Hubert (Les Gens normaux) : « L'espoir serait que dans dix ans, il n'y ait pas plus d'intérêt à refaire ce genre d'ouvrage »

Par Bande Dessinée Info

C’est un ouvrage qui laisse des liens se tisser. Un jeu de textes et d’images qui s’enchâssent. Il y a des voix et des visages qui ne cessent de se regarder, apprenant à se connaître, et qui ne cessent de s’écouter, parfois de se disputer, pour finalement se rejoindre. La singularité d’une multitude. L’entreprise de départ est à la fois ambitieuse, riche et originale. Et ce n’est sans doute pas Hubert, scénariste de talent qui s’est vu confier les manettes du projet, qui dirait l’inverse. Les Gens normaux n’est pas uniquement un recueil de « paroles lesbiennes, gay, bi et trans », pas uniquement un assemblage de témoignages et de discours scientifiques rappelant à la mémoire – parfois très proche – quelques dates marquantes du combat de quelques-uns pour faire valoir leurs droits, et pas uniquement une proposition de définition de ce que pourrait être la « normalité ». La voix, démultipliée, que l’ouvrage porte va bien au-delà.
Le projet, initié par l’association BD Boum de Blois, les Rendez-Vous de l’Histoire, l’association Le Refuge, le Centre LGBT (Lesbien, Gay, Bi & Trans) de Touraine et les éditions Casterman, réunit, gravitant autour d’Hubert, des témoignages illustrés par une dizaine de dessinateurs – Cyril Pedrosa, Alexis Dormal, Virginie Augustin, Jeromeuh, Zanzim, Simon Hureau, Freddy Nadolny Poustochkine, Freddy Martin, Natacha Sicaud et Audrey Spiry – et des textes d’universitaires spécialistes de la question – Éric Fassin, Florence Tamagne, Laure Murat, Louis-Georges Tin et Michelle Perrot –, avec une préface signée Robert Badinter. Sous leurs traits et leurs plumes, des parcelles de vies se tracent et se devinent, livrant ce qu’elles ont parfois de plus intime, leurs luttes, leurs choix, leurs douleurs et leurs doutes, mais aussi leurs joies partagées. L’ouvrage ne propose aucun regard unique et sort du simple catalogue et des clichés rebattus sur les questions liées à l’identité sexuelle. Il dit les particularités d’une multitude, aux bons soins d’un auteur qui a récolté plus de 150 heures de témoignages divers, et dont les yeux s’illuminent lorsqu’il revient sur les étapes de la réalisation de ce projet.
Rencontre avec Hubert, homme « normal », car « singulier ».

Les Gens normaux : un ouvrage collectif pour un ouvrage assez singulier…

Oui, tout à fait. Et c’est une histoire singulière pour moi en premier lieu, par rapport à mes projets habituels, puisqu’il s’agit à la fois d’une commande et d’un ouvrage très personnel, ce qui rend le projet assez particulier.

Si l’on tente de résumer l’entreprise, c’est une intention de départ, un scénariste « chef d’orchestre » (vous-même), trois associations, un festival, un centre, un politicien, une maison d’édition, cinq universitaires spécialisés, onze dessinateurs et des centaines de parcours de vie de « gens normaux » !
D’où vient alors cette impression d’une seule et unique voix qui s’élève, à la lecture ?

Les gens normaux - Casterman

Ce titre, Les Gens normaux, est à prendre de façon ironique, et pose en fait une question unique et une autre qui en découle : qui sont les « gens normaux » et finalement, qu’est-ce que la « normalité » ?
Cette impression de « voix unique » était une volonté, dès le départ. Quand on m’a présenté ce projet, porté par l’association BD Boum, on m’a immédiatement dit que la collection écritures des éditions Casterman était intéressée et ils tenaient à ce que j’y figure pour pouvoir donner une patte d’auteur à un collectif – ce qui était loin d’être une évidence totale à la base ! Je reviens donc au fait qu’il s’agit bien là d’un projet à la fois de commande et personnel, car j’ai passé presqu’un an à me poser ces questions : comment réussir à rendre compte au mieux de cette expérience si singulière – débarquer ainsi dans la vie de personnes que je ne connaissais absolument pas et les interviewer pendant des heures sur des questions parfois très intimes – et comment parvenir à en faire un projet en propre ? D’ordinaire, je fais très peu de commandes… Ces questions se sont ensuite greffées à une autre : comment être le plus « juste » possible ? Dans les collectifs que je lis habituellement, souvent, je n’apprécie pas que l’on présente des parcours de vie comme une sorte de narration objective, où la place du narrateur et celle de l’interviewer sont absentes. Finalement, je me suis dit que la seule façon d’être juste était d’assumer totalement la subjectivité et de me poser d’emblée en tant que narrateur-interviewer.
Cette impression d’unité vient donc du fait que je me mets en scène, moi. Il s’agit donc d’une histoire de rencontres, nouvelles à chaque fois, entre ce que je suis – blanc, homosexuel, 42 ans, de famille catholique mais avec un parcours qui m’a plutôt conduit de « l’autre côté » (libéral et anticatholique !) pour des raisons personnelles – et toutes ces personnes que j’ai été amené à connaître dans une structure donnée. Voilà ce qui créé un lien, assez ténu, qui fait que l’on sait toujours où est la place de la narration, portée par un ton unique (celui que je donne).
J’ai également tenu à être le plus fidèle possible, en enregistrant et retapant scrupuleusement tous les entretiens : il s’agit bien de montage et pas de réécriture. Je voulais rester au plus près de ce que ces personnes m’avaient confié, jusqu’à rendre compte aussi, par moments, du fait que certains de leurs discours m’étaient restés totalement opaques. En effet, parfois, je ne les comprenais pas ! Et il m’a donc fallu faire avec une empathie impossible, que j’ai souhaité conserver et retranscrire fidèlement. Je me disais alors, avec cette distance et cette limite nécessaires : « Là, je ne vous suis pas, mais c’est normal car il s’agit de votre vie et non de la mienne ! »

Une des rencontres a d’ailleurs mené à un conflit !
Oui, une rencontre qui a été à la fois un conflit et un jeu ! (rires) Cette personne, qui reste anonyme dans l’album, a posé, dès le début de l’entretien, ses propres règles du jeu sur la table, avec une volonté de provocation et cette unique intention : celle de vouloir me « choquer ». Il avait en plus une image de moi qui était immédiatement faussée, me prêtant des intentions et des idées que je n’avais pas… Donc il était persuadé de pouvoir me choquer – chose qu’il n’a bien sûr pas réussi à faire ! À la base, ayant moi-même défini les différents axes pour les rencontres, j’avais demandé à rencontrer quelqu’un de ce type bien précis : un homosexuel conservateur de droite, tendance Christine Boutin. Je savais bien que cela existait mais je ne parvenais pas à comprendre comment cela était possible, de pouvoir être autant auto-contradictoire ! Bien sûr, on le sait, tout est ouvert et possible, des Juifs votant FN, des personnes issues de l’immigration maghrébine votant FN… Mais étant une personne assez cartésienne et éloignée très jeune de l’église catholique, pour des raisons de cohérence, cela m’est très difficile de comprendre que l’on puisse sembler être aussi écartelé entre ce que l’on est et ses propres convictions ! Au final, je ne le comprends d’ailleurs toujours pas ! Lorsque j’arrive à mettre des points sur son histoire personnelle, en particulier au moment de son basculement vers la droite, voire vers une droite extrêmement dure (il vient en fait d’une famille ultra-conservatrice), je ne sens pas la cohérence qu’il croit lui-même ressentir. Je ne ressens alors que d’autant plus son écartèlement, et j’ai l’impression qu’il joue sur un terrain mouvant entre ce qu’il ressent, ses véritables aspirations et sa pensée politique : un problème demeure, irrésolu. J’ai donc tenté de creuser, en appuyant sur ce qui me paraissait être des contradictions, et lui s’en sortait toujours par une pirouette ! C’est le jeu : nous avons tous nos zones d’incohérence et nos auto-contradictions… C’est obligatoire, nous ne sommes en réalité peut-être pas les animaux cartésiens que nous prétendons être !

Les gens normaux - Casterman

Revenons donc à cet ouvrage collectif et singulier. Cyril Pedrosa entame la marche avec vous. Nous sommes en janvier 2012 : votre téléphone portable sonne, vous allumez une cigarette ; à l’autre bout du fil, Bruno Génini (directeur de BD Boum) vous dit qu’il s’agit d’un « appel intéressé » et vous propose d’être le scénariste d’un livre traitant des thématiques LGBT. Finalement, vous entrez dans ce projet comme un lecteur face à n’importe quelle œuvre nouvelle, avec cette sensation d’inconnu total, accentué par la campagne présidentielle alors en cours et la question de l’ouverture du mariage républicain aux couples d’un même sexe. En quoi cet instant vous a-t-il paru être une « parenthèse suspendue », comme vous le dites ?

Cet instant m’a paru être une « parenthèse » car, d’un point de vue personnel, je rentrais dans un cadre défini au préalable. J’aurais pu choisir des personnes de mon entourage, rester dans mon univers de scénariste auquel je suis habitué, et raconter des histoires de gens que je connaissais, des couples homoparentaux par exemple, ou autres. Mais très rapidement, je me suis dit que si je partais dans cette direction, alors le livre serait à ma ressemblance, avec des histoires de Parisiens, en études universitaires supérieures… Là, il m’a fallu plonger dans l’inconnu : certes, j’ai défini des angles (c’est mon métier !), mais je me suis, en quelque sorte, laissé « déposséder » des choix de personnes et d’histoires.

Un peu comme un chef d’orchestre sans partition ?

Voilà : je suis l’observateur, et je me mets volontairement dans cette position d’observateur passif, qui ne décide pas de qui il va rencontrer.
J’étais déjà allé quelques fois à Tours, mais n’en connaissais pas grand-chose, pas même la géographie. J’étais donc trimballé dans cette ville presque inconnue, à suivre des directives pour retrouver des personnes elles-mêmes inconnues. C’était comme partir à l’aventure ! D’où cette forme d’étrangeté initiale. Et tout ceci baignant dans un cadre politique bien particulier, un vrai moment de bascule après dix ans d’immobilisme et de promesses non tenues. Tout d’un coup, on pouvait se dire que l’iceberg allait peut-être se fendre et qu’il allait enfin se passer quelque chose dans la société. Mais tout ceci restait bien sûr une interrogation, à ce moment-là ; nous étions encore dans le débat et rien ne pouvait dire de quel côté la balance allait pencher, soit dans l’opposition la plus totale, soit dans l’espoir d’un accompagnement vers cette avancée politique pour les gays et lesbiens. Cela peut sembler être une bien petite chose – comme on pourrait d’ailleurs considérer la loi de 1982 comme une petite chose – mais elle a une signification énorme pour les personnes discriminées.
[ndlr : comme le rappelle Robert Badinter dans la préface de l’album, il a fallu attendre 1982 pour que les députés abolissent une loi édictée sous le régime de Vichy quarante ans plus tôt, promettant de punir « d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 francs à 20 000 francs toute personne qui aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu mineur du même sexe. »]

Les différents témoignages se focalisent sur des problèmes très différents les uns des autres, et englobent finalement beaucoup de questions – le SIDA, la religion, la politique, l’adoption, le PACS… – avec des conclusions parfois surprenantes et des discours inattendus. L’album dit se structurer autour d’un point central, celui de la « normalité » ; mais au fond, en fin de lecture de tous ces récits aux voies si dissemblables, ne pourrait-on pas penser qu’il n’existe aucune normalité (comme c’est esquissé dans l’épilogue) ?

Pour moi, il n’existe pas de « normalité ». Pour revenir sur cette histoire d’ouverture : à la base, j’ai travaillé avec le centre LGBT de Tours autour de thématiques : il s’agissait de rencontrer telle ou telle personne « représentant » telle ou telle thématique particulière. Mais, très rapidement, dès le troisième entretien, je me suis rendu compte que cela allait bien au-delà de simples rencontres et de simples thématiques, et que je me trouvais en présence de chemins de d’existence, de vies entières. Nous sommes donc sortis des thématiques à l’origine du projet. Elles restent bien sûr présentes à la lecture, mais peuvent se confondre au sein d’un même entretien. Je me suis retrouvé avec une masse d’information et, petit à petit, j’ai pris conscience d’une diversité incroyable, qui était donc aussi un point commun (car pour moi, l’orientation sexuelle n’est pas une identité, mais bien un trait de caractère parmi tant d’autres… je ne me définis pas en tant qu’homosexuel, loin de là).
C’est donc le regard extérieur, et la tentative d’une certaine partie de la société d’imposer un schéma – selon que l’on est un homme ou une femme, on est censé faire ceci plutôt que cela, et si l’on « dévie », on se place d’un coup en dehors de la « norme » – qui était à questionner. Tout en écrivant le livre, je discutais avec les témoins de tout ceci, et je suis arrivé à me dire que toutes ces dissemblances étaient finalement ce qui les réunissait, ce mot qui revenait en permanence, sous la forme de simples remarques ou de plaisanteries : « normal ». En effet, je le comprends très bien. Adolescent, je me considérais comme un monstre, parce que je n’étais pas « normal », puis avec les années, le combat a été de me dire que je possédais ma propre normalité, différente de celle des autres, mais qui me convient bien. L’homosexualité ne doit pas apparaître comme un critère, mais le poids du regard extérieur la fige dans cet état. L’espoir serait que dans dix ans, il n’y ait pas plus d’intérêt à refaire ce genre d’ouvrage qu’à faire un ouvrage sur la couleur des cheveux, par exemple ! (rires)

Certains témoignages se révèlent troublants dans le doute qui plane au-dessus des cases. Pourtant, comme vous venez de le souligner, ce ne sont pas ceux qui se livrent qui doutent, mais la société qui les fait douter, jusqu’à embrouiller l’identité même, et remettre en question ce qui a priori relève d’un droit inconditionnel. Par exemple, Astrid et Nolwen remplissant des papiers scolaires notent « maman et autre parent » sur la feuille ; Virginie, elle, dit « iell » pour se trouver un « entre-deux »…
Il semble qu’à travers ce livre, un visage, un cri identitaire, a été donné à ces personnes, comme unique lutte contre la peur. C’est d’ailleurs ce que dit Marc : « s’éloigner d’un fantasme pour entrer dans la réalité ». Des images, donc, pour mettre des visages sur des voix ?

Tout à fait. Pour moi, il s’agit d’une condition très forte : la xénophobie vient très souvent d’une absence de connaissance(s). Nous sommes dans un fantasme, avec des prisons et des barrières (les Juifs sont ceci, les Musulmans sont cela, les homosexuels autre chose encore…), mais pour peu que l’on commence à connaître et à s’intéresser aux personnes, ces a priori tombent alors. Petit à petit, nous nous rendons compte de ces différences-là, essentielles. Pour ma part, je viens d’une famille très conservatrice à l’origine, et mes parents sont l’exemple type prouvant que les mentalités peuvent changer. À travers ce que je suis, ils ont dû se confronter à un univers qui leur était jusque-là totalement inconnu. Ce doit être aussi le rôle des avancées politiques : plus nous serons dans une banalité la plus totale, moins les discours de « peur » feront surface. Le PACS avait déjà fait avancer les choses, en permettant à des couples de trouver une structure et donc de s’inscrire dans la société. On passait d’un coup de l’inégalité la plus totale (celle d’avant les années 1980) à une existence pour le couple homosexuel, via une véritable inscription sociale. Le mariage permettra non pas de créer des enfants d’homosexuels – qui existent bien sûr depuis bien longtemps déjà ! – mais de faire en sorte que ces familles-là rentrent elles aussi dans un cadre dit « classique ».
Ce qui est intéressant, par rapport à ce point, serait de comparer la situation française avec la situation anglaise, où le mariage a été porté par le conservateur David Cameron, dont le discours a été d’affirmer être en faveur du mariage homosexuel précisément parce qu’il est conservateur ! Permettre à ces familles de s’inscrire dans cette structure-là semble donc pour lui être une démarche conservatrice, dans le sens où elle permet d’aller vers plus de stabilité. J’en appelle donc aux Christine Boutin et autres Frigide Barjot de défiler à nos côtés pour nous permettre de nous marier, puisqu’il s’agit d’une certaine façon de la défense de leurs valeurs ! (rires)

Les Gens normaux est un album choral et polymorphe (on pourrait même dire « transgenre », finalement !), enchâssant des faits historiques (par exemple, de la suppression du crime pour sodomie en 1791 à la célébration du premier mariage gay le 29 mai 2013, ou bien une analyse du lesbianisme dans l’art pictural et au-delà, ou bien encore l’état de la recherche médicale liée à la transidentité) et des faits personnels (à travers les témoignages dessinés), les uns se reposant sur / étayant les propos des autres. En quoi ce mélange est-il essentiel ?

Cette structure est celle des ouvrages de BD Boum, qui placent face à face des parcours de vies et la théorisation. Et c’est justement cet aller-retour permanent, entre une pensée de très haut niveau, avec des textes d’éminences, et des parcours de vies brutes qui viennent éclairer les faits scientifiques, qui est me semble-t-il très intéressant. Nous ne sommes pas dans une pensée désincarnée, ni simplement dans le fourmillement des faits, et les deux se répondent en permanence pour donner au final, oui, un album parcouru par de multiples voix !

Propos recueillis par Cathia Engelbach

À noter : Du 25 novembre au 14 décembre 2013, une exposition sera présentée à la bibliothèque Abbé-Grégoire, dans le cadre du festival BD Boum de Blois, organisé les 22, 23 et 24 novembre (toutes les informations : http://www.bdboum.com/expositions/226).