9 novembre 1993 : La destruction du pont de Mostar, un géosymbole dans la guerre

Publié le 09 novembre 2013 par Geo-Ville-En-Guerre @VilleEnGuerre
Dans l'imaginaire collectif, la date du 9 novembre est immédiatement associée à la destruction (heureuse) du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989. 4 ans plus, une autre destruction (malheureuse) marquera tous les médias : celle de Stari Most, le "Vieux pont" de Mostar (la "ville du pont"). Si, depuis, le "Vieux pont" a été reconstruit, l'ancrage spatial de la guerre se laisse toujours entrevoir dans cette ville-symbole :
"Le 9 novembre 1993, les milices croates du HVO détruisaient le vieux Pont, symbole de la ville de Mostar. Vingt ans plus tard, certaines rues de cette ville toujours divisée portent encore les noms des dirigeants fascistes de l'Etat indépendant croate (NDH) des oustachis". ("Bosnie-Herzégovine : il y a vingt ans, la destruction du Vieux pont de Mostar", Le Courrier des Balkans, 9 novembre 2013).

Bien moins mis en avant dans la presse que la commémoration du 20ème anniversaire du déclenchement du siège de Sarajevo le 6 avril 2012, cette commémoration a été somme toute très sommaire, les autorités locales ne se déplaçant pas. Seuls quelques Mostaris ont sauté depuis le pont pour se jeter dans la rivière Neretva (les plongeons depuis le Vieux pont étaient, avant sa destruction, à la fois un "attrape-touristes" - les plongeurs attendant que les touristes aient déposé de l'argent pour sauter ou plonger -, et une "tradition" qui faisait de ceux qui osaient le grand plongeon des "héros" de la ville). Alors que l'ancien du quartier du Vieux pont de la vieille ville de Mostar est classé patrimoine mondial de l'Unesco et que la destruction de Stari Most avait été particulièrement couverte par les médias il y a 20 ans, cette absence de commémoration et de médiatisation ne doit pas faire oublier le poids de la symbolique des lieux qui se joue sur le pont et dans toute la ville de Mostar.
Mostar : de la ville du pont à la ville de la division
La ville de Mostar était, avant le déclenchement de la guerre de Bosnie-Herzégovine, un des symboles de l’hétérogénéité multiethnique, qui en fait se limitait aux villes de l’ex-Yougoslavie (les aires rurales étant composées de villages mono-ethniques) : on dénombrait sur 126.600 habitants au recensement de 1991 un tiers de Bosniaques, un tiers de Croates, un cinquième de Serbes [i], les autres habitants constituant soit les petites minorités, soit la catégorie « yougoslave » créée par Tito (les habitants déterminaient eux-mêmes leur identité ethnique au moment du recensement). Les mariages mixtes (c’est-à-dire les unions entre des Bosniens appartenant à différentes communautés) étaient très courants. Derrière ce symbole érigé comme modèle de l’idéal titiste Jedinstvo, Bratstvo (« Unité, Fraternité »), se cachait, dès avant la guerre, une importante ligne de fractures entre un centre historique majoritairement peuplé de Bosniaques et les quartiers ouest majoritairement peuplés de Croates [ii]. Entre ces deux territoires communautaires, la rivière Neretva et un pont. Ce pont était un véritable géosymbole des échanges entre les populations et participait au komsiluk [iii] (« bon voisinage »). La destruction de ce pont par l’artillerie croate en 1993, au-delà de l’aspect militaire, représente également une réelle volonté de distanciation des communautés. Et les réactions autour de cet urbicide ont été nombreuses (l’urbicide étant le « meurtre rituel des villes » selon la définition de Bogdan Bogdanovic, ancien maire de Belgrade et architecte, qui, à partir de la formation du mot génocide, définit ainsi les acharnements systématiques contre les bâtiments aux-lieux de l’identité urbaine – et donc de l’échange entre les populations – lors des guerres de décomposition de l’ex-Yougoslavie [iv]). Les Bosniaques ont vécu cet événement comme une réelle atteinte à leur identité culturelle. L’opinion publique internationale a elle aussi été choqué par la destruction de ce pont (particulièrement médiatisée) qui symbolisait la rencontre entre l’Orient et l’Occident, l’entente intercommunautaire, et donc de la Yougoslavie : le pont, construit en 1566, avait pourtant résisté à de nombreux conflits ! Chaque communauté se retrouvait de par et d’autre du pont dans des quartiers qui s’homogénéisaient un peu plus chaque jour. La géographie de la peur ainsi instaurée a fortement amplifié les déplacements de populations, chacun préférant l’entre-soi : il s’agissait à la fois de chasser « l’Autre » en tant que minorité remettant en cause l’appropriation et la sécurité du quartier-territoire, et de fuir « l’Autre » pour se réfugier dans un quartier protégé par des hommes armés de sa propre communauté ou même en dehors de la ville de Mostar.Au final, si le « Vieux pont » de Mostar (Stari Most) a été détruit, c’est avant tout en tant que symbole qu’en tant qu’objectif militaire à proprement parlé. Il s’agit de rejeter l’identité « yougoslave » en tant que fédératrice des différentes communautés de la Bosnie-Herzégovine, d’affirmer par le symbole et d’inscrire spatialement la division entre les populations. Si le pont a été reconstruit et inauguré le 23 juillet 2004, la réconciliation des communautés se fait attendre [v]… L’efficacité géographique de cet urbicide se lit dans le long terme, malgré l’inauguration retentissante du « nouveau Vieux pont de Mostar » (réplique à l’identique du pont détruit en 1993). Tout d’abord, la composition de la population de Mostar a été profondément modifiée : 60 % de la population d’avant la guerre a quitté la ville. Les départs concernent principalement les Serbes, et en grande partie les Croates. L’inscription durable de la division de la ville en deux quartiers-territoires se remarque également dans les pratiques spatiales des habitants : le pont est devenu un point de non-passage, comme une négation même de son existence et de sa symbolique. Une géographie de la peur enferme les habitants dans leur quartier communautaire, dans lequel ils se sentent protégés, « chez eux ». Au final, le pont n’est pas un géosymbole de l’échange et de l’entente intercommunautaire, mais il est devenu une frontière vécue par les habitants de Mostar.




[i] D’après Stéphanie ROLLAND, 2004, « Les déplacés à Mostar après la guerre de Bosnie-Herzégovine » Balkanologie, vol. VIII, n°1, juin 2004, pp. 189-209. [ii] D’après Michel SIVIGNON, 2009, Les Balkans : une géopolitique de la violence, Belin, Paris, p. 151. [iii] « Le terme « komsiluk », d'origine turque (komsuluk signifie « voisinage »), désigne les relations de voisinage dans leur ensemble. Dans le contexte pluricommunautaire bosniaque, il a toutefois une double connotation, étant utilisé de façon privilégiée pour désigner les bonnes relations entre voisins appartenant à des communautés différentes. Le komsiluk désigne donc, en Bosnie-Herzégovine, le système de coexistence quotidienne entre les différentes communautés. Celui-ci s'exprime essentiellement dans le travail ou la vie quotidienne, l'invitation à la célébration des cérémonies religieuses et l'association aux événements de la vie familiale. Dans ces trois domaines, il obéit à des règles strictes de respect et de réciprocité. Le komsiluk est souvent symbolisé par ce café sucré qui, autour d'une table et dans des fidzan (fines tasses de porcelaine sans anse), se boit entre komsije » (Xavier BOUGAREL, 1996, Bosnie, Anatomie d'un conflit, La Découverte, Paris, p. 81). [iv] Voir, à ce propos, Rémi BAUDOUÏ, « De la menace atomique aux conflits de «faible intensité ». L'emprise croissante de la guerre sur la ville », Annales de la recherche urbaine, n°91, dossier "Villes et guerres", décembre 2001. [v] Voir, à ce propos, le mémoire de Sylvie RAMEL, Reconstruire pour promouvoir la paix. Le cas du »Vieux pont » de Mostar, Institut européen de l’Université de Genève, Publications euroya, Genève, 2005, 112 p. SOURCE DE CET TEXTE : Ce texte est un extrait de : TRATNJEK, Bénédicte, 2009, « Des ponts entre les hommes : Les paradoxes de géosymboles dans les villes en guerre »,Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009.

A propos de Mostar et de la destruction/reconstruction de son pont :
  • John Yarwood, 1999, Rebuilding Mostar: Reconstruction in a War Zone, Liverpool University Press, Liverpool, 224 p.
  • Maha Armaly, Carlo Blasi et Lawrence Hannah, 1999, « Stari Most: Rebuilding more than a Historic Bridge in Mostar », Museum International, vol. 56, n°224, n°56/4, pp. 6-17.
  • Martin Coward, 2002, « Community as Heterogeneous Ensemble: Mostar and Multiculturalism », Alternatives, n°27, pp. 29-66.
  • International Crisis Group, 2003,

    Building Bridges in Mostar

    , ICG Europe Report, n°150, Sarajevo/Bruxelles, 20 novembre 2003, 14 p. + annexes.
  • Stéphanie Rolland, 2004, « Autochtones étrangers : les déplacés à Mostar après la guerre de Bosnie-Herzégovine », Balkanologie, vol. 8, n°1, juin 2004, pp. 189-209.
  • Sylvie Ramel, 2005, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du “Vieux Pont” de Mostar, Editions Euryopa, Genève, 104 p.
  • Bénédicte Tratnjek, 2009, « Des ponts entre les hommes : Les paradoxes de géosymboles dans les villes en guerre », Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009.
  • Martin Coward, 2009, Urbicide. The politics of urban destruction, Routledge, New York, 161 p.
  • Jon Calame et Amir Pasic, 2009, « Post-conflict in Mostar: Cart before the Horse », Working Paper, n°7, Divided Cities/Contested States, 20 p.
  • Jon Calame et Esther Charlesworth, 2009, Divided Cities. Belfast, Beirut, Jerusalem, Mostar, and Nicosia, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 261 p.
  • Sylvie Ramel, 2010, « Mostar, la reconstruction de Stari Most et les limites de “l’idéologie du pont” », dans Daniel Baric, Jacques Le Rider et Drago Roksandić (dir.), 2010, Mémoire et histoire en Europe centrale et orientale, Presses Universitaires de Rennes, collection Histoire, Rennes, pp. 299-310.