Porc et poivre #2 ♣

Publié le 19 octobre 2013 par Lheureuseimparfaite @LImparfaite

Sitôt qu’elle eut trouvé le bon moyen de le bercer, (qui était d’en faire une espèce de nœud, et puis de le tenir fermement par l’oreille droite et le pied gauche afin de l’empêcher de se dénouer,) elle le porta dehors en plein air. « Si je n’emporte pas cet enfant avec moi, » pensa Alice, « ils le tueront bien sûr un de ces jours. Ne serait-ce pas un meurtre de l’abandonner ? » Elle dit ces derniers mots à haute voix, et la petite créature répondit en grognant (elle avait cessé d’éternuer alors). « Ne grogne pas ainsi, » dit Alice ; « ce n’est pas là du tout une bonne manière de s’exprimer. »

Le bébé grogna de nouveau. Alice le regarda au visage avec inquiétude pour voir ce qu’il avait. Sans contredit son nez était très-retroussé, et ressemblait bien plutôt à un groin qu’à un vrai nez. Ses yeux aussi devenaient très-petits pour un bébé. Enfin Alice ne trouva pas du tout de son goût l’aspect de ce petit être. « Mais peut-être sanglotait-il tout simplement, » pensa-t-elle, et elle regarda de nouveau les yeux du bébé pour voir s’il n’y avait pas de larmes. « Si tu vas te changer en porc, » dit Alice très-sérieusement, « je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Fais-y bien attention ! »

La pauvre petite créature sanglota de nouveau, ou grogna (il était impossible de savoir lequel des deux), et ils continuèrent leur chemin un instant en silence.

Alice commençait à dire en elle-même, « Mais, que faire de cette créature quand je l’aurai portée à la maison ? » lorsqu’il grogna de nouveau si fort qu’elle regarda sa figure avec quelque inquiétude. Cette fois il n’y avait pas à s’y tromper, c’était un porc, ni plus ni moins, et elle comprit qu’il serait ridicule de le porter plus loin.

Elle déposa donc par terre le petit animal, et se sentit toute soulagée de le voir trotter tranquillement vers le bois. « S’il avait grandi, » se dit-elle, « il serait devenu un bien vilain enfant ; tandis qu’il fait un assez joli petit porc, il me semble. » Alors elle se mit à penser à d’autres enfants qu’elle connaissait et qui feraient d’assez jolis porcs, si seulement on savait la manière de s’y prendre pour les métamorphoser. Elle était en train de faire ces réflexions, lorsqu’elle tressaillit en voyant tout à coup le Chat assis à quelques pas de là sur la branche d’un arbre.

Le Chat grimaça en apercevant Alice. Elle trouva qu’il avait l’air bon enfant, et cependant il avait de très-longues griffes et une grande rangée de dents ; aussi comprit-elle qu’il fallait le traiter avec respect.

« Grimaçon ! » commença-t-elle un peu timidement, ne sachant pas du tout si cette familiarité lui serait agréable ; toutefois il ne fit qu’allonger sa grimace.

« Allons, il est content jusqu’à présent, » pensa Alice, et elle continua : « Dites-moi, je vous prie, de quel côté faut-il me diriger ? »

« Cela dépend beaucoup de l’endroit où vous voulez aller, » dit le Chat.

« Cela m’est assez indifférent, » dit Alice.

« Alors peu importe de quel côté vous irez, » dit le Chat.

« Pourvu que j’arrive quelque part, » ajouta Alice en explication.

« Cela ne peut manquer, pourvu que vous marchiez assez longtemps. »

Alice comprit que cela était incontestable ; elle essaya donc d’une autre question : « Quels sont les gens qui demeurent par ici ? »

« De ce côté-ci, » dit le Chat, décrivant un cercle avec sa patte droite, « demeure un chapelier ; de ce côté-là, » faisant de même avec sa patte gauche, « demeure un lièvre. Allez voir celui que vous voudrez, tous deux sont fous. »

 « Mais je ne veux pas fréquenter des fous, » fit observer Alice.

« Vous ne pouvez pas vous en défendre, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle. »

« Comment savez-vous que je suis folle ? » dit Alice.

« Vous devez l’être, » dit le Chat, « sans cela ne seriez pas venue ici. »

Alice pensa que cela ne prouvait rien. Toutefois elle continua : « Et comment savez-vous que vous êtes fou ? »

« D’abord, » dit le Chat, « un chien n’est pas fou ; vous convenez de cela. »

« Je le suppose, » dit Alice.

« Eh bien ! » continua le Chat, « un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis fou. »

« J’appelle cela faire le rouet, et non pas grogner, » dit Alice.

« Appelez cela comme vous voudrez, » dit le Chat. « Jouez-vous au croquet avec la Reine aujourd’hui ? »

« Cela me ferait grand plaisir, » dit Alice, « mais je n’ai pas été invitée. »

« Vous m’y verrez, » dit le Chat ; et il disparut.

Alice ne fut pas très-étonnée, tant elle commençait à s’habituer aux événements extraordinaires. Tandis qu’elle regardait encore l’endroit que le Chat venait de quitter, il reparut tout à coup.

« À propos, qu’est devenu le bébé ? J’allais oublier de le demander. »

« Il a été changé en porc, » dit tranquillement Alice, comme si le Chat était revenu d’une manière naturelle.

« Je m’en doutais, » dit le Chat ; et il disparut de nouveau.

Alice attendit quelques instants, espérant presque le revoir, mais il ne reparut pas ; et une ou deux minutes après, elle continua son chemin dans la direction où on lui avait dit que demeurait le Lièvre. « J’ai déjà vu des chapeliers, » se dit-elle ; « le Lièvre sera de beaucoup le plus intéressant. » À ces mots elle leva les yeux, et voilà que le Chat était encore là assis sur une branche d’arbre.

« M’avez-vous dit porc, ou porte ? » demanda le Chat.

« J’ai dit porc, » répéta Alice. « Ne vous amusez donc pas à paraître et à disparaître si subitement, vous faites tourner la tête aux gens. »

« C’est bon, » dit le Chat, et cette fois il s’évanouit tout doucement à commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps après que le reste fut disparu.

« Certes, » pensa Alice, « j’ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n’ai jamais de ma vie rien vu de si drôle. »

Elle ne fit pas beaucoup de chemin avant d’arriver devant la maison du Lièvre. Elle pensa que ce devait bien être là la maison, car les cheminées étaient en forme d’oreilles et le toit était couvert de fourrure. La maison était si grande qu’elle n’osa s’approcher avant d’avoir grignoté encore un peu du morceau de champignon qu’elle avait dans la main gauche, et d’avoir atteint la taille de deux pieds environ ; et même alors elle avança timidement en se disant : « Si après tout il était fou furieux ! Je voudrais presque avoir été faire visite au Chapelier plutôt que d’être venue ici. »