Ça bouge dans l’univers du livre au Québec cet hiver

Par Manouane @manouane

Depuis que la Commission du livre a pris fin, si le gouvernement a plutôt été tranquille, il en est tout autre du côté du commerce des livres.

Dans son édition du samedi 9 et dimanche 10 novembre 2013, Le Devoir rapportait que le dernier roman de Michel Tremblay ne sera pas disponible chez Costco. L’éditeur, Leméac, a refusé de céder à la multinationale qui a demandé d’annuler le délai de carence :

« Un délai de carence, terme connu dans le jargon d’affaires, c’est une période de latence, ou d’attente. Depuis une quinzaine d’années, certains éditeurs retardent ainsi la mise en vente de leurs titres dans les grandes surfaces afin de favoriser, pour une courte période définie, les ventes en librairie. Chez Leméac, cette façon de faire a été instaurée « au Sommet [sur la lecture et le] livre de Québec » de 1998, a expliqué la directrice générale, Lise Bergevin, au Devoir. « Comme il n’y avait pas de décision prise sur le prix unique du livre, avec sept ou huit éditeurs on s’est dit qu’au moins, en attendant, on pratiquerait un délai de carence de deux à huit semaines entre l’arrivée du livre en librairie » et la mise en marché en grandes surfaces ».

Puis, le 9 novembre, Québec solidaire a fait un point de presse devant une succursale Renaud-Bray afin de soutenir les employés en grève. Françoise David a affirmé, entre autres choses, que « la reconnaissance du métier de libraire permettrait de réaffirmer que le livre n’est pas un banal produit de commerce de détail, mais bien un vecteur de transmission de la culture ».

Les employés de Renaud-Bray sont sans convention collective depuis le 31 décembre 2012. Pour forcer l’employeur à réagir, les employés de 11 des 26 succursales ont voté pour une grève, et ce, à quelques semaines de la période des Fêtes.

Blaise Renaud n’a pas semblé apprécier le geste de la députée de Québec solidaire. Toujours dans l’édition du samedi 9 et dimanche 10 novembre 2013, le propriétaire de la chaîne de librairies a publié une lettre à l’intention de Françoise David. Voici le texte intégral de cette lettre :

Madame David,

Vous avez accordé vendredi au cours d’un point de presse votre appui à 250 employés de Renaud-Bray, engagés dans une grève générale illimitée qui touche 11 de nos 30 points de vente, et avez lancé un appel général à délaisser nos librairies. Le présent conflit de travail a un impact sur l’ensemble de notre réseau et compromet à l’heure actuelle la rentabilité de l’entreprise et le maintien des 1000 emplois qui en dépendent, en plus de risquer des conséquences dramatiques sur l’ensemble de la chaîne du livre, pénalisant directement auteurs, éditeurs, distributeurs et libraires indépendants. Votre appel à un boycottage est totalement irresponsable.

Vous siégez à la Commission de la culture et de l’éducation, et devriez donc être au fait de la réalité que vivent les librairies québécoises : les ventes de livres au Québec ont baissé de 9 % entre 2008 et 2012. Les librairies au Québec vivent une situation difficile et précaire, et en plus, plusieurs facteurs extérieurs contribuent à réduire la rentabilité des librairies : le ralentissement de l’économie, l’essor du numérique, les changements dans les habitudes des consommateurs, et évidemment, les ventes en ligne.

Lors de la tenue d’une commission spéciale sur la réglementation du prix du livre, en août dernier, vous étiez présente quand la directrice générale de l’Association des libraires au Québec, Mme Katherine Fafard, est venue confirmer que le salaire moyen d’un libraire non propriétaire au Québec s’élève à 12 $/heure. Le salaire horaire moyen des employés en grève est de 13,48 $/heure. Ces conditions sont assorties d’avantages sociaux non négligeables : jusqu’à cinq semaines de vacances payées, huit jours de congé personnels, un régime d’assurance collective et la contribution de l’employeur aux REER des employés.

Votre intervention hostile à l’entreprise ne fait qu’accroître les tensions et la confusion. En matière de relations de travail, la réalité de Renaud-Bray est complexe et le renouvellement des conventions collectives de ses employés s’effectue en différents temps et avec plusieurs unités, elles-mêmes représentées par des centrales syndicales différentes et rivales.

La direction de Renaud-Bray est convaincue qu’il est dans l’intérêt de tous de trouver un terrain d’entente à la satisfaction des deux parties plutôt que de miser sur la confrontation.

Le lendemain, dans l’édition du lundi 11 novembre, Françoise David répondait (texte intégral) :

Monsieur,

Vous vous dites préoccupé par la situation difficile et précaire dans laquelle se débattent les librairies québécoises. Vous seriez plus convaincant si vous participiez avec enthousiasme à la coalition pour la réglementation du prix du livre neuf. Or vous êtes l’un des rares libraires à vous y opposer.

Vous qui possédez 26 succursales dans plusieurs régions devriez valoriser le métier de libraire et, par conséquent, le travail de vos propres employés. Comment pouvez-vous expliquer qu’avec un chiffre d’affaires de 125 millions par année pour Renaud-Bray, un libraire, un commis ou une caissière gagne à peine plus du salaire minimum en commençant à travailler chez vous ? Est-il concevable qu’au bout de huit ans, un libraire gagne 12,78 $ l’heure chez Renaud-Bray ? Pourquoi tenez-vous à contraindre vos employés à accepter des horaires flexibles : cette semaine, tu travailles 20 heures, la semaine prochaine, 15 ? Pourquoi refusez-vous de reconnaître le métier de libraire dans vos magasins, remplaçant des libraires chevronnés par des commis dévoués mais sans expérience ?

Je vous invite, Monsieur Renaud, à négocier de bonne foi avec vos employés syndiqués qui aiment passionnément leur travail et demandent simplement à ce que celui-ci soit reconnu. Et j’invite mes concitoyens et concitoyennes à ne pas franchir les piquets de grève des employés syndiqués. C’est un geste de solidarité élémentaire à l’égard de travailleuses et de travailleurs qui réclament d’abord et avant tout le respect de leur métier.

Le Temps des Fêtes ne sera pas triste cette année. D’un côté, j’aime bien savoir que les employés se serrent les coudes face à un des hommes d’affaires les moins intéressants du Québec (pour mieux découvrir la personnalité de Blaise Renaud, je vous recommande de lire cet article à propos de son altercation avec l’écrivain Philippe Béha). De l’autre, j’aime bien savoir que les librairies indépendantes vont tirer profit de cette grève.