Chronique du Métro. XIV.

Par Anne-Laure Bovéron

L'attente avait été courte, finalement. Elle a pris le premier train entré en scène. Les écrans bleus avaient viré à l'orange, suite au feu Gare du Nord. Paralysie du trafic en début de soirée, avant reprise progressive et partielle des routines de la Ratp. Tous les RER B ce soir n'auront qu'un terminus.
Une porte lui faisait face. Mais elle a préféré la précédente. Quelques pas. Elle a remonté le quai et a pressé le bouton vert, déclencheur de magie mécanique. alors que le train prenait place, ralentissait, elle avait repéré une place. A l'écart. Avec pour interlocuteur, un mur. C'est celle-là qu'elle convoitait. Elle n'a pas hésité à tourner le dos au reste de la rame qui serait la sienne pour trois stations. Quelques têtes par ici ou par là. Pas de couple ni d'amis de fac éméchés chantant à tue-tête, comme souvent, au départ de Port Royal. D'ailleurs, il n'y avait pas foule. Et un seul coup d'oeil circulaire en franchissant le seuil du RER avait suffit pour constater que chacun vivotait dans sa bulle.
Elle s'est calée contre le fer recouvert de Vénilia jaune. Un peu défraîchi. Passablement éraflé. L'épaule comme point d'ancrage. Le talon de sa botte sur le décroché d'acier, sous la fenêtre. Elle a ouvert le livre qu'elle peine à finir, faute de temps. Elle en avait aimé le titre. Titillée par le qualificatif affublé. Quelques pages. Quelques pages seulement avant de le refermer, de lui trouver une place sur ses étagères bondées. Dans ses oreilles le dernier né du chanteur à l'accent du Lot et Garonne, aux répliques doucereuses et assassines décortiquées dans l'enfance lointaine. Des roses et des orties, à l'image d'un soir.
Le RER se moque bien des émois littéraires. Il ne demande l'avis de personne. Un de ces trains qui foncent toujours plus vite, droit devant. emportant dans ses valises ceux qui avait élu domicile sur le bord de la route. Pas de destination. Un terminus collectif. Un seule but : accomplir le trajet, vaille que vaille et tant pis pour le reste. De force, droit devant. Un peu comme l'inéluctable marche des jours et son lot quotidien de listes "à faire" que l'on raye, rature, complète, érige pour le lendemain, le soir venu, dans son lit, quand le sommeil peine à venir. Elle n'avait eu qu'un regard pour l'obscurité du premier tunnel vaincu. Furtivement, par la petite lucarne qu'elle s'était aménagée dans la grande fenêtre. La vision de ce monde souterrain ne lui aspirait rien de bon. Et puis, elle a du se résoudre. Confesser. Se rétracter. Elle a lâché le chemin des lignes, noir sur blanc. Elle n'y était pas. Ou peut-être trop, déjà, à l'horizontale. Dans une seconde d'angoisse, happée par le vide des prises de conscience distillées, elle s'est rattrapée aux mots de l'humaniste en costume de poète guitariste. Puis ses mots murmurés se sont aussi envolés, creusant des sillons dont elle n'a pas vraiment senti la piqûre de la plaie sur le moment. Elle n'était plus vraiment là.
Arrêt Luxembourg, ses yeux se fixent sur une immense affiche, designée et graphique. Séduisante. La deuxième campagne du genre dans la station. Stationnée devant la neige et les arbres nus. Elle aussi avait le cœur en hiver. Impuissante. Désemparée. Triste. Et, ce goût de jamais plus qui lui envahissait la bouche, lui serrait le coeur. Bien sûr, il y avait des parfums d'ailleurs, d'autrement. Une touche de sel et de raisin sur la pointe de sa langue. Oui, mais... Jamais plus.
Le train est reparti. Déclinant avec les murs plastifié le printemps et l'été. A quelques roulements de là, seulement. Tout semble si simple parfois. Mais elle avait du rater la marche. Prise dans la neige. Les discussions des nouveaux passagers devaient animer le wagon. Là, juste derrière elle. Elle sentait des vibrations, des mouvements. Mais rien ne l'atteignait vraiment. Dans sa bulle de musique et de larmes contenues. Elle n'entendait rien de la vie qui s'ébroue aux heures indues. Pas plus qu'elle ne prenait la mesure des sombres tunnels qui défilaient. Sa bulle s'était réimperméabilisée.