[note de lecture] Hubert Lucot, "Je vais, je vis", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Hubert Lucot allant, vivant, écrivant, est surpris par sa mémoire, le passé perçu ne cessant de se rappeler au présent écrit, en télescopant les heures et les jours, les âges et la chronologie, les dates et les cycles. S’il tient un journal, c’est sans doute pour saisir ces moments infinitésimaux de bascule par lesquels un événement, une émotion ou une sensation (ré)actualisent leur force de frappe ; ébranlent, à nouveau ou autrement, la chair et la conscience ; convoquent l’écriture, la tourmentent et l’intiment. Le seul irrémédiable qui soit est sans doute la mort, dont la montée progressive, l’attente et la délivrance est justement au centre de ce voyage dans le temps. « Tout avance, se boucle, bifurque ». Le temps est caché dans la vie, contenu dans les corps, Hubert Lucot le réveille dans son écrit. Vivre, écrire la vie, c’est revivre la continuité des années, superposer les visages aux visages, comparer les silhouettes, redécouvrir un paysage, une rue, un espace, concevoir ce que l’on n’avait jamais vu, percevoir l’étrange étrangeté qui caractérise le sentiment mémoriel, trésor enfoui aussi bien que construction narrative toujours à venir — toujours avenir. « 19 h Cet après-midi, Léo m’a emmené à Villefranche et à Saint-Jean-Cap-Ferrat. Un énorme paquebot décorait la rade profonde de Villefranche, j’eus un flash du printemps 1953 : festival de Cannes, pacifique et internationaliste ; certains déplorent qu’un peu plus loin un bâtiment américain ‘mouille dans la rade de Villefranche’. Alors me reviennent le prestige de Cannes et de son festival, des films américains, le fait que la plupart des techniciens français du film étaient communistes ou communisants, hostiles à la guerre d’Indochine. » Écrire la vie, c’est accompagner la mort de l’Autre : être présent, servir et rendre service, rassurer, écouter, prévenir, attendre. Tous les gestes, toutes les attentions ; observer, noter, compter, retranscrire les mots de l’aimée, consigner ses ultimes désirs, dire sa beauté, son courage, son abandon. Accepter aussi le vide, l’élision, couper, retrancher au sein même de sa phrase : en témoignent les nombreux […] qui trouent cette prose et inscrivent certaines échappées au sein même du texte. La mort dévore aussi le tissu de la langue.  
Je vais, je vis est une phrase prononcée par A. M. alors qu’elle est atteinte d’un cancer. Par cette proposition le mouvement est juxtaposé à la vie, et ce couple expressif constitue le tempo d’un art poétique que l’aimée offre, tel un cadeau absolument inattendu et involontaire, à son époux.  Je vais — je vis : deux mouvements, deux passages aimantés par un souci ambivalent : aller jusqu’à la mort, revenir en vie. Densité d’une part, ellipse de l’autre. Dire l’essentiel dans le peu, émonder l’accessoire parce que l’acuité de la douleur touche à une forme de volupté. L’écriture de la vie vaut une fois pour toutes : elle ne peut revenir sur ce qui a été, elle doit continuer d’avancer, et ce malgré la mort, qui divise et fragmente. Elle empiète à la fois sur le passé et sur l’avenir, et se découvre sensation et mouvement. Aller et venir, dit la locution. Aller, vivre, dit la mourante, qui saisit bien mieux que la langue ce passage par lequel le mouvement prolonge la vie qui, en retour, mobilise l’être : le provoque, l’appelle, l’aimante. Toi, moi, le monde, pense le survivant : « Le monde sans toi ne sera plus le monde. Le monde avec toi sera en moi ». Ce monde intérieur bruyant de paroles et de confidences, fait de toi, de moi, il est désormais contenu et maintenu dans ce livre-ci. Il suffit du mot relation, par lequel s’ouvre le texte, pour qu’un voyage dans et sur le temps s’effectue. Présence et conscience d’être, corps écrit, je vais jusqu’à la vie, et vis ma vie comme un aller qui sait s’en retourner. Je vis sa vie comme une traversée des années et des lumières faites corps. Au terme de ce voyage, l’Atlantique et ses courants qui déversent et fluidifient le sens : et c’est au fils qu’il revient de rendre sa mère à l’océan. Le sel des larmes se mêle à celui de la mer : vivre, goûter l’autre, le monde par la langue et la vie contre les flux — organe et structure, corps et verbe entament une autre traversée. 
 
[Anne Malaprade] 
 
Hubert Lucot, Je vais, je vis, POL, 2013, 662 p., 25 euros.