Pourquoi être un économiste autrichien ? Entretien avec Robert Higgs

Publié le 20 octobre 2013 par Copeau @Contrepoints
Analyse

Pourquoi être un économiste autrichien ? Entretien avec Robert Higgs

Publié Par Institut Coppet, le 20 octobre 2013 dans Lecture

Jour 28 de l’anthologie des 30 textes de Robert Wenzel qui vous amènera à devenir un libertarien bien informé : cette interview de Robert Higgs par Angel Martin est parue (dans une traduction espagnole) dans la revue La Escuela Austriaca desde Adentro II.

L’Institut Coppet vous propose depuis cet été, en partenariat avec Contrepoints, l’anthologie des trente textes libertariens de Robert Wenzel traduite en français. Robert Wenzel est un économiste américain éditeur du site Economic Policy Journal et connu pour son adhésion aux thèses autrichiennes en économie. Cette anthologie regroupe une trentaine de textes qui s’inscrivent quasi-exclusivement dans le courant autrichien et plus généralement dans la pensée libertarienne. Le but principal de cet ensemble bibliographique de très grande qualité est de former au raisonnement libertarien, notamment économique, toute personne qui souhaiterait en découvrir plus sur cette pensée.

Lire aussi les premiers textes de l’anthologie.


Résumé : Dans cette interview, l’économiste Robert Higgs revient sur son parcours universitaire, explique comment il en est venu à la théorie autrichienne, et décrit ses rapports avec l’école institutionnaliste (North, Coase, Williamson notamment). Il en profite pour insister sur le rôle fondamental des institutions dans l’organisation de la vie économique et sociale, et pour inviter les adeptes de la théorie autrichienne à lire les auteurs de l’école institutionnaliste. Enfin, il en vient à développer sa vision de la croissance des États dans la période récente ainsi que son analyse de la Grande Dépression.


Traduit par Victor Stepien, Institut Coppet

Robert Higgs est senior fellow en économie politique à l’Independent Institute et éditeur de l’Independent Institute Review. Il est le récipiendaire du Prix Gary G. Schlarbaum 2007 pour l’ensemble de ses réalisations pour la cause de la liberté. 

Comment avez-vous connu la théorie économique autrichienne ?

Je l’ai connue par hasard, et j’en ai appris davantage petit à petit. À la fin des années 60, alors que je venais juste de commencer mon professorat à l’université de Washington, je suis tombé par hasard sur un article de Hayek datant de 1945, qui s’intitule « L’utilisation de la connaissance dans la société ». Cela m’a beaucoup plu, je l’ai utilisé dans mes cours, je l’ai cité dans mes publications, même si au début je n’ai pas vraiment compris la manière dont son argumentation différait de la microéconomie classique et de « l’économie de l’information » que j’avais déjà absorbées des publications de George Stigler et des autres économistes de l’École de Chicago.

Peu de temps après, alors que je commençais à mieux comprendre Hayek, j’ai lu La Constitution de la liberté, et cela m’a beaucoup impressionné par son étendue et sa profondeur scientifique. À ce moment-là, grâce à mes études doctorales à l’université Johns Hopkins, j’avais déjà compris le côté bénéfique du système des prix, mais je ne m’étais pas encore défait de l’économie sociale néo-classique, avec sa panoplie d’exemples de « défaillances du marché ».

La lecture de Hayek m’a mené vers Mises, dont j’ai lu le traité s’intitulant L’Action humaine à la fin des années 70. Ce livre a profondément influencé ma pensée économique. Hayek, c’est tout du moins l’impression qu’il m’avait donné, n’avait pas remis en question ma conception positiviste des fondements scientifiques de l’économie. Mises, par contre, a changé ces fondements, et j’ai réfléchi à ses formulations épistémologiques pendant des années avant de vraiment les comprendre. L’idée que tout peut être simultanément : 1) apodictiquement certain a priori 2) porteur de signification et vrai de manière empirique, m’a semblé difficile à assimiler intellectuellement, même si finalement j’ai réussi à le faire.

Après L’Action humaine de Mises, je me suis mis à lire davantage de ses publications ainsi que celles de Hayek, mais aussi d’autres publications d’économistes autrichiens, notamment Rothbard (qui a influencé ma pensée politique et historique davantage que ma pensée économique), Kirzner et Garrison.

Pourquoi vous êtes-vous senti attiré par l’économie autrichienne ? Quels sont les principaux traits distinctifs que vous appréciez le plus dans l’école autrichienne par rapport à d’autres approches plus conventionnelles ?

J’ai tout de suite apprécié le réalisme de l’économie autrichienne, en contraste flagrant avec les présuppositions irréalistes de la théorie économique néoclassique et de la stupidité effrontée de nombre de ses modèles et implications. Avec un fondement dans l’axiome d’action et les implications que l’on déduit logiquement de cet axiome, ainsi que de ses propositions auxiliaires bien fondées, l’économie autrichienne permet de disposer d’une « logique de choix » solide qui ne tourne pas autour de données économétriques ou d’autres méthodes d’expérimentations empiriques. Cette logique de choix peut alors s’appliquer à une interprétation d’actions et d’interrelations complexes dans la sphère empirique.

Mais surtout, lorsqu’on comprend l’économie autrichienne, on se rend compte que l’économie plus classique est l’opposé complet de ce qu’elle prétend être : ce n’est pas une science, mais du scientisme. En se basant sur une imitation grossière de la physique du XIXe siècle, elle présuppose de manière implicite ou explicite que les actions humaines peuvent être comprises de la même manière que les biologistes entendent les mouvements et les interactions des particules matérielles, des substances chimiques, et des courants électriques. Malheureusement pour les économistes classiques, contrairement aux particules, aux substances chimiques et aux courants électriques, les êtres humains ont des intentions, dont ils prennent la décision pour changer d’avis plus tard, ainsi qu’une possibilité de créativité dans leurs choix ou d’inventions de moyens pour atteindre un projet qu’ils ont choisi. Seule une science qui reconnaît la nature essentielle des êtres humains, et la manière dont ils se distinguent des particules matérielles ou des courants électriques, peut permettre d’arriver à une compréhension des actions humaines. L’économie néoclassique cache sa nudité épistémologique derrière des habits de représentations symboliques et de manipulations mathématiques traduites par des modèles formels. Une fois qu’on se rend compte de ce qu’ils font, et de ce qu’ils présupposent, dans cette foire d’idiots savants, il apparaît évident que presque rien ne peut faire face à une critique sérieuse.

Votre pensée économique a-t-elle changée de manière significative tout au long de votre carrière universitaire ?

Lorsque j’ai reçu mon doctorat en 1968, j’étais un économiste néoclassique complètement normal. Rien lors de mes études jusqu’à ce moment-là ne m’avait poussé à devenir autre chose. Cependant, j’étais déjà sceptique vis-à-vis de la grande qualité de formalisme mathématique et de l’artificialité conceptuelle de la théorie économique. C’était une des raisons pour lesquelles j’étais attiré par la spécialité de l’histoire économique, qui est bien plus pied-à-terre. Ainsi, j’étais prédisposé à cultiver un certain scepticisme par rapport aux modèles et méthodes conventionnelles, et je suis devenu de plus en plus sceptique alors que je commençais mes propres travaux de recherche en tant qu’économiste.

Au fur et à mesure, mes positions ont changé de manière substantielle, mais jamais très rapidement, sauf juste après ma lecture de L’Action humaine de Mises, qui a remis en question beaucoup de mes fondamentaux de l’époque. Cependant, je n’ai pas abandonné de manière instantanée la théorie économique néoclassique. Cette transition m’a pris de nombreuses années, et peut-être que je n’en ai pas encore fini.

Par ailleurs, alors que j’en apprenais davantage sur l’économétrie – pas seulement en termes théoriques, mais également de manière pratique – je suis devenu très sceptique sur la façon dont les économistes utilisent ces techniques de statistique. D’une part, très peu d’entre eux font attention à la qualité des données dont ils se servent ; la plupart utilisent des données prises dans des sources standards, par exemple des bases de données publiques. Par conséquent, le résultat même de leurs exercices économétriques, peu importe le niveau de sophistication en apparence de leur méthode, consiste souvent à rentrer des informations sans valeur et d’en ressortir des informations sans davantage de valeur. En outre, j’ai également appris que l’économétrie repose principalement sur des présuppositions erronées concernant les échantillons sous-jacents qui mènent aux données utilisées. De manière générale en économie, aucun échantillon pris au hasard ne peut être considéré. Le chercheur se base simplement sur des données historiques – les seules données qui existent à propos d’un sujet donné – et traitent ces données comme si elles correspondaient à une procédure d’échantillon à l’aveuglette. Ainsi, presque tout le processus associé au soi-disant test de signification statistique se trouve déplacé et ne renvoie pas à ce qu’il semblait renvoyer. Ma vieille amie Deirdre McCloskey tente d’éduquer la profession à ce propos, mais les vieilles habitudes professionnelles perdurent malgré tout.

Bien entendu, les doutes que je viens d’exprimer à propos de l’économétrie conventionnelle n’ont cessé d’augmenter au fur et à mesure de ma longue autodidactie dans l’économie autrichienne. Par conséquent, depuis des années j’étudie de moins en moins l’économétrie, et de plus en plus les interprétations et les critiques conceptuelles et analytiques des idées et pratiques reçues. En disant que je ne participe plus au professorat traditionnel, nous ne serions pas éloignés de la vérité, même si j’ai plaisir à remarquer que certains de mes vieux amis et collègues dans la profession sont restés à mes côtés et ont fait attention à mes publications. Les doctorants auxquels j’ai enseigné à l’université de Washington me sont restés complètement fidèles, tout comme mes véritables amis, ce qui me procure beaucoup de satisfaction. Aucun d’entre eux, par contre, n’est devenu autrichien.

Si je ne me trompe pas, vous aviez Douglass North en tant que professeur à l’université. Quelles sont les leçons principales qu’il vous a enseignées ?

Ce n’était pas mon professeur, mais nous avons enseigné ensemble à l’université de Washington de 1968 à 1983, jusqu’à ce que nous quittions tous les deux cette université pour d’autres postes. Toutefois, une des raisons pour lesquelles j’ai accepté d’enseigner à Seattle, c’était que North y était déjà, et j’espérais apprendre de lui, peut-être même également dans le cadre d’un mentorat. Au fur et à mesure des années, il m’a beaucoup aidé d’une manière importante, et je lui en suis fondamentalement reconnaissant. D’ailleurs, nous sommes toujours amis de nos jours. (Doug a écrit l’avant-propos de l’ouvrage intitulé Government and the American Economy, les Mélanges publiés en mon honneur par l’université de Chicago en 2007.)

L’influence que North a eue sur moi s’est plutôt manifestée dans mes goûts pour certains sujets que dans un apprentissage de certaines méthodes d’analyse ou dans des conclusions historiques. Dans les années 70, Doug était considéré comme l’expert principal en ce qui concernait « l’État et l’économie » pour les historiens économiques, et après avoir travaillé à ses côtés pendant un peu plus d’une décennie, ces thèmes ont commencé à m’intéresser également. Bien entendu, son intérêt pour les institutions et la création de ce qui est devenu la « nouvelle économie institutionnelle » m’a également beaucoup influencé, même si la partie théorique la plus importante de ces travaux de recherche provenait de nos autres collègues à l’université de Washington, comme Yoram Barzel et Steven N.S. Cheung, ainsi que d’autres économistes enseignant dans d’autres universités, comme Ronald Coase à l’université de Chicago et Armen Alchian à l’université de Los Angeles.

Pensez-vous que les économistes autrichiens devraient porter beaucoup d’attention aux recherches de North et aux Nouveaux Institutionnalistes (par exemple Coase, Williamson, etc.) ?

Oui, je le pense. Que l’on soit un économiste néoclassique ou autrichien, leur recherche peut beaucoup nous apprendre. En réalité, tous les comportements sociaux découlent de l’environnement institutionnel dans lequel les acteurs se trouvent. Pendant longtemps, l’économie néoclassique ne prenait pas vraiment en compte les institutions, et de ce fait ces économistes ont commis des erreurs majeures en interprétant un certain nombre d’institutions (par exemples des entreprises ou des institutions publiques) et de développements (par exemple la planification centrale de pays comme l’URSS, la Chine et d’autres pays communistes, ainsi que ses résultats). Bien entendu, certains aspects de la nouvelle économie institutionnelle ne peuvent pas être acceptés par les autrichiens parce qu’elles vont à l’encontre des méthodes et des fondamentaux de la théorie autrichienne. Cependant, quiconque tente de comprendre la réalité empirique de situations et événements complexes peut apprendre des choses non négligeables parmi les meilleurs travaux de cette nouvelle économie institutionnelle.

Certains de mes anciens doctorants, comme Robert McGuire, Lee Alston, John Wallis, Yuzo Murayama, Price Fishback et Charlotte Twight, ont fait des recherches épatantes qui combinent la théorie des choix publics, l’histoire économique, et la nouvelle économie institutionnelle, en les maniant de manière créative et révélatrice. Ils ont amplement surpassé leur enseignant, et je suis extrêmement fier de leurs accomplissements.

Parmi mes propres recherches dans ce domaine, on trouve un certain nombre d’études sur les locations agricoles et les contrats liés à l’utilisation des terres agricoles et de la main d’œuvre ; les relations ethniques dans le sud des États-Unis ; les lois agricoles contre les Japonais dans les États de la côte Ouest ; les régulations de l’industrie de la pêche dans l’État de Washington et en Alaska ; les prix contrôlés sous l’administration Carter ; le complexe militaro-industriel-congressionnel ; les sanctions du commerce international américain et financier ; les régulations de l’agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux par rapport aux médicaments et aux appareils de santé ; et la gestion de l’externalité dans l’industrie minière du métal des États américains du Nord-Est, entre autres. Mes recherches dans ce domaine ont influencé certains économistes et historiens économistes conventionnels, mais restent largement inconnues (ou ignorées) par les économistes autrichiens.

Une des thèses les plus importantes dans vos recherches, c’est « l’effet cliquet ». Vous avez développé une structure théorique pour comprendre la croissance des États dans votre ouvrage intitulé Crisis and Leviathan, et vous l’avez appliquée à certains épisodes historiques. Pourriez-vous nous expliquer ce que signifie « l’effet cliquet » et pourquoi c’est important pour comprendre l’histoire des États du XXe siècle et de ses événements récents ?

Dans mes travaux, l’effet cliquet traduit la manière dont, sous les conditions idéologiques modernes, les État croissent pendant ce qui semble être des périodes de crise. La taille de l’État, son étendue, son pouvoir, accroît de manière brutale alors que cet État agit pour « faire quelque chose » afin de réduire le niveau de menace. Ensuite, alors que la menace est éliminée ou réduite, l’État se réduit également, mais pas au niveau initial. Par conséquent, chaque crise augmente la trajectoire de l’État en termes de grandeur, d’étendue ou de pouvoir.

Dans ma formulation, les raisons pour le cliquet sont nombreuses : d’une part, l’inertie politique et légale ; d’autre part, la persistance institutionnelle, apportée par ceux qui opèrent ou tirent profit et dont les institutions ou l’autorité publique sont à l’origine ; ou même encore (et peut-être le plus important) le changement institutionnel associé au fait que le public se soit habitué à l’application des nouveaux pouvoirs étatiques et en même temps aux efforts portés par l’État pour en justifier. D’autres économistes et historiens avaient apporté une définition de l’effet cliquet, mais la plupart se contentaient de la limiter à l’augmentation fiscale, et aucun d’eux n’avait développé ses aspects idéologiques en les détaillant. Le changement idéologique engendré par ce qui semble être un succès de prime abord, c’est-à-dire le passage entre des crises majeures, prédispose l’État à croître davantage lors de prochaines crises, et le public à accepter cet accroissement.

Un autre domaine dans lequel vos contributions ne sont pas négligeables, c’est la Grande Dépression, notamment dans votre ouvrage qui s’intitule Depression, War, and Cold War. Il existe plusieurs débats intéressants à propos de cette période en particulier. L’un d’eux consiste à se demander pourquoi cela s’est produit, et surtout pourquoi ce crash et la grande contraction de 1933. Êtes-vous d’accord avec la thèse de Friedman et de Schwartz, selon laquelle la Grande Dépression découlait surtout d’une mauvaise gestion de la politique monétaire, en particulier parce que la politique de la banque centrale américaine était trop récessionniste et a laissé la masse monétaire diminuer de manière phénoménale ? La Banque centrale américaine aurait-elle dû intervenir pour éviter cette supposée deuxième contraction ?

Je ne suis pas d’accord avec Friedman et Schwartz parce que je crois que les actions de la Banque centrale américaine pendant les années 20 ont été à l’origine même de mauvais investissements dans des projets de capitaux à long terme, comme les développements immobiliers, l’habitat résidentiel, et les grands immeubles de bureaux, et ont donc fait en sorte qu’une restructuration sérieuse soit inévitable en fin de compte, éventuellement par le biais d’un boom très répandu, avec ses mises en faillites consubstantielles. Selon Friedman et Schwartz, la Banque centrale américaine a bien agi dans les années 20, et n’a commis de grosses erreurs qu’après le déclin économique de 1929.

Par contre, je suis d’accord pour dire qu’une fois que l’économie a commencé à se contracter rapidement, la Banque centrale américaine aurait dû agir pour éviter la faillite de presque 10 000 banques entre 1929 et 1934. Ces faillites ont créé des effets secondaires qui ont empiré le déclin économique ambiant, non seulement à cause de l’augmentation de l’illiquidité et de la chute de la valeur des actifs, mais également par la confiance brisée dans le marché et un pessimisme accentué des consommateurs. Tout ceci encourageait une demande de liquidités plus importante. Par conséquent, même si la Banque centrale américaine augmentait la base monétaire, les multiplicateurs monétaires déclinaient tellement que le stock monétaire tomba trois fois en moins de quatre ans. La déflation qui a suivi fut trop rapide pour être prise en charge de manière aisée ou rapide, et donc beaucoup de faillites et autres difficultés qui auraient pu être évitées ont eu lieu.

Cependant, je n’en veux pas seulement à la Banque centrale américaine pour la Grande Contraction, alors qu’il me semble que c’est le cas de Friedman et Schwartz. La réponse de l’État à la crise – notamment l’augmentation des niveaux de salaires, l’augmentation des tarifs douaniers, le renflouage des banques et des compagnies d’assurance privilégiées, et bien d’autres actions – ainsi que la prudence de la Banque centrale américaine en faisant face à la contraction, ont créé un véritable « feu d’artifice » pour anéantir l’économie du marché privé et son système de prix. Les autorités ont presque fait tout ce qu’il ne fallait pas entre 1929 et 1933. Il n’est pas surprenant qu’elles aient ainsi conduit le déclin à la catastrophe.

Une autre question qui se pose, c’est pourquoi la Grande Dépression a duré si longtemps. Vous en parlez dans vos publications, et vous en élaborez une explication dans votre ouvrage qui s’intitule Regime Uncertainty: Why the Great Depression Lasted So Long and Why Prosperity Resumed After the War.

« L’incertitude du régime politique » est le nom que je donne aux peurs très répandues selon lesquelles la nature de l’ordre économique changera. Cela renvoie surtout à la peur que les droits de propriété soient altérés de manière délétère par des impôts plus conséquents, des réglementations plus couteuses, un traitement plus hostile par les fonctionnaires publics de toutes sortes, et peut-être même par une confiscation entière de la propriété privée. Lorsque les investisseurs ont le sentiment que le régime politique est incertain, ils peinent à s’engager dans des projets d’investissements à long terme puisqu’ils craignent de ne pas recevoir les rendements générés par ces investissements et même de perdre leur capital initial. Entre 1935 et 1940, beaucoup d’investisseurs américains craignaient que l’économie de marché américaine ne se transforme en fascisme, en socialisme, ou quelque autre système économique dominé par l’État.

Les investissements à long terme restaient négatifs tout au long des années 1930, et la totalité des investissements n’ont pas repris les niveaux des années 1920 avant la fin de la guerre. À ce moment-là, Roosevelt était décédé, le « New Deal » était en retrait, et ses partisans les plus acharnés n’avaient plus un accès aussi commode auprès du président. Harry Truman était, après tout, un partisan plus modéré du « New Deal » que Roosevelt.

Il reste un autre sujet de controverse parmi les chercheurs qui s’occupent de La Grande Dépression que vous avez abordée : quand les États-Unis l’ont-ils véritablement quittée ? L’idée reçue veut que ce fût la conséquence directe de la Seconde Guerre mondiale, grâce à son expansionnisme économique découlant d’une dépense majeure de fonds publics. Mais vous proposez une explication différente dans votre ouvrage qui s’intitule Wartime Prosperity? A Reassessment of the U.S. Economy in the 1940s

Toutes catégories confondues hormis le taux de chômage (qui était très bas pendant la guerre parce qu’approximativement 20% de la main d’œuvre avant-guerre avait rejoint l’armée et approximativement 20% en plus travaillait dans la production d’armes et de ses produits dérivés), l’économie n’était pas prospère pendant la guerre. Beaucoup de produits n’étaient plus fabriqués du tout ; beaucoup de produits ordinaires étaient sujet à des rations ; presque tous les produits de première nécessité étaient soumis à des prix contrôlés, et donc beaucoup d’entre eux étaient en quantité limitée de manière chronique. Oui, les gens avaient l’impression de gagner de bons salaires, mais ils ne pouvaient pas échanger leurs salaires avec les produits qu’ils souhaitaient acheter, et par conséquent ils économisaient à des taux extraordinaires (20 à 25% de leurs salaires personnels). La vraie prospérité n’a repris qu’après la guerre. L’année 1946 connut le taux de croissance du secteur privé le plus élevé de toute l’histoire des États-Unis – probablement plus de 30%, si on pouvait le mesurer de manière correcte.

Pourriez-vous nous rappeler quelque anecdote ou réaction que vos publications (notamment sur l’effet cliquet ou sur l’histoire révisionniste de la Grande Dépression) ont eues sur vos collègues universitaires plus traditionnels ?

Ces pans de mes publications ont été bien reçus par les économistes autrichiens et même par les historiens économiques plus classiques. Mes travaux sur l’accroissement de l’État sont souvent cités par les chercheurs de l’école des choix publics, les professeurs de science politique, les historiens, et d’autres chercheurs.

Mes publications sur la Grande Dépression ont cependant été ignorées presque entièrement par les macro-économistes traditionnels, sans doute à cause de leur insistance selon laquelle « si vous n’avez pas de modèles formels, vous n’avez rien ». Ils semblent également, pour la plupart, s’avérer incapables de comprendre que les séries de données sur la vraie production et sur le niveau des prix pendant la Seconde Guerre mondiale n’ont pas de sens (même pas le semblant de sens qu’ils peuvent avoir dans des conditions normales).

Quelqu’un m’a appris qu’il existe un nouvel article, rédigé par Robert J. Gordon et Robert Krenn, sur la fin de la Grande Dépression. Ces auteurs parlent de l’argument que j’ai proposé selon lequel la Seconde Guerre mondiale n’a pas mis fin à la Dépression (même s’ils ne citent aucune de mes publications directement), en concluant que mon argumentation est complètement erronée. Cependant, étant donnés leurs commentaires sur mes recherches – à la fois en s’acharnant sur un épouvantail qu’ils ont eux-mêmes créé et d’autres part en ignorant mon argumentation en s’appuyant sur des données que j’avais démontré sans valeur – je pense qu’ils n’ont en fait pas vraiment lu mon ouvrage qui s’intitule Depression, War, and Cold War (la version de 2009, en livre de poche, celle qui semble être leur référence erronée).

Cependant, dans un article publié en février 2010 par la Direction générale des affaires économiques et financières de la Commission européenne, le macro-économiste Paul van den Noord cite respectueusement mon argument sur l’incertitude des régimes politiques dans la deuxième partie des années 1930 comme une contribution remarquable envers une interprétation défendable des événements macroéconomiques de cette période.

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