Dans le silence miroir face aux œuvres face aux corps

Publié le 10 novembre 2013 par Comment7

Autour de : Axel Honneth, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie. La Découverte, 2013 – Sur la plage – Richard Tuttle, Matter, Galerie Marian Goodman – Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Seuil, 2013.

Quand il retrace l’histoire de la Théorie critique (Ecole de Francfort) comparant les apports respectifs des membres du cercle interne, Horkheimer et Adorno par exemple, ou mettant en relation la production de ce noyau avec celle des satellites externes dont Walter Benjamin, Axel Honneth parle inévitablement des concepts des uns et des autres sous l’angle de leurs avancées positives et de leurs manques, de ce qu’ils n’ont pas vu, des impasses qu’un successeur solutionne, en tout ou en partie. On pourrait croire alors à une sorte d’évolutionnisme de la pensée pour peu que l’on établisse une hiérarchie des concepts selon leur efficacité à rendre compte de la complexité croissante du social. Celui qui précède a toujours loupé quelque chose, celui qui vient après apporte un élément neuf, une nouvelle pièce. Mais en lisant cette narration de manière plus organique, mimétique, l’impression est toute autre. Chaque étape antérieure coexiste à celle supposée la dépasser, suppléer ses manques ou la corriger, chacune des strates successives ne remplace pas la précédente, elles s’imbriquent, restent pertinentes et importantes, elles confèrent à l’ensemble de nombreuses nuances, elles aiguisent les intuitions. Elles sont toutes utiles, en tout cas, pour appréhender les sinuosités de la complexité présente et forger la conviction qu’il n’y a pas de vérité unique, pas de pensée monothéiste qui puisse tenir. C’est ce que scrute le personnage, comme flux spirituels distillant son oxygène. Ses propres réflexions connaissent successivement, selon les circonstances et les états d’âme, des modes de ressentis plus proches de Benjamin que d’Adorno, et inversement. Elles sont quelques fois plus en phase avec les ouvertures critiques d’Habermas qui retisse l’espoir de changer le monde mais sans que cela soit contradictoire avec le pessimisme adornien qui subsiste quelque part, qui doit rester un recours. Un aiguillon, en fonction de l’actualité de ses lectures et des réminiscences de ce qu’il a lu anciennement. Ce découragement et ce désespoir, il s’en rend compte par le biais de la réflexivité que déclenche la lecture d’Honneth, il les cultive. Ce sont des états qui entretiennent, dans son métabolisme, le besoin de chercher, de tenter d’autres agencements, il les voit comme des gisements de carburant intellectuel et émotif vitaux, et pas du tout en destructeurs nihilistes du vivant, pas du tout dépressifs.

Ce qu’il vit avant tout comme vertigineux est de sentir qu’il ne peut embrasser tout d’une pièce un camp homogène, que la pensée qui percole dans l’organisme qu’il habite et cherche à maîtriser, à faire sien, nature qu’il cherche à organiser rationnellement, obéissant ainsi à divers déterminants sociaux, se nourrit d’âges différents de la pensée humaine, juxtapose des expériences archaïques, des convictions animistes et des lumières scientifiques, incarne simultanément des théories défaitistes et des idées émancipatrices, obéit à des pulsions naturelles ou épouse une volonté de rationalisation. Ainsi les périodes défilent, se mélangent, composent entre elles, se superposent, engendrent une ligne brisée individuelle sous forme de collage et de montage. Selon une dynamique d’intuition dont il est bien difficile d’expliciter l’origine mais qui obéit au besoin, probablement, de se constituer soi-même dans ce qui n’est qu’échange, ballottage, et dont il ne saisit, transforme en matériaux à soi, qu’un infime chassé-croisé des objets, juste le frottement entre les surfaces, entre les peaux. Un système ne chasse jamais, même à l’intérieur d’une seule visée logique, un système précédent, ils s’interpénètrent, se passent le relais, se repoussent pour mieux se compléter. Ils coopèrent ! Le temps long a démontré qu’aucun système n’est total. Un esprit ne chasse pas l’autre, un cerveau ne se substitue pas au précédent, ne vient jamais clore quoi que ce soit. Une fois qu’il se met à travailler – dès qu’il est « allumé » et connecté à tout ce qui l’environne -, il exhume des bribes de toutes les étapes de la pensée humaine, les hypothèses ennemies, les errements historiques, les foutaises, les illuminations géniales, et cela non pas sous forme de concepts inculqués mais bien comme expérience sensible du dehors multiple. (Même chose en ce qui concerne son rapport aux œuvres ou à ses amantes : il s’attache à des œuvres très différentes qui cohabitent en lui, se rapprochent intérieurement plus qu’elles ne le sont dans la vraie vie ; la personnalité ainsi que le corps des femmes aimées désirées ne s’excluent pas plus l’une l’autre, mais se rassemblent, se composent, facettes distinctes du même amour.) C’est ce qui rend possible à l’apprenti qui ne possède pas forcément les vocabulaires et concepts professionnels une certaine compréhension de ce qu’il lit et relit, parce qu’il trouve en lui des traces, des ombres qui répondent à ce qu’il distincte dans le texte, en dessous et au-delà de l’hermétisme propre aux discours des champs spécifiques, spécialistes. Et c’est cela qui induit une sorte de compréhension animale, intuitive, par mimétisme, par quoi sont activées toutes sortes d’instincts naturels qui cadencent l’activité intellectuelle !

Ce livre d’Axel Honneth révèle au personnage un manque surgi récemment et qu’il avait du mal à nommer. Soit l’impossibilité de s’arrimer à une théorise critique du social et, surtout, des productions culturelles qui orientent la marche du monde. La conscience que ce recours critique fait défaut ne préoccupe plus des forces intellectuelles et militantes en nombre conséquent sur la place publique, ne forme plus une masse critique pour une prise de conscience suffisant à maintenir l’exigence d’une morale des actes décisifs. Un verrou de sécurité a sauté, ne nous protège plus des dérapages ni de l’émergence de nouvelles catastrophes. Il subsiste ici ou là dans certains grands médias des critiques partielles, anecdotiques, contextuelles, formulées selon des « lignes éditoriales », c’est-à-dire selon le souci d’entretenir des clientèles. Tout se vaut, l’exercice du jugement est abandonné au profit d’une conscience machinale. Le reste est dispersé et n’a de visibilité qu’au sein de réseaux circonscrits, un marché de la contestation qui occupe différentes niches mais qui n’aura peut-être qu’un impact limité parce que lui échappent les leviers de la culture, ce qui façonne les imaginaires, les pulsions, contribuant à faire des individus des réalités surplombées, abstraites, de peu de poids. « Actuellement, semble s’imposer partout au sein des sciences sociales une tendance à la dénormativisation des concepts clés de la théorie sociale, si bien que la réalité sociale observable apparaît de plus en plus comme le produit de processus de régulation surplombants pour lequel les attentes et les exigences morales des sujets semblent sans importance. (…) En un mot, le projet d’une théorie critique de la société a bien du fil à retordre avec, du côté de la sociologie, ces tendances à la dénormativisation et à la grosse machinerie empirique et, du côté de la philosophie, ces tendances naturalistes où se réaffirme dans tout ordre social la force de conservation de schémas de comportements biologiquement ancrés. » (Axel Honneth, p.278)

C’est en quelque sorte à propos des conséquences potentielles de cela que l’historien Pascal Blanchard tire la sonnette d’alarme dans le journal Libération concernant des injures racistes proférées à l’encontre de Madame Taubira (incident qui a bien un goût de catastrophe, regain de ce qui découragea profondément Adorno, et l’hommage tardif du Parlement a un côté pathétique). Il lit ce genre d’article avec un soulagement partiel, éphémère. À la question de savoir pourquoi autant de personnes aujourd’hui osent une expression raciste décomplexée : « Elles ont l’impression que leur opinion est devenue la norme. Que la majorité des Français les soutiennent. Des intellectuels tiennent des propos islamophobes, des magazines font des unes du même acabit, pourquoi le citoyen lambda n’aurait pas le droit lui aussi de tenir de tels propos ? Les barrages ont sauté les uns après les autres depuis dix/quinze ans. Ceux qui profèrent des propos racistes à l’encontre de Christiane Taubira lui reprochent d’être illégitime à son poste, non pas pour des questions de compétence, mais au nom de sa « race », qui serait inférieure et ne pourrait participer à la société politique. » Beaucoup ont l’impression que la majorité des Français pensent ainsi parce que les sondages créditent le FN de plus de 30% de sympathisants, de gens qui pensent comme le FN, et qu’une grande partie du monde politique court après le FN comme manière de se faire légitimer par la pensée d’une majorité des Français. Parallèlement à cela, la sphère des produits culturelles dominée par le populisme encourage toutes les transgressions conservatrices et réactionnaires. On peut en déduire que ce qui libère à nouveau le racisme est, en quelque sorte, la conviction que le thème est porteur au niveau de l’audimat. L’audimat n’a pas de morale. Avoir une morale, du reste, est mal vu et taxé de « politiquement correct ». Et l’historien d’épingler une grande fatigue et impuissance lâche des élites, politiques, intellectuelles, qui ne parviennent pas à répondre avec la force requise : « ah non, on ne va pas encore parler de ça… ». Parce que soi-disant il y a à présent des lois qui règlent ces questions, définissent des délits et des sanctions, que ces lois ont fait l’objet de longs débats et que l’on est censé avoir dépassé certains stades de l’indigence. Mais non. La société est censée avoir évolué. « Encore une fois, ce n’est pas parce que la loi Gayssot a interdit l’expression d’opinions racistes qu’elles n’existaient plus. L’interdit sur ces mots-là est levé moralement aujourd’hui, ces cris de singe et ces bananes sont devenus un langage, des codes qui sont parfaitement compris dans l’espace public, et les élites ne savent plus comment y répondre. Il va falloir éduquer et agir autrement et décoloniser ces imaginaires qui irriguent encore la société française. » (Pascal Blanchard, Libération, 30 octobre 2013) Eduquer et agir autrement !? Comment, sans la présence forte d’une « théorie de la critique » traitant de l’environnement culturel ? Comment, quand le projet culturel des responsables politiques est tellement inconsistant ? Il suffit pour s’en assurer une fois de plus de lire la chronique de Michel Guerrin dans Le Monde (lundi 4 novembre 2013) concernant le programme culturel de deux candidates à la Mairie de Paris. Les industries culturelles ont tellement étendu leur emprise de réification du sensible – en le rendant indispensable du fait du poids économique qu’elles représentent – qu’il devient improbable de rencontrer ou entendre encore, quelque part, l’expression d’un réel projet culturel politique basé sur une volonté d’émancipation sociale, sinon selon des formules réchauffées, jamais actualisées, proches de l’alibi. « Ah non, on ne va pas encore parler de ça… » Et un système s’étend où, à la place de la relation esthétique individuelle aux œuvres d’art, se substitue la dépendance à la consommation de distractions, de pertes d’attention. Que ce soit seul dans son fauteuil ou perdu dans la foule d’un festival n’y change rien. Comment, devant ces signes convergents d’une conscience politique catastrophique du culturel, ne pas éprouver le besoin d’en repasser par Adorno et son pessimisme qui « interprète le fascisme comme le point culminant d’un processus universel de réification. L’exigence de réflexivité historique, maintenue à travers cette expérience, amène alors la Théorie critique à se concevoir comme née du « présent fasciste, où tout ce qui était caché apparaît au grand jour ». » ( A. Honneth, Un monde déchirements, p.180) Ce pessimisme conduit Adorno, renonçant à raison à la chimère marxienne d’une conscience prolétarienne sauvant le monde, vers « la possibilité résignée d’individualiser la pratique libératrice en la cantonnant à certaines expériences personnelles authentiques » (A. Honneth, p.199). Pour Adorno, « seuls l’art authentique et une philosophie critique du concept incarnent encore des modes de conscience soustraits à la contrainte sociale d’une logique abstraite de l’identité : même dans sa démarche mimétique réflexive, l’œuvre d’art revendique une forme d’expérience qui échappe au projet d’appropriation conceptuelle et donc d’assujettissement de la réalité, tandis que la critique philosophique peut, même à travers le médium de la pensée conceptuelle, éclairer la logique de domination dans cette même pensée. » (A. Honneth, p.182) Même si nous nous méfions de la notion « d’art authentique » d’Adorno (n’oublions pas qu’il a raté le jazz), même si l’œuvre d’art aujourd’hui prend place dans un champ très infiltré par les industries, il n’en reste pas moins que la place centrale qu’Adorno assigne à l’expérience face aux œuvres d’art, comme pratique individuelle suppléant à l’hypothèse de révolution prolétarienne, devrait suffire à rappeler l’importance de ce qui peut se jouer . « Et qu’il conviendrait d’actualiser et approfondir,  pense le personnage, si je veux continuer à croire en quelque chose « .

« La pensée adornienne est trop profondément marquée par l’expérience de l’histoire comme catastrophe pour encore se fier à l’idée d’un progrès historique susceptible de briser le carcan de la réification universelle. (…) Pour Adorno, l’expérience historique interdit d’identifier dans les systèmes sociaux du capitalisme tardif un destinataire privilégié de la théorie, et la notion marxienne d’un mouvement social massivement organisé se dissout dans l’idée que l’oppression donne désormais lieu à une expérience qui ne se laisse plus dire ou construire qu’en termes individuels. » (Axel Honneth, Un monde de déchirements, La Découverte, 2013, p.182). En privilégiant ce quelque chose de très difficile à définir et qui s’énonce comme « expériences personnelles authentiques » face aux œuvres d’art, je n’y vois pas, pense le personnage, le repli sur un terrain solitaire et élitiste, mais la préoccupation de ce qui, venant de l’individu, le prépare à donner du sens aux processus d’individuation individuel et collectif tels que pensés par Simondon qui ressemble à l’intersubjectivité sociale conçue par Habermas, en y apportant quelque chose de soi venant déjà des autres. Ce « face à l’œuvre » ne se conçoit pas sans un abandon des théories traditionnelles qui, fonctionnant à la manière de « l’idéal méthodique de Descartes », avancent et se saisissent leurs objets en étendant au préalable leur « principe de justification totale, opérant par déduction (ou induction) » et ne font « qu’étendre la logique de domination et d’appropriation de la nature en préparant d’avance l’objet à son traitement scientifique. » À cette manière d’enfermer dans un « principe de justification totale » qui sous-tend, cela dit, les industries de programmes culturels, et qui s’épanouit avec les méthodes dominantes du management, Adorno préfère « un mode d’argumentation qui, au lieu d’étouffer son objet sous l’étreinte de la méthode, l’interprète en quelque sorte de l’intérieur. À la forme de l’essai, Adorno emprunte ainsi « l’idée de bonheur d’une liberté à l’égard de l’objet qui rend plus justice à celui-ci que s’il était impitoyablement intégré à l’ordre des idées ». C’est de la même absence de violence argumentative que procède une théorie critique qui vise à se soustraire par sa forme aux contraintes de la rationalité instrumentale. »  (A. Honneth, p.194) Un déplacement s’effectue du « scrupule méthodologique » vers l’élaboration régulière, disciplinée, de « contenus de connaissance subjectifs » et le rôle accru de la « sensibilité descriptive ». Un détour obligé vers ce que chacun peut et décide de produire à partir de ce qu’il choisit ou reçoit comme objets d’expérience, de fabrication de soi et des autres. Obligé pour enrayer la vision stratégiquement abstraite du capitalisme des loisirs et sa réification massive des goûts et des couleurs (sous couvert que, de cela, on ne discute pas, si l’on entend être tolérant).

« Au lieu d’étouffer son objet sous l’étreinte de la méthode, l’interpréter en quelque sorte de l’intérieur ». Quelle phrase programmatique merveilleuse qui peut se conjuguer en de nombreuses situations ! Dans la relation amoureuse, l’esthétique d’objets naturels et, bien entendu, certaines œuvres d’art. Le face au corps de l’autre – par lequel le personnage éprouve violemment le face à son propre corps, volte face de son intériorité, retournée comme un gant et devenant ce qui se frotte charnellement à l’autre – gagne à s’essayer à l’interprétation lente et mutuelle de l’intérieur de soi et de l’autre, de chambre en chambre, dans la poursuite du plaisir. Comment prendre, caresser, donner du plaisir sans recouvrir et conformer l’autre aux figures de la jouissance qui assigne des rôles identitaires, selon le principe de l’essai ? Comment user du sexe – en dépit d’une couverture médiatique monstrueuse favorable à sa rationalisation instrumentale – sans obéir à ce qui le prépare déjà en attente de traitement pornographique, comment se donner jusqu’à s’oublier et oublier la réification des corps ? S’interpénétrer jusqu’à perdre haleine, s’interpréter de l’intérieur jusqu’à ne plus savoir qui l’on est, qui est qui, en perdant même de vue l’objectif premier et déboucher dans une révolution de ses propres repères symboliques, sa propre peau retournée excitée luisante de sueur que pâme la vision d’un accouplement – est-ce moi, nous, mais on est tellement hors de nous, comment une image de nous pourrait-elle se fixer quelque part ? – réfléchie à l’infini par les miroirs internes disposés dans le cerveau et la caverne des sens, comme les glaces libertines des chambres de passe, obscènes et joyeuses en abîme. L’intrication variée de deux corps qui se cherchent, l’incarcération pêle-mêle des formes et humeurs de soi et de l’autre, convergent vers une représentation toujours inattendue de positions et caresses haletantes – un peu selon une esthétique fulgurante à la Pierre Molinier – qui plonge le personnage et son amante en hypnose, un silence assourdissant des cellules en pleine ébullition. Et qui produit à deux, entre deux, quelque chose dont finalement on ne sait pas comment parler, et alors jouir. « (…) la crise que provoque Manet est essentiellement une crise du langage esthétique : les gens ne savent plus comment en parler. Manet fait une chose dont on ne sait pas comment parler, dont on n’a rien à dire. » (Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, p.33, Seuil, 2013) Les corps baisant élaborent, comme des artistes mus sans aucune stratégie explicite, une esthétique érotique éphémère dont l’acmé bouleverse les repères qu’ils avaient jusqu’alors sur ce que signifie faire l’amour, sécrètent à leur échelle, quelque chose ayant des similitudes avec ces bouleversements symboliques que Bourdieu analyse à propos de Manet. Au moins, fugacement, au niveau de l’impression instantanée de ce qu’ils sont en train de faire, qu’ils respirent à plein poumons jusqu’à la prochaine fois (jamais gagnée d’avance, ça arrive quelques fois dans une vie, ça ne se commande pas), et qui les situe dans l’histoire des relations sexuelles entre les genres.

Dans l’effroi et la jubilation de l’étreinte amoureuse, des vertiges rappellent au personnage ces étranges instants de fusion entre culture et nature où, contemplant un objet naturel, il y relève une intention esthétique, voire une place à définir dans l’histoire de l’art, les catégories se brouillant, les lieux du face aux œuvres et du face à la Nature se déplaçant, se pervertissant. Par exemple, lorsqu’il tombe en arrêt face à d’étranges petites parures disposées à intervalles irréguliers sur la plage, et qui se mettent en résonance avec d’anciens souvenirs d’échouages de corps à corps, où l’étreinte éreintante ne laisse subsister de soi et de l’autre, en tête et dans les sens fourmillants, qu’une image flottante de résidus étoilés au plafond, quelques cristaux désincarnés, l’épure labyrinthique de l’ADN d’un désir partagé, esquisse d’une parure qui vient orner ramper sur le ventre à ventre, plage bombée, lointaine, virtuelle… Ces concrétions mystérieuses sur le sable qui pourraient être le résultat d’une intervention in situ d’art brut – sorties du sol, abandonnées par l’eau ou tombées du ciel, on ne sait, mais réunissant en un seul talisman le caractère des trois éléments -, agrègent en fait des coquillages vides de différentes espèces, coquilles entières ou brisées, des moules vides imbriqués, collés, emmêlés avec des restes d’algues de différentes couleurs, du goémon, des filaments de mer, des dentelles squelettes. Elles fascinent parce qu’il n’en comprend ni l’origine ni l’utilité. Il est incapable d’en raconter la fabrication pas plus que le sens apparemment rituel. Du coup, ces mortiers gratuits revêtent une beauté artistique, une poésie organisée, proche de l’art pour l’art.  Ce n’est qu’a posteriori, renseignements pris auprès d’un spécialiste, qu’il apprend de quoi il retourne : ce que recrachent les goélands, déchets de leurs repas, et qui forment un tout – l’empreinte d’une pratique alimentaire qui ne se lit comme telle que par l’accumulation de parties qui auraient très bien pu être dispersées petits bouts par petits bouts et ne jamais rien offrir à lire sur le sable -, par l’effet des sucs gastriques qui les enrobent. Résultat esthétique d’un avalé recraché, les traces d’une gestation dans les entrailles de ce que l’organisme ne peut assimiler (mais qu’il doit pourtant ingurgiter pour survivre, prélevant le contenu de ces mollusques).

Ces régurgitations marines ne sont pas sans faire penser aux prosaïques treillis au mur d’une galerie d’art dans lesquels des matières colorées, informes, sont prises, coagulées en configurations aléatoires. On peut penser à des bouillies vomies dont les morceaux se collent dans un filtre. Cela ressemble aussi à des rebuts, des restes de chantiers, que l’on trouve mêlés à des gravats, paraboles de structures métalliques retenant des déjections de plâtres colorés. Richard Tuttle présente dans la même galerie, au sous-sol, d’autres surprenants assemblages, autour d’une même pièce répétitive. Une fine structure couverte de plâtre ou de papier mâché. Cela pourrait être une coque que l’on place dans un costume, ou un coussin, pour lui donner une forme particulière. Une sorte de cintre, c’est-à-dire un support qui, de l’intérieur, maintient l’apparence de la carrure ? Dans la composition avec le bijou serti de brillants pointé vers le bas, la forme globale est un clin d’œil à certaine représentation héraldique de la décoration de la Toison d’or, pendue au cou d’illustres personnages. Un ustensile médical aussi, ou encore un cornet téléphonique jouet jetable ? Cela évoque tout autant une espèce d’antenne où se rejoignent les pôles émetteurs et récepteurs ; ou encore une concrétion osseuse, omoplate stylisée très légère, propice à l’immersion aquatique ou le vol. Cela peut être la maquette d’un contrefort neurologique, d’une arête synaptique, la silhouette agrandie plusieurs millions de fois de ces outils qui connectent, retiennent les éléments disparates qui doivent faire sens ensemble. L’objet générique de cette série d’œuvres est tellement polysémique qu’il en vient à pouvoir signifier tout et n’importe quoi, une sorte de joker, excitant l’activité de la surinterprétation ! Sur ces digues en carton sont fichés des reliques, des objets trouvés, des souvenirs, des expériences racontées – dénotées – par les objets mêmes reliés entre eux, et non plus dénotés par les mots d’un système linguistique. Chaque fois d’étranges reliquaires – il pourrait établir aussi un parallèle avec le scapulaire- qui n’ont rien à voir avec la pratique des reliquaires pris dans leur contexte normal – notamment religieux -, mais obéissent au même principe, selon d’autres croyances bifurquées, déplacées. Le changement de lieu jouant un rôle important. La place laissée à la construction – il ne voit que ça d’abord, interpellé par le n’importe quoi de l’agencement – réactive sans une ride le sentiment d’étrangeté face à ce qui bouscule les langages symboliques acquis, ça ne me parle pas. « Et finalement, cette combinaison de parti pris de construction aboutit à une dissolution de sens. Et ce qu’éprouvent les critiques les mieux disposés est un sentiment d’absurdité : on ne voit pas pourquoi il fait ça. Il le fait parce qu’il ne sait pas, et c’est l’hypothèse de l’incompétence (…) ; soit il le fait exprès, et c’est un provocateur, un m’as-tu-vu qui veut à tout prix se faire remarquer. » (P. Bourdieu, Manet, p.64) Et il est reconduit ainsi à une dynamique fondamentale dans le face aux œuvres et qui constitue une des épines dorsales de l’histoire de l’art : « Le changement de lieu, c’est-à-dire le changement de relation entre l’émetteur et le récepteur, peut donc entraîner un changement de la signification d’une œuvre. » (P. Bourdieu, Manet, P.56)

Toutes ces situations – face aux œuvres, au corps, à la nature – que cultive le personnage et qui le désemparent, qu’il recherche pour se sentir vivre, lui font prendre conscience qu’il doit traquer les mots appropriés pour réussir à exprimer ce qu’il ressent – les mots justes ne viennent plus d’eux-mêmes, ce qui ne revient pas à supprimer la spontanéité du ressenti – et que ça l’engage dans des choix parfois inconscients de ce qu’implique le fait de dénoter des objets par des mots. Choix souvent automatiques, préparés par des habitudes, des affiliations à des valeurs, des systèmes éducatifs et économiques, des régimes politiques, voire des dispositions présociales. C’est dans cet exercice de la dénotation – qui peut n’être que mental, approximatif – qu’il se trouve inévitablement, à son corps défendant, le savoir n’y change rien, en train de renforcer les partis pris qui étouffent leurs objets sous l’étreinte de la méthode, au lieu d’opter pour l’essai, la non violence, et l’interprétation de l’intérieur qui conduit à intégrer dans la pratique de dénotation (la description de ce qu’il vit) l’attention aux structures de sens que la chose pourrait montrer par elle-même. « (…) Dans la mesure où la relation entre le mot et la chose est conçue comme contingente, où le langage est donc interprété comme un simple système de dénotation, le matériau verbal ne fait que prolonger le geste de domination de la pensée objectivante. Pour Adorno, le langage communicationnel et signifiant n’est rien d’autre qu’une forme de cette rationalité qui, pour identifier ses objets, doit faire abstraction d’une réalité essentiellement plus riche ; dans la dénotation, les mots laissent de côté les structures de sens que la chose pourrait montrer par elle-même. Contre la fonction de communication du langage, les thèses d’Adorno essayent donc de recentrer la pensée philosophique sur des catégories plus ouvertes à l’objet, non pas toutefois par le biais d’une création langagière prétendument « proche de l’être », qu’il dénonce justement chez Heidegger, mais en ordonnant dans de nouvelles configurations le matériau linguistiquement disponible. » (Axel Honneth, p. 198)

Sans pour autant faire de l’Adorno, il semble au personnage reconnaître là sa ligne de conduite, une part de son projet de vie, ordonner dans de nouvelles configurations le matériau linguistiquement disponible, à l’échelle de son parcours individuel, bien entendu. (Pierre Hemptinne)

   


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