Le passage 24

Par Emia

24. On eût pu croire qu’il s’agissait d’attirance autant que de répulsion: En rêve, j’avais mis la main – la pensée – dans un sac, dont j’explorais à tâtons le fond vertigineusement plissé, à la recherche du nœud de serpents que j’y voulais trouver. Vénéranda, pythonisse de pacotille, agaçait sans relâche ces ficelles qui me reliaient aux limbes dialogiques mentionnées plus haut ; elle-même en était un point nodal inattendu et incontournable, dont j’acceptais l’existence sans pour autant désirer en connaître les causes, lesquelles, après tout, ne regardaient qu’elle. Je compris trop tard que certaines excentricités de Vénéranda ne m’étaient aucunement destinées. D’autres, par contre, n’existaient que par moi et pour moi, pour une raison dont je ne pouvais soupçonner, à ce moment-là, l’existence, et moins encore la nature.

 Vénéranda avait fait signe à un taxi. Le chauffeur, maussade, peinait à comprendre la destination qu’elle lui avait indiquée, mais il finit par démarrer dans un bruit de tôle froissée. Le moteur hoquetait ; une nuit noire entrait par les vitres abaissées. Nous longeâmes de vagues étendues, prîmes le pont par-dessus le fleuve Apô, tournâmes à gauche pour nous engager dans une avenue bordée d’arbres séculaires ; nous prîmes d’autres virages encore avant d’atteindre une place dont les dimensions passaient l’extraordinaire. En son milieu se dressait une gigantesque bâtisse aux arrêtes compliquées, baignant dans la lumière orangée d’une quantité de projecteurs. Hérissé de tourelles à bulbes, de colonnades, de coupoles et de dômes, parsemé d’escaliers, de verrières et de fenêtres ceintes de guirlandes lumineuses, le palais se découpait tel un absurde iceberg contre le ciel violacé où tourbillonnaient les moustiques.

La voiture nous déposa près d’un portail qui s’ouvrit lentement lorsque nous nous en approchâmes. Nous empruntâmes un chemin parsemé de gravier luisant et rose dans la fluorescence des lumières indirectes ; ensuite vint un escalier, rose également, qui nous mena au pied d’une porte monumentale de métal ouvragé. Un portier surgit, poussant l’un des battants de toutes ses forces ; à notre vue il bondit sur le côté et fit une révérence. Vénéranda ne lui prêta aucune attention ; elle avançait – je la suivais toujours.

 Nous découvrîmes un hall circulaire si spacieux et si sombre qu’il paraissait sans limites. Des vitraux projetaient des reflets légers sur le sol luisant ; des rouges rubis et des bleus diaphanes se perdaient dans les branches et les larmes diamantines d’un lustre de cristal aux dimensions colossales. Seul une demi-douzaine d’ampoules brillaient au sommet de l’ouvrage pyramidal, dont de minuscules éléments, mus par un courant d’air fantomatique, étincelaient et cliquetaient doucement parmi mille tiges veinées de blanc, comme faites de glace. Mais Vénéranda m’entraînait à sa suite ; j’eus à peine le temps d’entr’apercevoir les céramiques et les incrustations serpentines qui recouvraient les murs du hall que nous franchîmes une autre porte.

Celle-ci s’ouvrit sur un salon tapissé de soie sang-de-pigeon aux reflets moirés ; le sol s’ornait de tapis arcadiens aux motifs d’arabesques et d’arbrisseaux fleuris. Des canapés et des fauteuils en acajou avaient été groupés autours de tables basses ; sur des commodes et des secrétaires, des bougeoirs argentés diffusaient une lumière froide qui donnait lieu à un curieux ballet d’ombres par-delà les fenêtres grand ouvertes. Depuis les murs, une quantité de trophées de chasse – têtes de licornes ou d’amphisbènes, cerfs au bois spectaculaires, bonasus, catoblépas et shiips au rictus carnassier découvrant, en remarquable contraste avec la langue cramoisie, des dents fraîchement laquées de jaune – contemplaient de tout leurs yeux de verre un néant au moins aussi vaste que le palais ; il était déconcertant de s’en approcher pour les voir morts, alors que de loin ils paraissaient presque vivants.

Au centre de la pièce se tenaient nombre d’invités, qui une coupe de champagne à la main, qui grignotant quelque friandise. Des groupuscules s’étaient formés, des voix indolentes s’y mêlant à de petits rires, gestes menus appuyant un mot, une phrase ; les regards brefs et aigus qui jaillissaient parfois troublaient à peine l’impression d’harmonie émanant de l’ensemble.

Un homme moustachu se détourna de son interlocuteur lorsque la porte se referma derrière nous. (Mon parrain, le Président de la Ligue pour la Sauvegarde des Vertus, chuchota Vénéranda.) Il poussa un petit cri lorsqu’il nous aperçut ; il vint serrer nos mains et, tout en gardant celle de Vénéranda dans la sienne, commença aussitôt de proférer des paroles cérémonieuses dans une langue que je ne comprenais pas. S’apercevant de mon embarras, le Président me souhaita la bienvenue en Phéacien, me demanda ce que j’avais déjà vu, me fit remarquer qu’il restait encore tout à voir et nous pria d’être ses invités, pour cette nuit au moins.

- Pour ce qui me concerne, dit Vénéranda, j’accepte volontiers. Peut-être que…

- Mes bagages…

- Leodgar s’en occupe, m’interrompit le Président. Où logez-vous ?

J’ai donné le nom de mon hôtel et le numéro de ma chambre. Le Président a esquissé un sourire. Nous nous reparlerons à table, dit-il avant de nous laisser pour une dame corpulente en robe verte.

 J’étais mal à l’aise dans ma tenue de voyage parmi les invités élégamment vêtus. Même Vénéranda, que je croyais pourtant avoir vue aller nu-pieds, portait à présent des escarpins.

- Madame désire-t-elle se rafraîchir ? demanda au même instant une voix monocorde. Leodgar se tenait derrière moi.

Il me fit signe de le suivre. Nous franchîmes une porte à double battants incrustée de bois précieux et traversâmes un salon. Tout en longueur, celui-ci était chargé d’une quantité de meubles telle qu’on eût dit l’entrepôt d’un antiquaire. Près d’un buffet grand comme un orgue, j’entraperçus le portrait en pied d’une femme drapée dans un showshow bleu, nue sinon, au regard troublé. Mais déjà Leodgar poussait la porte suivante : nous parcourûmes une longue galerie où brûlaient, à intervalles réguliers, des torches de cristal irradiant une lumière melliflue. Nos pas résonnaient sur le dallage clair-obscur ; un parfum de lotus et de terre chaude nous parvenait par une suite d’arcades depuis le jardin, dont je ne distinguais que de brèves ombres massives et murmurantes.

Nous prîmes un escalier de marbre coloré qui s’élançait en une ample courbe jusqu’à l’étage. Là, un couloir ; Leodgar s’y engagea, ouvrit une porte, alluma la lumière et déclara : U  bathroom, votre salle de bain, et : U bedroom, votre chambre à coucher. Puis il me laissa.

J’ai cligné des yeux à plusieurs reprises pour m’habituer à l’éclat des lustres, puis je me suis retournée – pour me voir reflétée dans un colossal miroir vénitien. La bordure d’arabesques qui l’ornaient brisaient la pièce en d’infinis multiples d’elle même. Moi-même, je ne pouvais m’y voir qu’éclatée en facettes : ici, ma joue emportée par une pièce caliciforme ; là, mon front, mes yeux, ma bouche, distribués selon un ordre kaléidoscopique qu’une onde brusque réarrangeait à chacun de mes mouvements. Ces bizarreries me donnaient le tournis ; pour m’en défaire, je suis allée ouvrir la fenêtre. Sous cette fenêtre, une baignoire antique invitait au bain. Malgré les bouffées moites qui pénétraient dans la pièce, j’ai ouvert les robinets et une eau brûlante s’est écoulée, frappant durement l’émail de ses trombes fumantes.

Au même instant, j’ai cru entendre un bruit venir de la pièce attenante. J’ai déverrouillé la porte communicante,  et j’ai découvert une chambre à coucher spacieuse, tapissée de vert sombre. Au milieu de la pièce, un lit en bois précieux. Une coiffeuse est placée dans un angle, de même qu’un secrétaire, tous deux travaillés dans du bois clair à la manière Inishe. Un jeune garçon entre dans la pièce : il s’apprête à déposer mes bagages sur un coffre au pied du lit. Me voyant, il reste interdit.

- Vous avez été très rapide.

Le salariman sourit, paraissant attendre quelque chose. Je glisse dans sa main tendue quelques pièces qui semblent le contenter, car il s’en va en me lançant un tonitruant Goodnite  Maam !

A nouveau seule, j’ai défait mon sac. Puis je me suis déshabillée. Près de la coiffeuse, j’avais remarqué un série de miniatures : Une dame, nue d’abord, finalement vêtue, s’y montre entourée de demoiselles de compagnie, chacune se vouant, d’une image à l’autre, à une partie différente de son corps rose et lisse, le poudrant, l’enveloppant de soieries parfumées et de voiles, le drapant dans des robes et des manteaux brodés. Pendant que l’on s’affaire autour d’elle, la dame fixe de son œil noir et galbé un point situé au-delà du tableau, alors qu’à l’arrière, par une fenêtre donnant sur un bassin où dort une eau turquoise, un profil masculin darde un œil exorbité sur les rondeurs fastueusement parées de la courtisane.


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