Dieu existe... mais il n'est pas sûr que ce soit bon pour nous

Publié le 25 novembre 2013 par Anargala

Je viens de lire Dieu existe, de Frédéric Guillaud.
Il veut prouver Dieu par la raison, ressuscitant ainsi la théologie naturelle.

D'abord, c'est une lecture encourageante et stimulante. Car cette somme d'arguments qui veut prouver l'existence de Dieu et quelques uns de ses attributs, est rationnelle, "naturelle" : elle s'appuie sur les seules forces de la raison, non sur ce que Dieu aurait révélé aux hommes. Indépendamment de l'opinion que l'on peut avoir sur les démonstrations de l'existence de Dieu, on ne peut qu'être entraîné - au meilleur sens du terme - par cette profession de foi en la raison.

Comme le rappel l'auteur, la raison n'a plus aucune légitimité aujourd'hui. La raison est (pré)jugée impuissante face aux mystères de l'existence. Du coup, il ne reste que l'arbitraire subjectif. Ceci vaut, je le note en passant, particulièrement dans le domaine de la vie intérieure : l'intellect est l'ennemi. Dire, un sourire condescendant aux lèvres "mais c'est intellectuel !" vaut condamnation. Donc on ne pense plus, on laisse les idéologies, les maîtres, les préjugés, nous traverser, sans plus réfléchir qu'un légume. La salade : voilà l'idole des spirituels de notre temps. Un argument que l'on avance souvent contre la recherche rationnelle de la vérité est la tolérance. En gros, il faut que personne ne puisse avoir raison pour que les fanatiques nous foutent la paix. Chacun a le "droit" de dire ce qu'il "pense", du moment qu'il ne prétend pas dire la vérité. C'est bien évidemment la ruine de la civilisation. J'ai parlé ailleurs de ce point crucial, je ne m'y attarderais donc pas.

Comme il s'adresse à notre raison, l'auteur ne nous prend certes pas pour des courges. Il nous prend au sérieux, il respecte notre libre-arbitre et ne cherche pas à manipuler. Il ne joue pas sur les sentiments, sans carotte ni bâton. Il n'affirme pas seulement, il justifie ses opinions. En cela, il stimule, éveille, réveille en nous l'impératif du "Ose penser !"  partout oublié, surtout par ceux qui parlent d'éveil. Or avant de transcender la raison, ne convient-il pas de savoir raisonner ?  

De plus, il encourage, car il fait lui-même preuve de courage. Il n'hésite pas à critiquer, non par goût, mais par raison. Il s'attaque de fait à plusieurs monstres sacrés de l'intellect européen - ou ce qu'il en reste : Kant en prend pour son grade et Marion est renvoyé à sa pataphysique. En revanche, il loue la vitalité anglo-saxonne. Je ne peux qu'abonder dans son sens : les lecteurs de ce blogue savent que je renvoie souvent à des auteurs d'outre atlantique, tant du côté théiste (exemple : Bernard Lonergan) qu'athéiste (exemple : Sam Harris). La France et l'Europe dorment, anesthésiés par le relativisme dogmatique. Il suffit de visiter le rayon philo de la Fnac ou même les rayons consacrés aux religions : chacun exprime "juste son opinion". Circulez, il n'y a rien à penser. Ou bien, le "philosophe" d'aujourd'hui joue le rôle d'une sorte de guide du Musée des Monuments des Pensées Vénérables. 

Tout ceci, je le dis avec d'autant plus de netteté et de franchise que je ne partage pas les opinions de l'auteur, catholique, de droite et parfois plus éloquent (et non dépourvu d'humour) que convaincant. Non pas sur la question de savoir si Dieu existe, mais sur d'autres affirmations ou manières de procéder, utiles à son propos quoique non nécessaires à sa démonstration.  J'en vois au moins quatre :

La première est qu'il prétend ne pas parler pas de religion. Or, on s'aperçoit très vitre que son projet et ses moyens font appellent à une tradition religieuse : celle de la scolastique. De la scolastique néo-thomiste, plus précisément. Tout son vocabulaire en est imprégné, ses catégories, son vocabulaire et, finalement, ses arguments. Même les auteurs "laïques" qu'il invoque étant des croyants convaincus : Thomas, Al Ghazali (bien que Thomas s'y oppose sur certains points) Leibniz et des évangélistes américains. Le lecteur se sent surpris, pour le moins. De plus, pourquoi, s'il s'agit d'une entreprise rationnelle et impartiale, ne pas dire un mot des arguments développés par la tradition du Nyāya ?  Depuis l'antiquité jusqu'à ce jour compris, elle a produit une masse aussi vaste que profonde sur ces questions. Utpaladeva par exemple, bien que penseur d'une théorie du Seigneur non-duel (īśvara-advaya-vāda), est aussi l'auteur d'une Démonstration de Dieu (Īśvara-siddhi) qui est un pur exercice de théologie naturelle. On dira que l'auteur n'est pas spécialiste. Mais alors, de deux choses, l'une : soit il parle en spécialiste de la théologie naturelle "occidentale" et sa démarche n'est pas "naturelle", mais culturelle ; soit il a vraiment voulu parler le langage universel de la raison, auquel cas ces omissions sont difficilement explicables. De nombreux textes sont traduits, depuis longtemps. Ils s'adressent à la raison, donc à tout homme. Pourquoi les ignorer ? N'est-ce pas confesser que la démarche n'est pas rationnelle, mais religieuse, sectaire, apologétique et ne faisant de la raison qu'un usage rhétorique au service de préjugés contingents ?

La seconde est que le bouddhisme est un pessimisme absurde qui ne propose aux hommes que le néant. C'est de l'ignorance crasse, ou de la malignité. Rappelons que des textes sont traduits depuis deux siècles. Guillaud cite quelques passages, mais juste pour trouver dans cet immense corpus (des centaines de milliers de pages) ce qu'il y cherchait : le bouddhisme est un nihilisme, thèse très officielle du Vatican. Donc la médecine du "meilleur des médecins" (le Bouddha) serait une forme de suicide spirituel, un proto-punkisme. C'est aussi la thèse défendue explicitement par un prêtre spécialiste de la mystique, Max Huot de Longchamps[1], et par Jean-Marie Verlinde[2]. Et très vite, il amalgame, comme ses coreligionnaires et sans autre forme de procès, le bouddhisme avec "les sagesses orientales", prises en bloc et sans la moindre nuance, qui seraient autant de cultes du néant[3]. Ratzinger l'a dit dans une encyclique, et le bouddhiste Thinley Norbu lui a répondu[4]. Cela fait des siècles que les bouddhistes tiennent les théistes pour les éternalistes - des ontothéologistes en somme - et que les théistes leur rendent la pareille en tenant les bouddhistes pour des nihilistes. Alors que bien évidemment, les choses sont plus subtiles de part et d'autre. Or un tel obscurantisme est ennuyeux chez quelqu'un qui prétend proposer une démonstration exclusivement rationnelle, donc impartiale et qui examine toutes les pièces d'un dossier avant de statuer. De fait, la France est peut-être inerte philosophiquement, mais bien vivante bouddhologiquement. En outre, comme l'auteur mentionne un "océan d'ouvrages" sur la théologie naturelle, comment se fait-il qu'il ignore tout de l'océan des livres parus sur le bouddhisme ?

La troisième est l'ignorance de la théologie mystique, c'est-à-dire de l'expérience. On répondra que cette expérience est trop exceptionnelle pour être prise en compte par le sens commun, ou qu'elle est irrationnelle, même si c'est par excès. Or, je pense que cela ne va pas de soi. L'expérience mystique est universelle au même titre que l'expérience de penser. Pour le dire vitre, de même que l'on constate des questions, des réponses et des arguments similaires en Europe et en Inde, de même on constate la présence de témoignages semblables. Pourquoi ne pas prendre en compte l'expérience de Dieu, quand on prétend partir de l'expérience pour démontrer l'existence de Dieu ?

La quatrième, plus problématique pour sa démonstration est que, plus les objections sont fortes, plus les réponses de Guillaud sont courtes. Elles pourraient certes n'en être pas moins pertinentes, mais quand, à la fin de sa somme, on arrive enfin à l'objection la plus forte contre l'existence de Dieu, il répond, en substance : j'ai démontré que Dieu existe ; quand à savoir pourquoi il fait naître des petits enfants avec des maladies incurables, seule la religion peut répondre... En somme, pour le SAV, adressez-vous à votre curé !



[1]Oraison, n°153, février 2012. Selon ce spécialiste de la mystique chrétienne, le bouddhisme vise à "oublier la vie", "oublier la maladie", "dissoudre le moi". Il est en "apesanteur mentale", "déconnecté du monde", c'est un "suicide spirituel" alimenté par un "égoïsme inaltérable" mais qui vise à "faire disparaître le sujet" (!).
[2]Voir L'Expérience interdite.
[3]A propos de ce cliché, voir Le Culte du néant de R.-P. Droit.

[4] Voir Welcoming Flowers from across the Cleansed threshold of Hope.