Arendt à Paris et en France : 1933 -1941

Publié le 08 novembre 2013 par Ttdo

Un moment essentiel dans la progression souterraine de l'œuvre

Loin d'être une parenthèse dans une œuvre en gestation, la vie parisienne et française d'Arendt contribue fortement à une éducation politique qui prend le dessus sur l'étude. Elle saisit dans son corps ce qu'est la condition d'une réfugiée, d'une personne déplacée. Thème sur lequel elle reviendra fréquemment. Elle prend conscience du traitement infligé à ses opposants par le parti communiste russe.  Elle partage le sort des prisonnières regroupées dans le camp de Gurs avant de partir pour les Etats-Unis.

Si le long séjour parisien est l'occasion de connaître l'homme qui sera l'amour de sa vie, Heinrich Blücher, il confronte aussi Arendt à l'histoire en train de se faire. L'action politique n’est pas arbitrairement le sujet privilégié d'une œuvre qui rappelle que la pensée ne peut se tenir en retrait de la politique et des responsabilités qu'elle incombe. Les origines du totalitarisme (1951), Condition de l'homme moderne (1958), De la révolution (1963) n'auraient peut-être pas vu le jour sans cette période parisienne qui est un moment essentiel dans la progression souterraine de l'œuvre.

1933 : Arrivée à Paris, relations avec Günther Stern, son premier mari

Hannah Arendt arrive à Paris à l'automne 1933 et y retrouve Günther Stern son mari. Ils vivent ensemble, fréquentent leurs amis communs et partagent les mêmes occupations mais sans jamais rétablir leurs relations conjugales. Leur camaraderie et les difficultés pratiques de la vie quotidienne, se nourrir, se loger, continuent à maintenir des liens entre deux personnes qui, aux prises avec l’histoire du monde, savent à peine de quoi sera fait le lendemain. Ils se présentent encore à leurs amis comme un couple marié, comme par exemple à Hans Jonas qui leur rend visite peu de temps après l'Affaire Stavisky, en 1934, et Hannah Arendt continue à se faire appeler Hannah Stern dans sa vie publique.

Ils ne se sépareront définitivement que lors du départ de Stern pour New York en juin 1936. Stern jouera cependant un rôle clé dans l’émigration de Hannah Arendt aux Etats-Unis.

Les Stern : entre exilés et intellectuels

Lorsqu'ils ne travaillent pas, Hannah et Günther Stern se retrouvent dans les cafés du Quartier Latin pour bavarder avec des amis ou des connaissances qui peuvent au moins leur offrir un réconfort moral : Arnold Zweig , Bertolt Brecht, Walter Benjamin, cousin éloigné de Stern. Les amis de Stern, réfugiés allemands pour la plupart, connaissent quelques français parmi les intellectuels attachés à l'Allemagne d'avant 1933. Ainsi Raymond Aron qui a enseigné à l'Institut français de Berlin de 1931 à 1933, et est devenu en 1934 secrétaire du Centre d'Études Sociales à l'École Normale Supérieure. Hannah Arendt le voit de temps à autre, et c'est grâce à lui que Stern et elle peuvent assister à plusieurs séminaires d'Alexandre Kojève à l'École des Hautes Études. Ces séminaires fournissent la matière de l'Introduction à la lecture de Hegel de Kojève que Hannah Arendt considère comme indispensable à toute étude de Hegel. Le séminaire de Kojève est aussi fréquenté par Jean-Paul Sartre, avec lequel les Stern ne se lient jamais vraiment, et par Alexandre Koyré qui, en revanche, deviendra plus tard un ami intime de Hannah Arendt. Mais Arendt est trop soucieuse des problèmes juifs pour s'intéresser vraiment à des cercles universitaires, même s'ils sont aussi originaux, non-conformistes et marginaux que celui de Kojève.

Premier travail : Agriculture et Artisanat

Arendt réussit à obtenir un premier travail au sein d'une organisation,  Agriculture et Artisanat présidée par le sénateur français Justin Godart qui dirige également France-Palestine. Agriculture et Artisanat offre aux jeunes émigrés une formation technique qui les prépare pour leur vie future en Palestine. Arendt y travaille comme secrétaire et gagne suffisamment d'argent pour subvenir à ses besoins et aider Günther Stem.

Des centaines de réfugiés allemands errent dans Paris et se trouvent pris dans le cercle vicieux bien connu des réfugiés modernes : ceux qui n’ont pas de papiers ne peuvent pas trouver de travail, et ceux qui n’ont pas de travail ne peuvent pas obtenir de papiers. Lorsqu'aux réfugiés allemands s’ajoutent les réfugiés d'Europe de l'Est, la situation devient de plus en plus désespérée. Des slogans comme «La France aux Français» et « à bas les métèques» remplissent les colonnes des journaux et retentissent dans les manifestations de rue : plus d'un demi-million de français sont aussi désespérément au chômage que les réfugiés.

Un travail qui lui permet de « connaître son peuple »

Arendt peut même offrir du travail à quelques «juifs errants comme Chanan Klenbort[1], un Polonais venu de Palestine à Paris, qui devient ainsi un ami et son professeur particulier d'hébreu : «Je veux connaître mon peuple», lui dit-elle.

Connaître son peuple est une entreprise difficile, car très vite, il apparaît à Arendt que chaque nouvelle année de persécutions intensifie la complexité des relations entre les Juifs eux-mêmes. Elle applique à cette situation, du mieux qu'elle peut, la critique sioniste de l'assimilation que lui a enseignée Blumenfeld. Mais beaucoup de gens qu'elle rencontre sont déjà le produit de deux ou trois assimilations différentes. Certains ont été allemands avant de devenir tchèques ou autrichiens, pour finir par se proclamer français. Hannah Arendt tentent de démontrer à ces candidats à l'assimilation qu'ils se sont pas français, qu'ils ne sont «que des juifs». Mais ses efforts n’ont de succès qu'auprès de ceux, sionistes pour la plupart, qui sont déjà familiers de cette critique de l'assimilation.

Arendt et les Rothschild

Après avoir cessé de travailler à Agriculture et Artisanat, Hannah Arendt est employée par la Baronne Germaine de Rothschild pour superviser la gestion de ses contributions aux œuvres de charité juives et vérifier l'usage qui est fait de ses subsides.

Hannah Arendt aime beaucoup Germaine de Rothschild et en est aimée en retour. Mais son amitié ne s’étend pas aux autres membres de l'illustre famille.

Les Rothschild pèsent d'un poids prépondérant au Consistoire de Paris. Le Consistoire gère de nombreuses associations charitables pour les Juifs tant français qu'immigrés, un certain nombre de synagogues, plus de quarante écoles, des tribunaux religieux, des boutiques cascher et une école rabbinique. Présidé durant les années 30 par Edmond de Rothschild, puis par son fils Robert, il apporte une contribution majeure à la vie sociale et culturelle juive. C'est l'interlocuteur privilégié du gouvernement français sur tout ce qui concerne la communauté juive française ou les réfugiés.

Mais les dirigeants du Consistoire essaient régulièrement de décourager les Juifs français, comme ceux qui vivent à Paris, d'adhérer ou d'apporter un soutien public à des mouvements politiques. Robert de Rothschild illustre cette ligne de conduite avec une très grande clarté lors de son adresse à l'Assemblée Générale du Consistoire du 27 mai 1934. Il fait valoir que l'afflux d'immigrants expose la communauté juive à des périls graves. Le premier d'entre eux est que les immigrants, avec leurs habits, leurs manières et leurs coutumes traditionnels, contribuent à renforcer l'antisémitisme et la xénophobie des Français. Le second danger est que ces immigrants risquent de conserver des habitudes politiques néfastes en participant à la vie politique française, surtout à gauche. Les membres du Consistoire au contraire, bien que contraints, selon leurs propres principes, de se tenir à l'écart des luttes politiques, ont établi des contacts avec les groupes de droite qui ont marché sur la Chambre des Députés lors de l'émeute du 6 février 1934. Ils espèrent ainsi atténuer la rhétorique antisémite de la droite en la convainquant de la loyauté des Juifs à l'égard de la patrie.

Le plaidoyer du Consistoire en faveur d'une diplomatie discrète, conduite dans la coulisse par les «notables» juifs, rappelle à bon nombre de réfugiés des tactiques déjà utilisées et qui se sont avérées entièrement inopérantes dans leur pays d'origine.

Le Consistoire s’oppose à toutes les actions auxquelles Hannah Arendt prend part : tentatives de boycott des produits allemands, efforts de la Ligue Internationale contre l'Antisémitisme pour faire connaître les lois et les menées antisémites en Allemagne, et manifestations (en 1936) de soutien à David Frankfurter, un jeune juif qui a assassiné le chef du Parti Nazi en Suisse. Le Consistoire va même jusqu'à refuser d'envoyer des délégués au Congrès Juif Mondial alors qu'il y est invité.

 Parvenu ou paria

Pour Hannah Arendt, les Rothschild se rangent dans la catégorie des «parvenus».

Hannah Arendt a appris de Kurt Blumenfeld la distinction entre les parias doués de conscience politique et les parvenus dotés d'ambitions sociales, distinction dont l’auteur est Bernard Lazare, journaliste français, juif et dreyfusard.

Dans la pensée d'Arendt, la distinction entre les parias les parvenus s’inscrira, par la suite,  au sein d'une réflexion plus ample. Après la guerre, elle distinguera le «domaine social» (patrie des parvenus) et le «domaine politique» (patrie des parias) et n’attendra que du second une quelconque possibilité de renouveau vraiment révolutionnaire.

1936 : Un nouveau mentor politique

En 1936, Hannah Arendt entre dans un cercle de gens formé à diverses écoles marxistes. Celui-ci sert alors, après Kurt Blumenfeld, de mentor politique à Hannah Arendt. On y voit Walter Benjamin, et de temps à autre, certains de ses collègues de l’Ecole de Francfort : le juriste Eric Cohn-Bendit, le psychanalyste Fritz Fränkel, le peintre Karl Heidenreich, enfin Chanan Klenbort, et Heinrich Blücher.

Heinrich Blücher

Hannah Arendt rencontre Heinrich Blücher, qui deviendra son second mari, au début du printemps 1936.

Communiste, Blücher a fui Berlin en 1934, en passant par Prague. Il a quitté l'Allemagne dans la hâte, sans papiers d'identité et va d'hôtels en appartements divers, et lorsqu'il sort, il se comporte comme s'il était son propre ennemi de classe : il se déguise en touriste bourgeois que Arendt appelle, en plaisantant, « Monsieur », appellation qu’elle utilisera ensuite dans sa correspondance avec Jaspers.

Avec Heinrich Blücher, Arendt ajoute à ses premières lectures de Marx, Lénine et Trotski, un penchant pour l’action révolutionnaire. Il n’est pas un universitaire mais un prolétaire, pas un théoricien mais un homme d'action, il n’est pas juif mais pour lui la pensée est presque une religion. Il est pour elle un « Nouveau Monde ».

Dix ans après leur rencontre, elle résumera ce que Blücher lui a apporté intellectuellement : «Grâce à mon mari, j'ai appris à penser politiquement et à avoir un regard d'historienne et, d'autre part, je n'ai pas cessé de m'orienter historiquement et politiquement à partir de la question juive».

La fécondité intellectuelle de leur relation n’est pas à sens unique. Blücher, qui a été un lecteur passionné de Rosa Luxemburg, de Trotski et de Boukharine, et un communiste convaincu, abandonnera progressivement le communisme et deviendra l'un des critiques les plus mordants du marxisme doctrinaire.

L’Aliyah des jeunes, troisième « travail »

Aliyah est un mot hébreu  signifiant littéralement « ascension » ou « élévation spirituelle ». Ce terme désigne l'acte d'immigration en Terre sainte par un Juif.

Henrietta Szold, une américaine d'origine juive allemande, est chargée par le dix-huitième Congrès sioniste, réuni en 1933, de fonder l’Aliyah des jeunes. Henrietta Szold a à ce moment-là soixante-treize ans, et de très nombreuses réalisations à son actif, d'abord et avant tout, en Palestine, les services médicaux et les centres d'apprentissage que son organisation de femmes, Hadassah, a financés. L'organisation de l'Aliyah des jeunes progresse avec une lenteur douloureuse, et Recha Freier, la femme du rabbin de Berlin à l'origine de cette initiative, doit multiplier les pressions sur les dirigeants juifs pour qu'ils agissent rapidement. En 1935, Henrietta Szold est enfin à même de financer l'Aliyah des jeunes par des fonds collectés par l'association Hadassah aux États-Unis. Hannah Arendt devient secrétaire générale du bureau parisien, avec un salaire sur lequel vit aussi Blücher, qui ne peut pas travailler légalement en France.

Voyage en Palestine

Le bureau de l'Aliyah des jeunes voit débarquer des réfugiés de toute l'Europe qui espèrent pouvoir envoyer leurs enfants en Palestine.

En 1935 Arendt est chargée d'accompagner un groupe de jeunes. Ils embarquent pour Haïfa. Ce bateau ne la conduit pas seulement en Palestine, mais aussi à sa première rencontre avec un temple grec à Syracuse. Après avoir réparti ses protégés dans les villages de travail de l'Aliyah des jeunes, Arendt fait une brève visite à un cousin à Jérusalem. Elle visite la ville puis s'engage dans une traversée du pays jusqu'à Petra, dans ce qui était alors la Transjordanie. Elle découvre là son premier temple romain,

De retour à Paris, Hannah Arendt raconte aux groupes parisiens qui aident l’Aliyah des jeunes ce qu'elle a retenu et aimé des nouvelles communautés qu'elle a visitées, les villages de travail et les kibboutzim. Elle y voit des «expériences politiques» qu'elle admire et soutient. Mais à ses amis proches, elle confie des réserves toutes personnelles.

Bien des années plus tard, dans une lettre qui évoquera son voyage en Palestine, elle exprimera de la même façon ce malaise : «Je me souviens très bien de ma première réaction devant les kibboutzim. J'ai pensé : une nouvelle aristocratie. Je savais alors déjà (...) qu'on ne pourrait pas y vivre. Rule by your neighbors, le règne du voisin, voilà en définitive à quoi cela revient. Quoi qu'il en soit, si l'on croit en toute bonne foi à l'égalité, Israël est un exemple impressionnant».

Cette ambivalence, l'admiration politique et la réserve personnelle ressenties dès sa première visite en Palestine, lui restera toute sa vie ; comme restera aussi le sentiment qu'elle exprime dans la même lettre : «Je sais bien que toute catastrophe d'importance en Israël m'affecterait plus profondément que toute autre chose. »

1936 : Occupation de la Rhénanie, Guerre d’Espagne

L'année 1936 est un tournant pour l'Europe.

Le 7 mars 1936, prenant prétexte d'un accord franco-soviétique, Hitler occupe la Rhénanie en violation du pacte de Locarno d'octobre 1925 sans que les Français ne s'interposent. Plus rien ne subsiste des garanties militaires que la victoire de 1918 avait données à la France.

« Le 7 mars 1936 était probablement la dernière occasion de porter un coup d'arrêt à la politique du fait accompli du 3ème Reich », écrit l'historien René Rémond.

Le 17 juillet 1936, la garnison espagnole de Melilla se soulève contre le gouvernement républicain, sous le commandement du général Franco. C'est le début d'une guerre civile de trois ans et un prélude aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. En France, le Front populaire a été élu le 3 mai 1936. Léon Blum, de tout cœur avec les Républicains, reçoit une demande d'assistance le 20 juillet à laquelle il répond d'abord positivement. Mais fait ensuite marche arrière devant l'opposition de la droite, des radicaux (Édouard Herriot), du président modéré Albert Lebrun et du Royaume-Uni. La position du Royaume-Uni est déterminante : celui-ci aurait affirmé qu'en cas d'intervention française en Espagne, la France ne pourrait plus compter sur l'aide des britanniques face à l'Allemagne. Enfin, joue le fort pacifisme de l'opinion publique, lié au traumatisme de la Première Guerre mondiale. Le choix est fait d'appliquer une politique de « non-intervention », seule solution permettant d'associer les Britanniques au règlement du conflit.

Léon Blum propose le pacte de non-intervention, signé par la quasi-totalité des pays européens. Un comité est créé à Londres pour en définir les modalités. Chaque pays se voit chargé d'empêcher la livraison d'armes en Espagne Ce pacte est une énorme hypocrisie. À l'exception des Britanniques qui font respecter l'embargo avec grand soin sur l'Atlantique, l'Allemagne nazie et le gouvernement de l'Italien Mussolini commencent rapidement leurs livraisons aux nationalistes. Dès septembre 1936, l'Union soviétique dénonce la situation et entame à son tour des livraisons d'armes aux Républicains. Français et Anglais s'engagent ainsi, en restant neutres, dans une logique de capitulation qui se confirmera pendant les trois années qui suivent, jusqu'à l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale.

1936 : La situation en France

En France, après une courte période de grèves lors de la formation du Front Populaire, les groupes fascistes se sont renforcés. A droite, beaucoup de ceux qui ont été antiallemands et bellicistes avant Hitler se tournent vers les mouvements fascistes pro allemands et pacifistes.

Ces mouvements divers et, quoique peu importants pour la plupart, représentent à eux tous une force significative. Les Croix de Feu, dirigées par le Colonel De La Rocque ne regroupent plus seulement des anciens combattants décorés de la Croix de Guerre, mais de nombreux jeunes, issus des classes moyennes aisées ou de l'aristocratie. Après la dissolution des ligues par le gouvernement de front populaire en juin 1936, Les Croix de Feu se transforment en parti, Le Parti Social Français. De son côté Jacques Doriot, transfuge du communisme et personnalité autoritaire, fonde le Parti Populaire Français.

Ces deux partis se rejoignent dans le refus militant d'une guerre avec l'Allemagne, dans la haine des Anglais, une opposition résolue à l'Union Soviétique, et la volonté de travailler avec les agents allemands et les représentants des milieux d'affaires à Paris.

Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt résume ainsi leurs positions : «la paix, même au prix de la domination étrangère».

De l'autre côté du champ politique se trouve le parti communiste qui a, lui aussi, pris un tournant depuis 1933. «L'extrême gauche a oublié son pacifisme traditionnel en faveur des vieux slogans nationalistes», pense Arendt. »

Entre fascistes et communistes on trouve l'éventail des partis politiques traditionnels, ceux qui ont constitué l'assise du système politique français. Tous subissent des crises internes. En 1938, au moment de Munich, «chacun d'eux est divisé en une aile pacifiste et une aile favorable à la guerre», rapporte Hannah Arendt.

La défiance envers le système des partis ressentie par Blücher et elle devant le triste spectacle de la République de Weimar se transpose alors aisément à la France.

Hannah Arendt fait porter son examen de la vie politique sur la droite française par souci de défense. L'antisémitisme y est dominant et menace les organisations comme l'Aliyah des jeunes.

Blücher s'intéresse, lui, à la gauche. Il cherche sa place après une série d'événements qui lui interdisent désormais d'être communiste.

La rupture de Blücher avec le communisme

La domination russe sur les partis communistes nationaux, qui a fait tant de ravages dans le K.P.D. allemand, sévit aussi en France et en Espagne. Le gouvernement soviétique signe d'abord le pacte de non-intervention qui refusait toute aide aux opposants à Franco, puis liquide les Républicains espagnols indépendants.

Peu après s'ouvrent les procès de Moscou contre la vieille garde bolchevique et les chefs de l'Armée Rouge. Les informations désabusées que rapportent à Paris les amis partis en Espagne, les comptes rendus que font les journaux des procès de Moscou conduisent petit à petit Blücher à rompre définitivement avec le communisme. Lentement, à contrecœur, il rejoint les rangs de ceux qu’Arendt appelle les «anciens communistes de la première génération». Ces anciens communistes de la première génération, dira Hannah Arendt, sont bien différents des ex-communistes d'après-guerre car, contrairement à eux, ils «ne cherchent jamais un substitut à leur foi perdue (...) pas plus qu'ils ne concentrent leurs efforts et leurs talents à combattre le communisme».

Arendt, l’Aliyah des jeunes et le développement de l’antisémitisme en France

Les catholiques extrémistes, qui ont ralliés les milieux réactionnaires de l'armée après l'Affaire Dreyfus, se regroupent autour du journal l'Action Française. Les membres de l'Action Française s'en prennent aux Francs-maçons, aux protestants et aux étrangers - au premier rang desquels ils placent les Juifs. Ils illustrent pour Hannah Arendt les développements de l'antisémitisme en France depuis l'affaire Dreyfus, bien différents pour elle de ceux de l'antisémitisme en Allemagne. Elle commence à tenir un cahier de citations, de réflexions, de statistiques, dont elle se sert pour ses conférences. Elle prend plusieurs fois la parole sur l'histoire de l'antisémitisme en Allemagne, pour la branche allemande en exil de l'Organisation internationale des femmes sionistes.

Ces discussions et ces conférences nourriront l’article qu'elle publiera aux États-Unis : «De l'Affaire Dreyfus à la France contemporaine» qui sera réutilisé dans les Origines du totalitarisme.

En 1936 et 1937, les organisations qui se vouent à la propagande antisémite en France se développent, relayant et prolongeant les campagnes de l'Action Française. La Propagande Nationale, le Rassemblement anti-juif de France, le Centre de documentation et de propagande, et le Mouvement anti-juif continental ont tous leur siège à Paris, quoique la plupart d'entre eux soient soutenus financièrement par le Centre mondial de propagande antijuive d'Erfurt, en Allemagne. Des versions françaises du Protocole des Sages de Sion circulent tandis que les librairies sont inondées de traductions de livres nazis. Des hebdomadaires parisiens à grand tirage comme Candide et Gringoire tissent leurs articles profascistes de tant de traits antisémites qu'ils finissent par ressembler au journal antisémite le plus virulent, Je suis partout, blason de l'effort du Centre d'Erfurt.

Les enfants qui fréquentent les centres et les foyers de l’Aliyah des jeunes sont entourés d'un climat d'antisémitisme que beaucoup d'entre eux ont déjà connu dans leur propre pays. Hannah Arendt doit déployer une bonne part de son énergie à combattre les effets psychologiquement nocifs d'une telle atmosphère.

Il n'y a jamais assez de visas disponibles pour permettre aux enfants d'émigrer en Palestine. Et plus la guerre menace, plus le gouvernement britannique, dont dépend l'autorisation d'immigrer en Palestine, se montre circonspect : beaucoup des protégés de l’Aliyah des jeunes doivent attendre plusieurs mois, dans une incertitude terrible, pour savoir s'ils auront le droit de partir pour la terre promise.

Anschluss, Décrets contre les étrangers, Nuit de Cristal

Au cours des années 1937 et 1938, l'état d'esprit des réfugiés à Paris devient de plus en plus sombre. La fin du gouvernement de Front Populaire, le déclin du Front Populaire Juif qui le soutenait et l'échec des efforts déployés pour unifier les Juifs parisiens, conduisent la plupart des Juifs réfugiés à la conclusion que l'action politique, en plus d'être illégale, est inutile.

Lorsque Hitler annexe l'Autriche le 15 mars 1938, Paris est submergé par une nouvelle vague de réfugiés, mais la communauté juive parisienne est très réticente à dénoncer l’Anschluss. Par peur des représailles, leur politique est toujours : pas de politique. Les Juifs ont souvent appris à leurs dépens que les manifestations de protestation en France conduisent à de nouvelles flambées d'antisémitisme ; cette situation est d'autant plus grave que la crise autrichienne esquisse la guerre que les Français tentent désespérément d'éviter.

Bien que la majorité des parisiens juifs demeure silencieuse en mars, les accusations contre «les fauteurs de guerre» juifs qui font pression sur le gouvernement, emplissent les colonnes des journaux. Ces accusations sont déjà en elles-mêmes suffisamment pénibles, mais pires encore sont les mesures prises en avril et en mai à l’encontre des étrangers.

Des décrets limitent le nombre de Juifs étrangers dans certains commerces, leur interdisent d'ouvrir des entreprises, demandent à la fois le rapatriement des Juifs qui ne figurent pas sur les listes officielles d'immigrés et l'expulsion de ceux qui n’ont pas de permis de travail. Près de vingt mille Juifs sont affectés par l'une au moins de ces dispositions. Des centaines de réfugiés sont emprisonnés. Beaucoup choisissent le suicide plutôt que l'expulsion.

Les Juifs espérèrent que la Conférence Internationale d’Évian sur le problème des réfugiés, réunie en juin, débouchera sur un programme d'accueil, mais les vingt-trois nations participantes offrent beaucoup d'excuses et très peu de visas. La Grande-Bretagne refuse de revoir les quotas d'immigration pour la Palestine. Toute action juive semble inutile, et les plaidoyers adressés aux pays démocratiques pour qu'ils agissent et qu'ils viennent en aide aux victimes des persécutions hitlériennes, sont largement ignorés.

En novembre, une nouvelle série de décrets contre les étrangers est promulguée : ils visent plus particulièrement les réfugiés qui ont gagné la France illégalement, sans visas réguliers. Ces nouveaux décrets arrivent au moment même où les communautés juives de la plupart des grandes villes allemandes subissent des représailles à la suite du meurtre du troisième secrétaire de l'Ambassade d'Allemagne à Paris, Ernst von Rath,  le 9 novembre par un jeune Juif polonais, né en Allemagne, Hermann Grynzpan. La même nuit, la Nuit de Cristal, Goebbels donne liberté aux S.A. et aux S.S. de brûler les synagogues, briser les vitrines, d'attaquer et de piller les maisons des Juifs allemands et d'arrêter des milliers de Juifs.

Les Juifs de Paris, sous le choc, sont terrifiés. Les dirigeants juifs assurent rapidement les Français que Grynzpan n’a aucun lien avec la communauté parisienne des immigrants, et appellent les leurs à garder leur calme, à ne pas protester contre la Nuit de Cristal ou contre le silence du gouvernement français.

Le journal Samedi est la seule voix à s'élever publiquement pour s'indigner, adressant de très vives critiques aux Français pour leur tolérance à l'égard de l'antisémitisme et aux dirigeants de la communauté juive parisienne pour leur refus de protester, pour leur incapacité à comprendre que la politique d'apaisement du gouvernement français dessert les Juifs. Le même article invite avec virulence les Juifs français à prendre conscience que l'Allemagne nazie a «déclaré la guerre aux Juifs», à tous les Juifs. C’est exactement la position de Hannah Arendt et elle est aussi ardente à participer à la défense de Grynzpan qu'elle l'avait été pour celle de Frankfurter. Les deux avocats qui s'étaient impliqués dans la défense de Schwarzbard et de Frankfurter, Torrès et Moro-Giafferi, acceptent de défendre Grynzpan. Mais Grynzpan se révèle être une cause plus difficile à plaider.

Arendt se retire de cette cause et cesse de travailler pour la Ligue Internationale contre l'Antisémitisme. Mais ce qu'elle a appris en matière de droit et de procédure pénale lui fournit des outils d'analyse pour les questions juridiques complexes que posera - plus de vingt ans plus tard - un autre procès, celui d'Adolf Eichmann, à Jérusalem, un procès où témoignera le père de Grynzpan.

« Retour au ghetto », départ vers l’Angleterre de l’Aliyah des jeunes, Agence juive

Hannah Arendt voit d'un œil très critique les propositions de « retour au ghetto » qui se développent en réponse à la faillite des espoirs juifs de 1937 et 1938. Elle les entend comme un écho des propos tenus en Allemagne en 1933, quand «les mots d'ordre murmurés à travers le pays étaient : T'schuwah, Retour, retour à la judaïté, connaissance de soi». Elle réunit des notes pour comparer la situation allemande de 1933 et celle des réfugiés juifs de 1938.

Le mouvement sioniste isolé, ne suffit plus ; il faut mettre en œuvre la résistance. La critique d'Arendt du retrait juif comme sa critique du manque d'intérêt des socialistes pour la politique extérieure sont au fond les mêmes : pas de politique est le slogan d'une défaite, et le signe d'une incapacité à déceler que l'Europe — et pas seulement des peuples ou des pays individuellement — est menacée de ruine.

Mais, même si Hannah Arendt parle d'action politique et de lutte, ni elle, ni les sionistes, ni les collaborateurs de Samedi, ni les communistes juifs ne veulent — ou peut-être ne le peuvent-ils pas ? — construire une opposition effective ou même appeler ouvertement à la guerre.

Pourtant la communauté immigrée de Paris attend à l'évidence la guerre. En janvier 1939 une annonce très prudente parait dans La Terre Retrouvée «La W.I.Z.O. (...) nous informe qu'un accord entre son Comité Central à Londres et celui de l'Aliyah des jeune a été signé et qu'elle assurera elle-même en France le nécessaire pour permettre aux jeunes Juifs âgés de 14 à 17 an d'émigrer». On ne donne aucune raison à ce changement. Mais il est clair qu'à cause de la détérioration de la situation, les animateurs de l'Aliyah des jeunes, ont décidé de transférer à Londres leur siège, car ils espèrent que ce sera une base de départ plus sûre pour la Palestine.

Hannah Arendt se retrouve sans travail et sans moyen d’action. A Noël 1938, elle les retrouve à l'Agence Juive de Paris. Elle aide des réfugiés, des Autrichiens d'abord puis plus tard des Tchèques.

La guerre et la défaite de la France

Le 23 août 1939 est conclu à Moscou le pacte germano-soviétique de non-agression dont une clause secrète stipule le partage de la Pologne entre l'Allemagne et l'URSS. La guerre devient dès lors inéluctable. La Seconde Guerre mondiale débute à proprement parler le 1er septembre 1939 quand l'armée allemande envahit la Pologne grâce à une attaque combinant l'action des blindés et de l'aviation : c'est la «guerre éclair ». Le 3 septembre 1939, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l'Allemagne.

Varsovie tombe le 27 septembre 1939 et la Pologne est aussitôt partagée entre l'Allemagne et l'URSS. Staline poursuit son avantage en agressant la Finlande voisine. Mal lui en prend. Les Finlandais résistent avec héroïsme, démontrant la fragilité du commandement soviétique.

Pendant ce temps, sur le front de l'Ouest, les armées ennemies se regardent en chiens de faïence : c'est la «drôle de guerre», selon une expression de l'écrivain Roland Dorgelès. Les Britanniques, à l'initiative de Winston Churchill tentent une opération de diversion en Norvège. Elle se solde par un fiasco et l'occupation du pays par l’armée allemande. Sur les mers, les hostilités s'engagent sans tarder.

Le 10 mai 1940, ayant enfin réglé la question polonaise, Hitler lance son armée à l'offensive sur les Pays-Bas, la Belgique et la France. Les forces anglaises et françaises se portent à l'intérieur de la Belgique à la rencontre des troupes allemandes.

Le secteur montagneux des Ardennes est plus ou moins dégarni de troupes car réputé impénétrable. Or, c'est là qu'à la surprise des états-majors alliés, Hitler va porter son principal effort. Le front est percé à Sedan le 14 mai 1940 et les armées alliées se retrouvent bientôt encerclées dans la poche de Dunkerque. 300.000 Britanniques et Français embarquent, du 28 mai au 3 juin 1940, pour la Grande-Bretagne, en abandonnant leur matériel.

Le 12 juin 1940, le vieux général Maxime Weygand, ancien adjoint du maréchal Foch, appelé en catastrophe à la tête des armées françaises, donne le signal de la retraite, cependant que plusieurs millions de civils quittent en hâte leurs foyers et fuient vers le sud, tenaillés par les mauvais souvenirs de l'occupation allemande en 1914. Le 14 juin 1940, Paris est occupé, pendant que le gouvernement français s’enfuit à Bordeaux. Le 16 juin 1940, le président Lebrun nomme à la Présidence du Conseil le maréchal Philippe Pétain (84 ans) en lieu et place de Paul Reynaud. L'armistice est signé à Rethondes, en forêt de Compiègne, le 22 juin 1940, dans le wagon même où a été signé l'armistice du 11 novembre 1918.

Le pays est coupée en deux zones, l'une, au nord, occupée par l’armée allemande, l'autre, au sud, dite «libre» et administrée par le gouvernement française, installé à Vichy.

Les prisonniers, près de 2 millions au total, doivent rester en Allemagne jusqu'à la conclusion hypothétique d'un traité de paix.

Les camps de « prestataires » (devenus ensuite compagnies de travailleurs étrangers)

Dès la déclaration de guerre le gouvernement français décide d'interner tous les citoyens allemands masculins, ainsi que les réfugiés de provenance allemande dont le passé politique est suspect.

Blücher, avec des centaines d'autres réfugiés, est sommé de se rendre dans un camp de « prestataires » où le travail sert à soutenir l'effort de guerre français. Avec Peter Huber et Erich Cohn-Bendit, il est envoyé à Villemalard, hameau de Marolles, à soixante kilomètres d'Orléans.

Blücher reste à Villemalard près de deux mois. Comme ses compagnons d'internement, il est logé dans les granges du village qui abritent vingt à trente hommes chacune, avec des bottes de paille pour tout mobilier, les protégeant mal d'une pluie froide quasiment ininterrompue.

Hannah Arendt écrit et rend visite à plusieurs reprises à Blücher et ses amis. Quand Blücher commence à souffrir de colique néphrétique, elle cherche auprès des autorités du camp à obtenir sa libération mais il faut frapper en si haut lieu que seule leur amie Lotte Klenbort, qui a des amis bien placés, est en mesure de le faire. Elle favorise la sortie de Blücher en lui procurant un garant : la veuve d'un préfet de police.

Quand Blücher est de retour à Paris, Hannah Arendt et lui présentent leurs papiers de divorce, rassemblés depuis un an, à un tribunal civil, et obtiennent l'autorisation de se marier. La cérémonie a lieu le 16 janvier 1940.

Il est temps, car, dans la période chaotique qui suit la fin de la drôle de guerre, l'administration parisienne ne s'occupe plus de délivrer des certificats de mariage aux réfugiés.

Les couples qui n’ont pu les obtenir se trouvent alors bientôt confrontés au dilemme suivant : le visa le plus convoité, le «visa d'urgence» américain n’est accordé qu'à des célibataires, qui doivent alors partir seuls, ou à des couples mariés.

La rafle des « femmes indésirables » du 15 mai 1940

Le 14 mai 1940, tous les journaux publient un communiqué du Gouverneur Général de Paris. Toutes les personnes originaires d'Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, hommes, femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, qui sont âgées de dix-sept à cinquante-cinq ans, doivent se faire connaître pour être rassemblées soit dans des camps de prestataires soit dans des camps d'internement.  Les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d'Hiver.

Les ordres tombent, terribles, avec une précision banale : les «étrangers ennemis» sont sommés d'emporter de la nourriture pour deux jours, leurs propres couverts, et des bagages «n'excédant pas trente kilogrammes».

Ainsi équipés, les réfugiés sont prêts à devenir ce que Hannah Arendt a sarcastiquement appelé «une nouvelle espèce d'êtres humains engendrés par l'histoire contemporaine, ceux qui sont mis dans des camps de concentration par leurs ennemis et dans des camps d'internement par leurs amis».

Laissant sa mère, alors âgée de plus de cinquante-cinq ans, à l'appartement de la rue de la Convention, Hannah Arendt se rend à la station de métro que fréquent les Parisiens des jours meilleurs lorsque le «Vel d'Hiv» leur offre les spectacles sportifs, les concerts et les expositions qui ont fleuri pendant la révolution culturelle du Front Populaire. Les femmes sont isolées par loges de quatre pour éviter tout mouvement de foule.

C’est une semaine vide d'événements mais éprouvante nerveusement. Il fait chaud. Certes elles sont bien traitées, correctement nourries, une nourriture simple mais suffisante, et on leur a donné des paillasses pour dormir. Il n'y a rien d'autre à faire qu'à attendre. Parfois un avion survole la verrière du bâtiment. Elles craignent alors un bombardement allemand, le déferlement d'une nouvelle Nuit de Cristal, et vivent sans cesse dans l'appréhension du sort qu'on leur réserve.

Le 23 mai, elles sont transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu'à la Gare de Lyon. Pour celles qui ont vécu à Paris pendant des années, c’est un voyage déchirant. Reviendront-elles un jour ?

On les conduit à Gurs, un camp qui accueille depuis avril 1939 des réfugiés espagnols et des militants des Brigades Internationales. Les 2 364 femmes de Paris et des environs augmentent la population du camp, avec d'autres groupes venus d'autres régions de France : le 29 juin, il y a 6 356 internés, dont quelques enfants.

Le camp de Gurs

Gurs n’est pas un camp de travail. Mais les femmes prennent en charge les corvées quotidiennes à la façon d'un travail, pour endiguer le désespoir. Hannah Arendt met un point d'honneur à convaincre ses compagnes de chambrée de s'occuper d'elles-mêmes au mieux, car leur moral déclinera vite si elles se laissent aller à la laideur environnante. Le pire piège est la tentation de «s'asseoir par terre et de se désoler sur soi-même». Hannah Arendt ne cède pas à cette tentation, mais elle connait, comme elle l’écrira plus tard,  les pires moments de sa vie.

En 1962, Hannah Arendt décrit sa propre sortie du camp, dans une lettre au magazine Midstream.

Quelques semaines après notre arrivée au camp, la France était battue et toutes les communications interrompues. Dans le chaos qui suivit, nous parvînmes à mettre la main sur des papiers de libération grâce auxquels nous fûmes en mesure de quitter le camp. Il n'y avait pas alors de Résistance française (les mouvements de Résistance n'émergeront que bien plus tard, surtout quand les Allemands décideront d'enrôler des Français pour le travail obligatoire en Allemagne, ce qui conduira de nombreux jeunes gens à se cacher puis à former les maquis). Aucun d'entre nous ne pouvait «décrire» ce qui attendait ceux que nous laissions derrière nous. Tout ce que nous pouvions faire était de leur dire que ce que nous attendions arriverait — le camp serait livré aux Allemands (environ 200 femmes sur un total de 7 000 partirent). Et cela arriva en effet, mais comme le camp se trouvait dans ce qui sera la France de Vichy, cela arriva bien plus tard que nous ne l'avions prévu. Ce délai n'aida pas les internés. Après quelques jours de chaos, tout redevint très régulier et l'évasion était presque impossible. Nous avions exactement prévu ce retour à la normale. C'était une chance unique, mais qui signifiait qu'il fallait partir avec pour seul bagage une brosse à dent, car il n'existait pas de moyens de transport.

Ceux qui ne sont pas partis sont rejoints à l'automne par près de 6 000 Juifs de Bade et de Sarre qui expulsés en France par Adolf Eichmann, avec l'aide du gouvernement de Vichy. En 1942 et 1943 la plupart des internés qui ont survécu aux atroces conditions de détention sont acheminés vers des camps d'extermination par les Allemands.

Refuge, retrouvailles, lecture et écriture à Montauban

Hannah Arendt sait où aller : une maison près de Montauban, louée par des amies, qui peut être atteinte à pied et en empruntant des véhicules d'occasion. Arendt y parvient saine et sauve, ne souffrant que d'un douloureux rhumatisme contracté pendant ces journées de marche.

La région du Sud-Ouest est toute entière dans un état de grande confusion. «Deux décrets simultanés : l'un du préfet : tous les étrangers ex-internés du camp de Gurs doivent quitter le Département des Basses-Pyrénées dans les vingt-quatre heures, ou bien seront internés à nouveau. Le second, du gouvernement : aucun étranger n'est autorisé à voyager ou à quitter son domicile actuel».

Montauban devient le point de convergence des évadés des camps de toute la France, car le maire de la ville, socialiste, exprime son opposition au gouvernement de Vichy en hébergeant ceux qui ont été prisonniers. De nombreux logements à Montauban ont été laissés vides par la débâcle et le maire les attribue aux réfugiés. Tout matelas qui n’est pas occupé par un Français est transporté dans ces maisons, où les réfugiés s'entassent pour dormir dans des conditions assez semblables à celles du camp qu'ils venaient de quitter.

Hannah Arendt se rend souvent à Montauban. Elle est en quête de nouvelles de Heinrich Blücher. Mais rien. Puis un jour, par l'un de ces tours dont l'Histoire du Monde a le secret, ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville, ils s'étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d'un désordre de matelas et d'un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux

Les Blücher vivent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixent dans un petit appartement de la ville. Les Blücher passent leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l'antisémitisme devient chaque jour plus patent. Mais en même temps ils sont relativement à l'abri et ont loisir de s'adonner à la lecture ou à l'écriture, jouissant d'un temps d'été sec particulièrement clément. Blücher poursuit son étude de Kant.

Hannah Arendt se mit à lire une série d'auteurs plutôt disparate : Proust, Clausewitz, et Simenon. Cette trilogie contribue à nourrir les projets et les préoccupations qu'elle emmènera avec elle aux États-Unis. Sa lecture de Proust se situe dans le droit fil de son intérêt constant pour l'histoire de l'antisémitisme.

Un brillant portrait du milieu décrit par Proust se retrouve dix ans plus tard dans la première partie des Origines du totalitarisme.

Comme elle réfléchit à l'Europe d'après la Première Guerre mondiale, elle écrit à Erich Cohn-Bendit une longue note sur les traités qui ont régi le sort des minorités à la fin de cette guerre.

On retrouve cette même note, développée, dans les Origines du totalitarisme.

Vers la fin de l'été 1940 la lecture des romans policiers de Simenon n’est pas un simple divertissement. Ses aperçus sur les structures et les méthodes de la police française s’avèrent très profitables. En octobre 1940, lorsque la police française donne l'ordre à tous les Juifs de se faire recenser auprès du préfet le plus proche, aucun des amis qui ont prêté attention à ses mises en garde ne peut reprocher à Simenon d'avoir conforté sa méfiance envers la police. Ceux qui refusent ce recensement ajoutent la clandestinité à leur situation d'apatrides, mais ils ne seront pas, comme tant de réfugiés obéissants, arrêtés après qu'on ait relevé leur adresse sur les registres d'inscription.

Lénine avait lu De la guerre, de Clausewitz, alors qu'il envisageait — comme le dit Arendt dans son essai consacré à Rosa Luxemburg — «que la guerre, cet effondrement du système européen des États-nations puisse tenir lieu de l'effondrement économique du capitalisme prédit par Marx».

Arendt, lisant Clausewitz, envisage les mêmes possibilités, avec le même espoir. Elle commence une analyse théorique et critique de l'État-nation qui deviendra l'une des thèses maîtresses des Origines du totalitarisme.

Le plan du livre n’est pas encore clair en France mais il lui apparaît de son devoir d'écrire un livre sur l'antisémitisme et l'impérialisme, une recherche historique sur ce qu'elle appelle alors l’«impérialisme racial», la plus extrême des formes de suppression des nationalités minoritaires par la nation dominante dans un État souverain.

Elle se demande si, dans le cas d'une défaite hitlérienne, la guerre fournira l'occasion d'une union des États non souverains, une fédération européenne comparable à la fédération où Blücher et elle-même souhaitent émigrer, les États-Unis d'Amérique.

Loi d’octobre 1940, recherche et obtention de visas, Lisbonne, New-York

En octobre, lorsqu'on donne l'ordre aux Juifs de se faire recenser dans les préfectures, les Blücher commencent à essayer d'obtenir des visas pour les États-Unis. Martha Arendt quitte Paris, rejoint Montauban et tous trois effectuent plusieurs voyages à Marseille, alors capitale des visas. En fin de compte, les Blücher sont assurés d'obtenir un visa d'urgence grâce aux efforts déployés en leur nom par Günther Stem. La position d'Arendt à l'Aliyah des jeunes lui vaut une considération particulière, et Blücher, au titre de conjoint, obtient un visa pour l'accompagner. Mais le cas de Martha Arendt n’est pas pris en considération de la même manière.

La situation est terrible : des 1 137 demandes de visas soumises au Département d'État des États-Unis, seules 238 sont satisfaites entre août et décembre 1940. Et même lorsque les précieux visas sont obtenus, le gouvernement de Vichy n'accorde que rarement les autorisations de sortie nécessaires. Enfin, les gouvernements espagnols et portugais sont imprévisibles quant à leur délivrance d'autorisations de transit aux réfugiés qui embarquent à Lisbonne.

Hannah Arendt et Heinrich Blücher ont la chance d'obtenir les visas, mais sans leur esprit d'à-propos, ceux-ci ne leur auraient pas été d'une grande utilité. Ils se rendent à Marseille en bicyclette, clandestinement, pour retirer les documents. Tout se passe bien, jusqu'à ce qu'un message parvienne dans leur chambre d'hôtel : Blücher doit se présenter à la réception. Ils savent que la police ne doit pas être loin. Blücher descend, laisse sa clé au comptoir et sort avant que quiconque ait pu l'interpeller. Arendt le suit peu après, s’assure qu'il est assis dans un café en toute sécurité, retourne à l'hôtel, paie la note et prend son déjeuner. Quand le réceptionniste la rejoint pour s'enquérir de son mari, elle se lance dans une scène tapageuse, criant d'abord que son mari est déjà à la préfecture, puis accusant le réceptionniste : «Je vous tiens pour responsable de ce qui pourra lui arriver». Elle passe ensuite chercher Blücher et tous deux quittent Marseille immédiatement.

S'étant ainsi échappés de justesse, ils sont contraints de précipiter leur départ et de ne pas emmener Martha Arendt.   Par chance  ils  rencontrent  Nina Gourfinkel, cette amie russe que Hannah Arendt a connue à Paris. Elle accepte de veiller sur Martha Arendt jusqu'à ce que les démarches pour qu'elle obtienne un visa  aboutissent.

En janvier  1941, le gouvernement de Vichy relâche brièvement sa politique d'autorisation de sortie, et les Blücher prennent immédiatement un train pour Lisbonne. Ils y restent trois mois, attendant de pouvoir embarquer, avant  d'y parvenir avec des billets fournis par une organisation   d'immigration juive.

En mai, Martha Arendt obtient à son tour son visa et elle parvient à Lisbonne à temps pour embarquer sur un bateau qui appareille quelques semaines seulement après celui des Blücher. Leur fuite a à tous points de vue heureuse — car en juin   1941  le Département d'État resserre une fois de plus sa politique d'immigration.



[1] Il survit à l'hiver 1934 en fabriquant dans sa chambre d'hôtel, des semelles de bottes pour une usine parisienne, tout en écrivant des nouvelles qu'il publie sous le pseudonyme de Hanan J. Ayalti.