[Critique] INSIDE LLEWYN DAVIS

Par Onrembobine @OnRembobinefr

Titre original : Inside Llewyn Davis

Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Ethan Coen, Joel Coen
Distribution : Oscar Isaac, Carey Mulligan, Justin Timberlake, John Goodman, Garrett Hedlund, Adam Driver, F. Murray Abraham, Ethan Phillips…
Genre : Drame/Comédie
Date de sortie : 6 novembre 2013

Le Pitch :
New York, Greenwich Village, 1961 : Llewyn Davis, un musicien de la scène folk, enchaine les concerts dans un bar, dans l’espoir de percer. Guitare à la main, il se fait héberger à droite à gauche, chez des amis, avec lesquels il entretient parfois des rapports conflictuels. Alors que dehors le froid se fait de plus en plus mordant, Llewyn enchaine les galères. Jusqu’au jour où il décide d’aller à Chicago, à la rencontre d’un ponte de la musique, pour enfin peut-être parvenir à sortir la tête hors de l’eau…

La Critique :
Dans la vraie vie, Llewyn Davis s’appelait en fait Dave Van Ronk. Comme Llewyn, Dave a pas mal roulé sa bosse jusqu’à devenir une véritable figure de Greenwich Village à New York; et tout comme Llewyn, Dave a aussi fait plusieurs passages dans la marine marchande. Ami et sorte de mentor de Bob Dylan (l’affiche d’Inside Llewyn Davis rappelle d’ailleurs furieusement la pochette de Freewheelin’ Bob Dylan), Dave Van Ronk est aujourd’hui méconnu du grand public, malgré le nombre impressionnant de disques qu’il a enregistré. Génie de l’ombre, un peu comme Sixto Rodriguez (qui ressuscita médiatiquement grâce au documentaire acclamé Sugar Man), Dave Van Ronk est ainsi au centre du nouveau film des frères Coen. Une rencontre qui sonne comme une évidence…

On peut situer Inside Llewyn Davis à la croisée des chemins de Barton Fink et d’O’Brother, même si il partage beaucoup plus de points communs avec le premier. À l’instar de Barton Fink, Llewyn Davis ne colle pas avec son environnement. En perpétuel décalage, il nage à contre-courant, principalement à cause de son talent, et de son incapacité à faire des concessions. Il y a aussi ces fameux plans, vertigineux, de ces longs couloirs où va et vient le chanteur. Des espaces restreints, claustrophobiques, renvoyant directement à l’absence de perspective d’une vie difficile qui semble victime d’un mauvais sort coriace.

Pour ce qui est de O’Brother, le rapprochement se joue bien évidemment du côté de la musique, bien qu’ici, sa place est beaucoup plus prédominante. À vrai dire, on pense surtout au fabuleux et crépusculaire Honkytonk Man de Clint Eastwood à la vue du parcours chaotique de ce musicien poissard. Même si bien évidemment, les frères Coen injectent à cette tranche de vie le piquant de leur verve si identifiable.
Car à l’heure actuelle, Ethan et Joel Coen n’ont pas d’égaux. Leur cinéma est unique. Inside Llewyn Davis n’est pas une simple ballade folk, mais bel et bien une odyssée où les thématiques et les genres se télescopent. Et encore une fois, ils convoquent la mythologie via L’Odysée d’Homère. Comme dans O’Brother, où les références à L’Odysée sont légion. Histoire de lier la sauce et lui donner à la fois une cohérence bienvenue (et attendue) mais de l’inclure également dans leur propre mythologie.
L’humour est bien sûr présent dans cette équation savante. Un humour qui joue sur le décalage et sur le côté malchanceux du protagoniste principal. Sans jamais tomber dans la gaudriole, le film réserve de grands moments de comédie, à la The Big Lebowski, notamment lorsqu’intervient le fantastique John Goodman. Souvent utilisé par les Coen pour sa propension à incarner avec une justesse absolue des personnages extrêmes, l’acteur arrive pile poil au bon moment, alors que l’histoire aurait pu s’enliser dans une rythmique un tout petit peu en sous régime. Débarqué d’on ne sait où et accompagné par un Garrett Hedlund mystérieux et plus que jamais complètement en phase avec une patine vintage qui lui va à merveille, Goodman concentre l’attention. Servi par des dialogues aux petits oignons, il ne fait que passer, mais s’arrange pour qu’à la fin, on se souvienne de lui. Sa performance, comme ses récents passages dans le Flight de Zemeckis ou le Argo de Ben Affleck, servent une rupture de ton bienvenue, en aucun cas dissonante et logiquement jubilatoire.

Doux-amer, mélancolique et poétique, Inside Llewyn Davis est aussi une œuvre réellement magnifique. Visuellement, grâce à une photographie léchée, qui aide à l’immersion dans le New York du début des 60′s et sur le plan sonore, grâce aux nombreux passages musicaux où Llewyn sort sa six cordes. C’est donc le moment de saluer l’extraordinaire interprétation d’Oscar Isaac qui prête sa voix à ce lonesome singer. Lui-même musicien, Isaac a tout compris. Il ne joue pas Llewyn. Il est Llewyn. Lorsqu’il se réveille, à chaque fois qu’une page se tourne. Lorsqu’il court après un chat où quand il s’ouvre le bide sur scène dans l’espoir de provoquer un changement brutal dans une vie qui ne lui fait de cadeaux. Les frères Coen exploitent la profonde complexité d’un homme sensible, au fil d’un road movie à la fois simple et direct, mais aussi très introspectif. Parfois, au détour d’une scène, c’est toute la détresse du personnage qui apparaît, sans que les réalisateurs ne cèdent à de brutales tournures tragiques à grand renfort d’auto-apitoiement. Les Coen préfèrent opter pour des plans curieusement sombres ou encore mettre l’accent sur ces instants de flottement où tout est dit au détour d’un regard. Pour ce qui est des dialogues, la jubilation est souvent au rendez-vous. De quoi nous rappeler qui sont les deux types à la barre. Des génies qui ne font qu’un. Des cinéastes aussi brillants aux manettes qu’à l’écriture qui s’avèrent de plus parfaits pour diriger leurs acteurs.
Autour d’Oscar Isaac, titulaire d’un Prix d’interprétation cannois largement mérité, gravitent de nombreux personnages, incarnés par des acteurs investis. Justin Timberlake confirme sa capacité à embrasser tous les genres, Adam Driver, aussi bref qu’hilarant, et bien sûr l’impériale Carey Mulligan, sorte de muse inaccessible, aussi douce en apparence que robuste dans les faits.

Sur la forme, le dernier Coen est une merveille absolue. Sur le fond, ce n’est pas loin mais encore une fois, difficile de ne pas remarquer de petits épisodes plus faibles, où le rythme s’enlise, avant de rebondir. Pas de quoi entacher l’ensemble d’une œuvre empreinte de liberté. Ce portrait de rebelle qui synthétise remarquablement bien l’esprit de toute une scène, qui par bien des aspects préfigurait au début des années 60, l’émergence du rock et du punk, qui attendaient alors leur heure, tapis dans l’ombre.

@ Gilles Rolland

Crédits photos : StudioCanal