CINEMA : Un château en Italie

Par Vargasama

UN CHÂTEAU EN ITALIE

Un Film de Valeria Bruni Tedeschi

Il y a, dans ces histoires de famille qui traversent le temps, des couleurs qui viennent peindre l’allégorie du temps qui passe : un ton de pastel semblable à des yeux bleus qui pétillent, ou aux commissures des lèvres qui s’ouvrent, qui se déchirent pour mieux sourire. Valeria Bruni Tedeschi se dénude : avec la douceur des doigts d’une femme, elle fait glisser lentement sa chemise, qui hésite quelques secondes, avant de se fondre dans les lames du parquet. Elle dénoue l’élastique qui gardait ses cheveux captifs et déboutonne le bouton de son pantalon, qui viendra s’écraser sur le sol, frappant d’un bruit sourd : c’est l’impact de ses souvenirs, de ses odeurs qui planent encore sur le tissu.

« Même les riches savent pleurer »

Quand les marginaux se veulent grands seigneurs, il y a toujours des leçons à tirer de leur théâtre. Je dis marginaux, mais je pense aux « spectateurs », à ceux qui ne peuvent retenir la haine de n’être que ce qu’ils sont : les tristes figurants qui ne participeront jamais pleinement à la pièce. Parfois, sans prêter garde, ils soulèvent de grandes questions et remarquent de belles choses qui pourtant, dans leur bouche, ne reflètent que les vulgaires expressions d’une amertume inconsolable. Je pense aux deux cuisiniers qui observent d’un air méfiant les va-et-vient de la famille Rossi-Levi et qui s’aventurent à croire, avec une terrible conviction de sincérité, que : « mêmes les riches savent pleurer ». Je pense au maire de la ville, qui tente d’associer le patrimoine du Château de la famille, à une foire locale. Et je pense, finalement à Serge cet ancien ami de la famille, ivre lorsqu’il ne dort plus, qui dans des airs d’une jalousie mélancolique, s’adonne à souiller le peu de dignité qui lui reste. Bref, je pense à tous ceux qui, dans leur envie pressante de participer à l’écriture d’une histoire bien précise, à défaut d’écrire la leur, se rendent ridicule sans même le savoir.

« Même les riches savent pleurer » clame la cuisinière du château. Comme si le film entier cherchait à tout prix à abattre les propos de l’ignare, Valeria Bruni s’adonne à démystifier cette froide dignité que revêtit souvent l’image des « riches », des « grandes familles ». Elle leur offre une chance de souffrir au moins autant que ceux qui ne jouissent pas d’une vie si confortable, ou de ceux qui aiment un peu trop se contempler dans la misère d’une vie. N’est-elle pas généreuse ? Elle leur sacrifie même la chance de pouvoir mourir des maladies du peuple.

« Le Château de mon Père »

Parce qu’un Château en Italie, c’est tout d’abord l’avancée d’une tradition. Ces coutumes qui s’étendent au fil du temps, puis qu’on finit par vouloir assimiler à des lois, tant on s’acharne à les respecter. C’est l’espace maladif que prennent ces habitudes dont, finalement, on deviendrait presque dépendant et qu’à défaut de les respecter, on se trahit toujours un peu. Il apparait donc inconcevable de transformer le château de la famille en musée qui viendrait distraire les touristes occasionnels! Personne ne doit pénétrer l’intimité des souvenirs qui vivent encore, au risque de souiller la mémoire de ses anciens habitants. Parce qu’un château en Italie, c’est aussi l’histoire de la dignité. La dignité d’une famille qui n’a plus les moyens d’entretenir la vie dont elle jouissait jadis, mais qui crèverait plutôt que de l’oublier.

La photo de famille des Rossi-Levi montre donc ses membres au complet et ne cache pas le visage des morts. Le père, bien qu’éteint, fait tout de même résonner son avis à travers la voix de son fils : « Non, on ne vend pas le Château du papa, tout mais pas ça». La famille a passé son enfance dans l’enceinte de ses murs, impossible donc de s’en défaire. Peut-être que c’est un peu dangereux, alors, d’accorder une place si importante à des choses, comme à ses petits trésors qu’on enferme dans une boite, par peur de les oublier un jour. Valeria Bruni veut entretenir ses souvenirs. D’ailleurs, la volonté même d’écrire son histoire, puis de l’adapter à l’écran trahit cette peur intarissable de perdre ce qu’on a vécu un jour. Elle se soumet, pour la troisième fois à ce dangereux exercice de redonner vie à ce qui n’existe plus.

« La sensualité du désespoir des femmes »

Valeria Bruni a 48 ans, Louise en a 43. Elle atteint cet âge qui peut faire chanceler les femmes, qui les fait douter de l’honnêteté de leurs visages. Si les rides inévitables viennent fendre leur visage, cette femme vient casser les idoles, elle vient rompre avec le temps qui passe et ravage la beauté féminine, elle vient gifler Ronsard et ses Sonnets pour Hélène: le désespoir des femmes, c’est aussi concupiscent qu’un corps caressé par la douceur de la jeunesse.

Le désespoir, c’est un bien grand mot, certes, mais n’est-ce pas cette expression apeurée qu’on retrouve sur le visage des femmes perdues? Cet état d’esprit qu’on ne cherche même plus à surmonter : n’est-ce pas dans le désespoir alors, puisqu’il n’y a plus d’autre issue, qu’on finit par s’accepter soi-même, par se retrouver ? C’est peut-être renoncer, pour repartir de plus belle. Est-ce vraiment Valeria qui parle ou laisse-t-elle Louise s’exprimer librement? Il faut une force secrète pour se mettre constamment à distance des sentiments du personnage et de ses propres fantasmes, que la réalisatrice réussit merveilleusement bien à retranscrire tout en gardant leur pudeur. En conservant la main sur ses personnages, elle réussit toutefois à leur offrir l’audace, parfois même l’effronterie, d’être pleinement. Après tout, c’est peut-être bien Valeria qui, amoureuse d’un Louis Garrel qui joue si bien la lassitude adolescente, lui crie : « si j’ai pas d’enfants, je meurs moi ».

« La figure du frère, sublimée par Filippo Timi »

Réanimée par les coups retentissants de sa cane sur le sol, la marionnette de son frère semble pourtant, le pantin le plus vivant de la famille. Bien que son visage soit creusé par les progrès vertigineux de la maladie sur sa peau, il garde ce visage digne de ces personnages qui, à défaut de ne plus exister, n’auront jamais dit leur dernier mot. Chancelant mais superbe, il oscille constamment entre le vivant et le caractère divin d’une apparition fantasmagorique.

Lorsqu’il s’évanouit pour la première fois, la scène semble d’ailleurs bien plus douloureuse que sa mort. Quand cette femme amoureuse le ramasse et le tient dans ses bras, on croirait entendre la « Mamma Morta » chantée par Maria Callas, ou peut-être plutôt le son pointu et endiablé de ces femmes, qui gémissent de beauté et de douleur dans « The Great Gig In The Sky », de Pink Floyd. Des débris du divin qui viennent se mélanger à l’humain.

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