Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 27 octobre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 Il valait mieux regarder par la fenêtre.  Parce que dehors il y avait le ciel, la cour d’école et tout au fond de la cour d’école, derrière une haie de cèdres, une clôture avec une large brèche en son centre.  Une brèche qu’il nous suffisait de franchir pour accéder à un boisé.  Un boisé avec des aulnes, des nids cachés sous la feuillée et parfois le chant des merles.  Au beau milieu du boisé, un ruisseau.  Et sur ses rives, à la toute fin du mois de mai, des anémones.  Des anémones par milliers.

Oui, il valait mieux regarder par la fenêtre, car entre les murs de la petite école, il faisait sombre, il faisait noir.  Noires silhouettes des Religieuses et longs couloirs dans la pénombre.  Filles et garçons séparés et pourtant soumis pour l’essentiel aux mêmes apprentissages.  Vérités immuables imprimées à l’encre noire sur le papier blanc de nos manuels scolaires.  Vérités incontestables qu’à tour de rôle il nous fallait recopier sans fautes à la craie blanche sur le tableau noir et que nous répétions en chœur jusqu’à ce qu’elles nous hantent.

Qu’est-ce que le catéchisme ?  Le catéchisme est le livre dans lequel nous apprenons tout ce qui est nécessaire pour aller au ciel.

Ainsi nous apprenions la géographie d’un au-delà organisé : le ciel, l’enfer, le purgatoire.  Et déjà nous nous désolions de nos vies ici-bas condamnées : péchés véniels, péchés mortels, nos âmes noires…

Heureusement, quelques questions du catéchisme exigeaient des réponses toutes simples.

Où est Dieu ?  Dieu est partout.

Dans les eaux vives du ruisseau, dans les aulnes, dans le chant des merles, dans la beauté de toutes les créatures vivantes ?  Vous croyez ?  Mais là, vous vous trompez.  Car le dieu d’alors n’avait pas le temps d’y être, trop occupé qu’il était à surveiller les gestes et les pensées coupables des petites filles de sept ans.

Dans ma classe, nous étions vingt-quatre petites filles de sept ans.  D’une génération d’enfants, coincée entre la fin d’une époque et le début d’une autre.  La fin d’une époque qui justifiait sans doute le zèle et l’urgence de fortifier la foi.

Au programme : les chants et les prières, la messe et la confesse.  Et tous les premiers vendredis du mois, une sortie organisée.  L’inévitable défilé.  Filles et garçons séparés marchant en rangs deux par deux en silence.  De l’école à l’église.  De l’église à l’école.  Et dans ma classe, vingt-quatre petites filles prisonnières du délire d’une Religieuse.

Convaincue alors de l’arrivée imminente des « communistes »*, jour après jour, elle nous préparait au martyre.

« Aurions-nous, ce jour-là, le courage de défendre notre foi ?  Irions-nous jusqu’à mourir pour Jésus sur la croix ? »

Oui, il valait mieux regarder par la fenêtre et attendre patiemment la récré pour se précipiter au bout de la cour d’école, se faufiler derrière la haie de cèdres et, sitôt passé la brèche dans la clôture, les pieds posés sur les pierres du ruisseau, jouir un court moment du simple bonheur d’exister.

*Les prétendus « communistes », que craignaient certains Religieux et Religieuses du Québec de l’époque, n’étaient, en fait, que les artisans laïcs de la Révolution tranquille.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/)