédent d’importations par rapport aux exportations de 2 650 $ par habitant (à l’intérieur des frontières d’avant juin 1967) par an pendant 21 ans. De ces importations (…) seulement 30 % environ arrivèrent dans des conditions nécessitant une exportation de dividendes, d’intérêts ou de capitaux. Ceci est une circonstance sans équivalent ailleurs, et qui limite sérieusement la signification du développement économique d’Israël comme modèle pour d’autres pays [7].

70 % de ce déficit fut couvert par des « transferts nets unilatéraux de capitaux » qui ne furent accompagnés d’aucune condition concernant le retour sur capital ou le paiement de dividendes. Ils consistèrent en des dons récoltés par l’United Jewish Appeal, des réparations reçues du gouvernement allemand, et des subventions du gouvernement des États-Unis. Les 30 % qui restent furent des « transferts de capitaux à long terme », c’est-à-dire des titres du gouvernement israélien, des prêts de gouvernements étrangers, et des investissements privés. Ceux-ci bénéficient en Israël d’exonérations d’impôts et de garanties de bénéfices aux termes d’une loi pour l’encouragement des investissements de capitaux [8] ; cependant, cette source quasi-capitalistique d’investissements fut beaucoup moins importante que les dons unilatéraux et les prêts à long terme.

Dans la période allant de 1949 à 1965, des transferts de capitaux (toutes formes confondues) vinrent dans les proportions suivantes de la communauté juive internationale (60 %), du gouvernement allemand (28 %), du gouvernement américain (12 %). Des transferts unilatéraux de capitaux, 51,5 % vinrent de la diaspora juive, 41 % du gouvernement allemand et 7,4 % du gouvernement américain. Des transferts de capitaux à long terme, 68,7 % vinrent de la communauté juive, 20,5 % du gouvernement américain et 11 % d’autres sources. Entre 1949 et 1965, l’épargne nette dans l’économie israélienne tourna en moyenne autour de zéro (de + 1 % à -1 %), alors que les investissements représentèrent environ 20 % du PNB. Comme nous l’avons vu, ces investissements vinrent essentiellement de l’extérieur sous forme d’investissements à long terme et unilatéraux. En d’autres termes, la croissance économique en Israël fut basée entièrement sur l’afflux de capitaux étrangers [9].

Depuis 1967, cette dépendance vis-à-vis des capitaux étrangers a augmenté. La situation au Proche-Orient a entraîné une augmentation des dépenses militaires. Selon le ministre israélien des Finances, les dépenses militaires en janvier 1970 représentèrent 24 % du PNB, soit le double des dépenses des États-Unis (en pourcentage du PNB), trois fois celles de la Grande-Bretagne, et quatre fois celles de la France [10]. Ce phénomène a tari les sources intérieures d’investissements et créé des difficultés en ce qui concerne la balance des paiements, et a donc augmenté le besoin d’investissements étrangers.

Entre 1967 et 1968, trois « conférences de milliardaires » eurent lieu en Israël ; des capitalistes étrangers furent invités à aider à augmenter l’afflux de capitaux et la participation étrangère aux projets industriels et agricoles. En septembre 1970, le ministre israélien des Finances, Pinhas Sapir, rentra d’un voyage de trois semaines aux États-Unis, dans le but de récolter des fonds, et résuma ainsi la situation à l’époque :

Nous nous sommes fixés comme objectif de récolter un milliard de dollars dans la communauté internationale juive dans l’année à venir, à travers l’United Jewish Appeal et la campagne pour les Israel Development Bonds [titres du gouvernement israélien] sponsorisée par l’Agence Juive. Cette somme dépasse de 400 millions celle récoltée dans l’année 1967 – une année record. (…) Pendant la visite récente en Israël des membres de l’équipe américaine pour la recherche économique nous leur avons expliqué que, même si nous réussissons à récolter tout ce que nous attendons de l’United Jewish Appeal et de la campagne pour les Israel Development Bonds, il nous manquera encore des millions de dollars. Après avoir résumé nos besoins en armements nous avons informé les Etats-Unis que nous aurons besoin de 400 à 500 millions de dollars par an. [11]

Il apparaît donc clairement que la dépendance d’Israël vis-à-vis des États-Unis a changé de façon significative depuis la guerre de 1967. Les efforts financiers de la communauté juive internationale (basés sur l’exploitation de leurs peurs et de leurs sentiments) ne suffisent plus pour financer l’augmentation du budget militaire. La moyenne d’environ 500 millions de dollars récoltés de cette façon doit maintenant être doublée, sans compter les 500 millions qu’il faut demander directement au gouvernement des États-Unis. Il est évident que la réponse des États-Unis à cette demande dépend de ce qu’ils obtiennent en échange. Dans le cas particulier d’Israël, il ne s’agit pas d’obtenir un bénéfice strictement économique [12].Le capital britannique a développé également des liens étroits avec Israël [13]. 20 % des importations israéliennes proviennent de la Grande-Bretagne, et les échanges ont presque doublé depuis la guerre de juin 1967. British Leyland [fleuron à l’époque de l’industrie automobile britannique – NDLR ] a participé avec l’Histadrout [la centrale syndicale sioniste] (qui détient 34 % des actions) à une entreprise de construction d’autobus, et avec des capitaux privés israéliens à la fabrication de voitures et de jeeps.

La participation accrue des capitaux étrangers en Israël a entraîné certains changements dans l’économie du pays, qui sont également le résultat de la pression subie par celle-ci sous les effets du niveau des dépenses militaires. L’économie est devenue plus « productive » selon les critères capitalistes américains. Le système d’impôts a été réformé, les conditions d’investissement « libéralisées », et des généraux de l’armée envoyés se former dans des écoles de gestion aux États-Unis puis nommés à la tête d’entreprises industrielles. En 1968-1969, le gouvernement imposa un gel des salaires, et des entreprises publiques furent même privatisées – comme la participation de 26 % de l’État dans la raffinerie de pétrole d’Haïfa.

Cet afflux de ressources de l’étranger n’inclut pas les biens des réfugiés palestiniens confisqués comme « biens abandonnés » par l’appareil d’État sioniste. Ces biens incluent des terres cultivées et non-cultivées ; seulement 10 % des terres appartenant à des organismes sionistes en 1967 furent acquises avant 1948. Il y a également une grande quantité de maisons, et même des villes entières comme Jaffa, Lydda et Ramleh qui furent désertées en 1948 et dont les propriétés furent ensuite confisquées.

Les capitaux qui ont afflué vers Israël ne furent pas acquis par la bourgeoisie israélienne – qui est relativement petite en taille – mais par l’appareil d’État et les partis sionistes [14]. Celui-ci est aux mains des appareils des partis travaillistes depuis les années 1920. Ce phénomène explique l’utilisation qui a été faite de ces capitaux, ainsi que des biens confisqués. Des fonds collectés à l’étranger sont canalisés par l’Agence Juive, qui, avec le gouvernement et l’Histadrout, fait partie du triangle d’institutions dirigeantes.

Tous les partis sionistes, du Mapam à l’Herut, ont leurs représentants dans l’Agence Juive. Celle-ci finance des secteurs de l’économie israélienne, en particulier des secteurs non rentables de l’agriculture, comme les kibboutzim [fermes collectives], et elle subventionne également les partis sionistes eux-mêmes, leur permettant de financer leur presse et leurs entreprises économiques. Les fonds sont partagés selon le pourcentage de voix obtenues lors des élections précédentes, et ce système de subventions permet aux partis sionistes de survivre bien après la disparition des forces sociales qui les ont créés.

Sur le plan historique, le but de ce système a été de renforcer le processus de colonisation, selon l’idéologie des partis travaillistes sionistes, et de renforcer le pouvoir de la bureaucratie sioniste elle-même sur la société israélienne.Cette stratégie a réussi, puisque non seulement les travailleurs, mais même la bourgeoisie israélienne, sont subordonnés au pouvoir institutionnel et économique de la bureaucratie travailliste. Celle-ci a façonné la plupart des institutions, des valeurs et des pratiques de la société israélienne sans qu’aucune alternative ne réussisse à s’imposer à l’intérieur, avec comme seules contraintes les limites imposées par l’impérialisme et la résistance des Arabes. La plus grande partie de cet afflux énorme de ressources a été consacrée à l’encouragement de l’immigration et aux projets en matière de logement et d’emploi qu sont nécessaires pour faire face à l’augmentation de la population juive, qui progressa de 600 000 en 1948 à 2,4 millions en 1968.

Ce processus fut accompagné de relativement peu de corruption personnelle, mais de beaucoup de corruption politique et sociale. L’afflux de ressources eut un impact décisif sur la dynamique de la société israélienne, car la classe ouvrière israélienne partagea, directement ou indirectement, cette transfusion de capitaux. Israël n’est pas un pays où l’aide étrangère va entièrement dans les poches d’intérêts privés ; c’est un pays où cette aide subventionne la société tout entière.

Les travailleurs juifs ne reçoivent pas leur part sous forme d’argent, mais sous forme de logements neufs à des prix relativement accessibles qui n’auraient jamais pu être construits à l’aide de capitaux internes seulement. Ils la reçoivent sous forme d’emplois industriels qui n’auraient jamais pu être créés ou maintenus sans subventions externes. Et ils la reçoivent sous forme d’un niveau de vie général qui ne correspond pas à la production générée par l’économie. La même chose est vraie en ce qui concerne les profits de la bourgeoisie israélienne dont l’activité économique et les conditions de rentabilité sont régulées par des subventions, des licences d’importation et des exonérations d’impôts.

De cette façon, la lutte entre la classe ouvrière israélienne et ses employeurs, qu’ils soient la bureaucratie ou des capitalistes, concerne non seulement le partage du surplus créé par les travailleurs eux-mêmes, mais aussi le partage de cette source externe de subventions.

Quelles étaient les circonstances politiques qui permirent à Israël de recevoir une aide externe si importante et dans des conditions si favorables ? La réponse à cette question fut donnée très tôt – en 1951 – par l’éditorialiste du quotidien Ha’aretz :On a donné à Israël un rôle équivalent à celui d’un chien de garde. Il n’y a aucune crainte qu’Israël entreprenne une politique agressive contre les pays arabes si c’est en contradiction avec les souhaits des États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais si, pour une raison ou une autre, les puissances occidentales préfèrent fermer leurs yeux, on pourra compter sur Israël pour punir ceux de ses États voisins dont l’attitude discourtoise pour l’Occident dépasserait les limites de l’acceptable. [15]

Cette évaluation du rôle d’Israël au Proche-Orient a été confirmée maintes fois, et il est clair que les politiques étrangères et militaires d’Israël ne peuvent être déduites de la seule dynamique des conflits internes. L’économie israélienne tout entière est fondée sur le rôle politique et militaire particulier que le sionisme et la société coloniale jouent sur l’échiquier du Proche-Orient. Si l’on considère le cas d’Israël sans tenir compte de la situation dans la région on ne peut expliquer le fait que 70 % des capitaux importés ne soient pas liés à la recherche du profit. Mais le problème est résolu dès lors que l’on traite Israël comme un facteur de la situation au Proche-Orient. Le fait qu’une grande partie de ces fonds proviennent de dons récoltés par les sionistes dans les communautés juives un peu partout dans le monde ne change pas le fait que ces fonds représentent une aide de l’impérialisme. Ce qu’il faut retenir surtout est le fait que le département du Trésor des États-Unis considère ces fonds récoltés aux Etats-Unis pour être envoyés à l’étranger comme des dons à des œuvres de charité qui sont exonérés d’impôts. Ces dons dépendent de la bonne volonté du gouvernement des États-Unis et il est raisonnable de penser que cette bonne volonté n’existerait plus si Israël menait une politique anti-impérialiste.

Ceci signifie que, quoique des conflits de classe existent dans la société israélienne, ils sont limités par le fait que la société dans son ensemble est subventionnée depuis l’étranger. Ce statut privilégié est lié au rôle d’Israël dans la région, et, tant qu’Israël continuera à jouer ce rôle il y a peu de chances que des conflits sociaux internes puissent assumer un caractère révolutionnaire.

En revanche, une percée révolutionnaire dans le monde arabe changerait cette situation. En libérant l’énergie des masses populaires arabes, une telle percée modifierait radicalement l’équilibre du pouvoir et rendrait obsolète le rôle politico-militaire traditionnel d’Israël, réduisant en même temps son intérêt pour l’impérialisme. Dans un premier temps, le pouvoir d’Israël serait probablement utilisé pour essayer d’écraser le mouvement révolutionnaire dans le monde arabe, mais une fois cette tentative déjouée, le rôle politico-militaire d’Israël vis-à-vis du monde arabe n’aurait plus raison d’être.

Le régime sioniste, qui dépend des privilèges que ce rôle lui apporte, deviendrait vulnérable à un défi révolutionnaire à l’intérieur même d’Israël.

Cette analyse ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire pour les révolutionnaires à l’intérieur d’Israël, à part attendre l’émergence de conditions externes objectives qu’ils ne peuvent pas influencer. Elle signifie seulement que leur action politique doit être basée sur une stratégie qui reconnaît les caractéristiques uniques de la société israélienne, plutôt que sur une stratégie qui reproduit les analyses générales du capitalisme classique. La tâche principale des révolutionnaires qui acceptent cette évaluation de la situation est de mener un travail politique en direction de ces couches de la population israélienne qui sont touchées directement par les résultats politiques du sionisme et qui doivent en payer le prix. Ces couches incluent la jeunesse israélienne, qui doit mener « une guerre éternelle imposée par le sort », et les arabes palestiniens qui vivent sous la domination israélienne [16].

Ces couches partagent une tendance anti-sioniste qui fait qu’elles sont des alliés potentiels dans la lutte révolutionnaire à l’intérieur d’Israël et la lutte révolutionnaire à travers le Proche-Orient. Quiconque suit de près les luttes révolutionnaires dans le monde arabe devient conscient du rapport dialectique entre la lutte contre le sionisme à l’intérieur d’Israël et la lutte pour la révolution sociale dans le monde arabe. Une telle stratégie n’implique pas que l’activité à l’intérieur de la classe ouvrière israélienne doit être abandonnée ; elle implique seulement que cette activité doit être subordonnée à la stratégie générale de la lutte contre le sionisme.

Voir en ligne : REPRINT : The Class Character of Israel

Notes

[1] Statistical Yearbook of the Israeli Government, 1969.

[2] Moshe Dayan, in Davar, 2 mai 1956.

[3] La grande majorité de ceux qui arrivèrent avant 1948 était d’origine européenne ; entre 1948 et 1951, les proportions furent à peu près égales ; depuis, la majorité des immigrants est d’origine non-européenne. En 1966 déjà, seulement la moitié de la population d’Israël était d’origine européenne.

[4] Voir Statistical Yearbook (Jerusalem), 1969.

[5] « Il existe un grand danger si nous utilisons beaucoup d’[arabes] dans l’économie israélienne – un danger qui n’a rien à voir avec la sécurité. Ils sont une bombe à retardement. (…) Certains secteurs de l’économie dépendent déjà de la main-d’œuvre arabe des Territoires occupés, et les travailleurs juifs sont en train d’abandonner des secteurs entiers de l’économie. » (Haim Gevati, Ministre de l’agriculture, inYediot Aharonot, 20 mai, 1970).

[6Le Monde, 2 juillet, 1969.

[7Journal of Economic Literature, décembre1969, p. 1177.

[8] Cette loi fut votée en 1959.

[9] Ces chiffres viennent de The Economic Development of Israel, N. Halevi et R. Klinov-Malul, publié par la Banque d’Israël et Frederick A. Praeger, 1968. La catégorie « autres sources », incluse sous « transferts de capitaux à long terme », a été omise des chiffres pour les transferts à long terme et unilatéraux mis ensemble.

[10] Prof. D. Patienkin in Ma’ariv, 30 janvier, 1970.

[11Yediot Aharonot, 30 septembre, 1970. Sur un total de 1,034 millions de dollars d’aide des Etats-Unis à des pays étrangers, à l’exclusion du Vietnam, en 1970, Israël reçut 500 millions de dollars.

[12] Au début de décembre 1970, Sapir présenta son budget pour la période 1970-1971, dont 40 % étaient consacrés aux dépenses militaires. Ceci inclut : l’achat d’armements, en partie couvert par les 500 millions de dollars promis par [le président américain] Nixon ; le développement de l’industrie de l’armement ; et les dépenses de fonctionnement des opérations de sécurité nationale.

[13] Voir « Why this nation does buy British ? » The Times (Londres), 28 mars 1969.

[14] Le terme « establishment sioniste » est celui utilisé couramment en Israël pour le groupe dirigeant présent dans la toile d’institutions sionistes.

[15Ha’aretz, 30 septembre, 1951.

[16] Pour le mouvement d’opposition en Israël, en particulier parmi les lycéens, voir l’article d’Akiva Orr « Israël : Opposition grows », Black Dwarf, 12 juin 1970.