Fruits

Par Fibula
Fruits, de Carl Leblanc, Éditions XYZ, Collection Romanichels, 2013, 153 pages
Qui n'a jamais eu à répondre à la question : « crois-tu au hasard ? ». Qui ne s'est jamais demandé par quelle drôle de coïncidence on se retrouve au même endroit, au même moment, qu'un ami auquel on pense justement.
L'auteur et documentariste Carl Leblanc, dans ce troisième ouvrage (après Le personnage secondaire, aux Éditions Boréal, en 2006 et Artéfact, aux Éditions XYZ, en 2012), en plus de se poser ces questions dans quelques-unes des nouvelles qui composent son livre (et qui s'apparentent à des petits essais sur le sujet), expérimente pleinement ces coïncidences qui lui permettent de capter ces étincelles de beauté qu'il poursuit depuis longtemps.
« Le hasard est l'exemple radical du plaisir de trouver ce qu'on ne cherchait pas. Les coïncidences, ces choses si peu nécessaires, mais qui surviennent plus souvent qu'on le pense, sont, oui, ces «véritables fanaux dans la nuit du sens», comme l'écrit Breton. C'est le réel qui accouche d'un enfant alors que la vie n'est, la plupart du temps, qu'avortements d'occasions. » (Abolitions (en guise de prologue), p.19)
Ici, dans ces vingt nouvelles, on atteint le paroxysme de cette recherche, car l'auteur, en s'ouvrant ainsi au lecteur, loin de livrer de petites anecdotes personnelles insignifiantes (pour nous), s'abandonne avec fragilité et générosité. Chaque histoire, de la plus simple à la plus torturée, nous entraîne dans une réflexion souvent profonde sur l'humain et son rapport aux autres. Lorsqu'il se souvient de son enfance et de sa région natale (Nouvelle, en Gaspésie, ça ne s'invente pas, ça non plus !), dans Proust 3D et Omniprésence, l'écriture devient encore plus saisissante dans l'évocation des menus détails du quotidien d'un enfant.
« Malgré mes visites annuelles, je n'avais pas pénétré depuis longtemps dans ce qui avait pourtant été autrefois mon artère et ma veine : un lacet de deux kilomètres le long duquel nous habitions tous, Henri, Gilles, Yves et les autres, échantillons de mes premières humanités. » (Proust 3D, p.87)
Dans la nouvelle H.A., l'auteur se retrouve au milieu de la grande histoire du monde, en pleine guerre en Slovénie et en Croatie (1991), « zigzaguant dans cette Europe en guerre ; une aubaine inespérée pour un homme trop jeune pour avoir connu la guerre et provenant d'un continent si paisible que même la révolution y avait été tranquille. » (p.108). Dans ses bagages, Prochain épisode, d'Hubert Aquin, dont l'histoire le poursuit, à moins que ce ne soit Carl Leblanc qui poursuive la destinée du narrateur indépendantiste de Prochain épisode.
« Je ne saurais dire ce qui me ramenait si vivement au roman d'Hubert Aquin ; le pays ou l'amour qui me semblaient perdus, à moi aussi, dans les deux cas. » (p.109)
Cette "course-poursuite" entre les territoires de l'Ex-Yougoslavie et la Suisse l'amènera en tout cas à faire des rencontres improbables et à réfléchir sur la question épineuse de l'indépendance du Québec : « Deux millions de Slovènes menacés osaient faire ce que sept millions de Québécois sécurisés ne feraient probablement jamais. » (p.113)
On retrouvera d'ailleurs cette réflexion dans la nouvelle Quatre temps (Où il raconte le montage d'un documentaire sur un débat universitaire portant sur la question : « La nation québécoise existe-t-elle ? »). Question douloureuse pour l'auteur, qui dans son premier roman Le personnage secondaire, avait déjà remué le sujet en allant à la rencontre de James Richard Cross, otage de la cellule Libération du FLQ en 1970.
Mais Fruits s'en va parfois aussi vers plus de légèreté et d'humour, comme dans Tabula Rasa, ou Le mode aléatoire, qui ouvre le recueil, ou encore Le sens de l'orientation, à la recherche de la maison de Freud à Vienne.
Impossible de résumer chaque nouvelle du recueil de Carl Leblanc. Lui qui chérit la littérature plus que tout fait de ces fruits du hasard des sujets d'histoires dont Balzac aurait peut-être été jaloux... Chacune d'entre elles est unique, apporte sa réflexion singulière en nous interpellant selon notre propre expérience. Dans un style toujours soigné, parfois complexe et quelquefois émaillé de figures stylistiques (que j'aime les zeugmes tels que « Il venait de finir de vider le sujet ainsi que sa chopine »!, p.151), chaque mot est pesé, chaque référence (littéraire, historique, philosophique) sert le récit, l'accompagne parfaitement, rendant le texte intelligent. Mais c'est avant tout l'intelligence du cœur que nous rencontrons dans cet ouvrage et c'est cela qui nous poursuit longtemps, longtemps.
L'article de Chantal Guy dans La Presse
Entrevue rafale avec l'auteur dans le journal Métro
Nous apprenons aujourd'hui que le roman précédent de Carl Leblanc, Artéfact, est finaliste au Prix littéraire des collégiens 2014.
Lætitia Le Clech
 

Humeur musicale : Patrick Watson, Close to Paradise (Secret City Records, 2006)