Le tourisme mémoriel autour du Centenaire de la Grande Guerre

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

Le tourisme mémoriel se développe à une vitesse exponentielle dans le monde, en Europe, mais aussi surtout en France où les autorités publiques ne sont pas restés insensibles à sa dimension économique.

L'année dernière, nous avions déjà signalé sur ce site la parution d'un guide des lieux de mémoire en France par la Direction de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA) associée aux éditions du célèbre Petit Futé.

A l'approche du Centenaire de la Grande Guerre, le ministère et l'industrie du tourisme préparent activement l'accueil de millions de visiteurs qu'il faudra notamment loger, nourrir, guider...

Mais au-delà des aspects économiques, la pratique du tourisme mémoriel interroge aussi les historiens tels que Stéphane Audoin-Rouzeau qui tentent de mettre en perspective ce regain d'intérêt autour des lieux d'histoire et de mémoire. Cette question a été au centre de l'émission L'Esprit Public sur France Culture le 18 août 2013.

Thématique : Le "tourisme mémoriel" autour de la guerre de 14, avec Stéphane Audoin-Rouzeau - Information - France Culture

http://www.franceculture.fr/emission-l-esprit-public-thematique-le-tourisme-memoriel-autour-de-la-guerre-de-14-avec-stephane-aud

L'invention du tourisme mémoriel

Nous apprenons notamment dans cette émission que c'est en 1917 que paraît en France le premier Guide Michelin des champs de bataille qui était notamment dédié à la mémoire des ouvriers de la firme Michelin tombés pour la patrie.

Publicité pour le Guide Michelin des Champs de Bataille (1919)

Les éditeurs de cet objet précisent alors : « Nous avons essayé de réaliser, pour les touristes qui voudront parcourir nos champs de bataille et nos villages meurtris, un ouvrage qui soit à la fois un guide pratique et une histoire », et de préciser que la visite des champs n’est pas conçue ici comme « une simple course dans les régions dévastées, mais bien comme un véritable pèlerinage ».

En d'autres termes, le Guide Michelin inventait le tourisme de mémoire avant même la fin du conflit.

L'historien Max Gallo explique au cours du débat qu'il exècre cette expression de "tourisme mémoriel" qui, selon lui et malgré les précautions du Guide Michelin, nie la dimension "sacrée" de cette pratique qui relèverait davantage du "pèlerinage" et du "culte des morts".

Pourquoi commémorer la Grande Guerre ?

Stéphane Audoin-Rouzeau explique l'émergence précoce du tourisme mémoriel lié à la Première Guerre mondiale par une volonté des Français de comprendre ce qui venait de se passer.

Cet intérêt confirmé au cours des années 1920 s'est ensuite effacé après la Seconde Guerre mondiale pour mieux se réveiller à la fin des années 1980, dans un contexte géopolitique favorable à un regain d'intérêt pour l'histoire de la Grande Guerre : chute du communisme et renaissance des nations liées à la Première Guerre mondiale, réveil des conflits dans les Balkans, etc.

L'historien s'interroge d'ailleurs sur la dimension nostalgique de ce réveil de la mémoire de la Première Guerre mondiale qui pourrait encore être au centre des commémoration du Centenaire : ne peut-on pas en effet interpréter l'actuel engouement autour de la Grande Guerre comme une forme de nostalgie pour la France victorieuse de cette époque et l'Union Sacrée dépassant les conflits politiques stériles ? L'une des intervenantes pousse d'ailleurs cette réflexion à l'extrême en emettant l'hypothèse que l'intérêt des Français pour le Centenaire de cette guerre puisse être une manifestation inconsciente d'un réveil d'une forme de germanophobie à l'heure des crispations politiques récurrentes avec notre voisin.

Plus concrètement, selon les réponses collectées à partir des livres d'or des lieux de mémoire, les motivations des visiteurs contemporains ne semblent pas très différentes de ceux des années 1920, à savoir :

  1. Une dimension culturelle (comprendre l'histoire de conflit par une approche sensible et émotionnelle)
  2. Une dimension chrétienne (faire le deuil des victimes)
  3. Une dimension familiale (visiter la tombe d'un ascendant)

En somme, les touristes contemporains de la mémoire resteraient essentiellement motivés par la dimension sacée d'une sorte de pèlerinage, voire deviendraient assez rapidement des pèlerins au contact des lieux de mémoire.

Une guerre française dans les mémoires européennes

Alors que la mémoire de 1914-1918 reste vive en France, Stéphane Audoin-Rouzeau parle d’une « coupure mémorielle » en Allemagne qu'il explique par la culpabilité de la période nazie plutôt que par un traumatisme de la défaite. Hitler avait en effet tissé un lien tellement fort entre sa politique et le traité de Versailles qu'il reste encore compliqué pour les Allemands d'intégrer objectivement cet évènement dans leur récit national.

Pour la Grande-Bretagne, il est rappelé la particularité de l'absence de transfert des corps des soldats britanniques sur le territoire national qui empêche l'émergence de lieux de mémoire de masse, bien que le coquelicot demeure un symbole important et fédérateur porté par tous les hommes politiques le jour du 11 novembre.

Quant à la Russie, la mémoire de la Grande Guerre y est plus ou moins occultée par le souvenir national de la révolution bolchévique de 1917.

Cette démarche comparative permet de mettre en perspective l'importance commémorative du 11 novembre en France qui, selon Stéphane Audoin-Rouzeau, serait sans commune mesure avec le 8 mai. Les nécropoles françaises gigantesques apparaissent alors comme une illustration du sacrifice massif et du rapport particulier des Français avec cette guerre que les commémorations du Centenaire devraient illustrer.

Le président du centre de recherche de l'Historial de Peronne s'inquiète cependant en conclusion des suites de cet évènement commémoratif : que deviendront en effet les jeunes historiens qui travaillent sur la Première Guerre mondiale après cette vague mémorielle qui bénéficie d'énormes moyens financiers et d'une exposition médiatique incomparable. Seul un fort renouvelement historiographique permettra selon lui de surmonter le risque de lassitude et d'assèchement à prévoir au lendemain du Centenaire.

Chronologie de l'histoire mémorielle de la Première Guerre mondiale (à completer)

1917 : édition du premier guide Michelin des champs de bataille de la Première Guerre mondiale.

1932 : Inauguration du mémorial de Thiepval (initiative britannique)

1967 : Inauguration du Mémorial de Verdun

1969 : Inauguration du musée du Chemin des dames

1992 : Ouverture de l'Historial de Peronne

2011 : Inauguration du Musée de la Grande Guerre du pays de Meaux.