SALLE 5 - VITRINE 6, CÔTÉ NORD : 2. "NOUS SOMMES DEUX SOEURS JUMELLES, NÉES SOUS LE SIGNE" ... DU BOULOT (E 17238 et E 25213)

Publié le 26 novembre 2013 par Rl1948

       Il n'y a pas de chefs-d'oeuvre, il n'y a que des rencontres.

Carole CHOLLET-BUISSON


Une rencontre au soleil du soir 

13 octobre 2013

     Dans le titre de la présente intervention, autorisez-moi ce matin, amis visiteurs, pour vous présenter deux des trois figurines de calcaire qui tant m'émeuvent dans la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvreun petit dévoiement que d'aucuns jugeront peut-être incongru -,de la célèbre chanson du film "Les Demoiselles de Rochefort" de Jacques Demy. 

     Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do ...

     L'une pourrait s'appeler Solange, l'autre Delphine. Peu me chaut en définitive leur possible gémellité ; me suffit leur sororité pour se donner du coeur à l'ouvrage.

     Aux antipodes du scénario original, toutes deux seraient cette fois meunières ; après avoir broyé le grain, elles pétriraient toutes deux sept fois la pâte. 

     Nous sommes à la VIème dynastieL'Ancien Empire égyptien se meurt dans des querelles intestines.Au fond du petit atelier à l'arrière de la boulangerie, vous vous doutez bien qu'elles l'ignorent. Et quand bien même l'apprendraient-elles, ni le temps ni probablement l'envie leur viendrait de philosopher à son sujet : agenouillées, ployées sur leur tâche, elles doivent s'affairer.

Pour le maître, il est impératif que les pains soient cuits dans peu de temps.

     Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do ...

L'une de ces "images vivantes", (E 17238),   

de 9 centimètres de hauteur, de 10,6 de longueur et de 5,5 de large, nous offre le profil d'une femme assise sur ses talons, - c'est en effet le plus souvent la gent féminine que l'on voit accomplir ce travail -, genoux et pointe des pieds posant sur le socle, le haut du corps fortement penché vers l'avant, et malaxant des deux mains la pâte à pain sur un support visiblement circulaire.

     Si le travail du sculpteur se révèle on ne peut plus sommaire - ne prenant même pas soin d'esquisser ne fût-ce qu'un semblant de poitrine pour féminiser le personnage et se contentant d'une masse relativement informelle pour figurer mains et pieds -, il a néanmoins choisi de donner quelques coups de pinceaux pour suggérer, à la peinture noire, collier, bracelets, périscélides, ainsi que la ceinture d'une jupe constituant son seul vêtement ; et, à la rouge, la séparation entre doigts et orteils. Sans plus.

     En contournant la figurine pour l'apercevoir de dos, vous distinguerez, entre les épaules assez imposantes, tombant d'une tête bien plus aplatie qu'il ne siérait, des cheveux préalablement resserrés sur la nuque, avant d'ensuite plus largement s'éployer.  

     Nonobstant une facture très primaire, très minimaliste de l'ensemble, l'expressivité de cette femme courbée à l'âge indéfinissable, ne peut que nous attendrir, nous troubler, nous apitoyer aussi tant la position générale que lui a donnée l'artiste suggère tout le poids d'une rude, pénible et récurrente activité. Et encore devrais-je tempérer cette dernière assertion eu égard à un notable degré d'évolution des pratiques, si je considère les bas-reliefs d'Ancien Empire permettant de prendre conscience que celles qui les ont précédées dans ce travail de panification, ne bénéficiaient pas d'un support surélevé mais pétrissaient à même le sol.   

     La devançant dans la vitrine, au centre donc de cette théorie de statuettes de service,     

une seconde meunière, (E 25213)

de 12,5 centimètres de haut, 11,4 de long et 7 de large, occupée comme sa consoeur à manipuler semblable masse oblongue.

     Toutefois, l'artiste - vraisemblablement le même qui a sculpté le "modèle" précédent -, a pour l'heure manifestement voulu quelque peu raffiner celui-ci : dans un visage toujours aussi peu structuré, il a creusé deux cavités au centre desquelles des rehauts de peinture noire matérialisent les yeux, surmontés par des sourcils également tracés en noir.

     La même teinte se trouve en plusieurs endroits d'une chevelure visiblement plus volumineuse que celle de sa consoeur dans la mesure où un bandeau blanc strié de zigzags rouges a été dessiné au-dessus du front pour signifier la nécessité de retenir une masse de cheveux susceptibles de lui gêner les yeux, voire de tomber sur la pâte qu'elle triture, si j'osais avancer que déjà une certaine hygiène fût prise en considération.

     Si la poitrine fait ici aussi défaut, le sculpteur a néanmoins tenu à la marquer par deux légères excroissances, seule concession qu'il accorde à sa féminité.

     Cette boulangère porte également des bijoux - collier, bracelets et périscélides - suggérés pas des traits noirs entre lesquels des lignes verticales rouges figurent les perles, ainsi qu'une ceinture pour maintenir sa jupe et un baudrier, tous deux embellis d'un motif en damiers dans lesquels rouge, noir et blanc se côtoient.

     Sauf à penser que la finalité des parures diffère entre l'antiquité égyptienne et nos temps contemporains ; sauf à penser que ces femmes se devaient d'être vêtues et parées à l'image de l'épouse du défunt qu'elles servaient, de manière à ne pas dénoter, de manière qu'il y eût une certaine harmonie au sein des statuettes féminines enfouies dans la chambre funéraire ou le serdab, personnellement - et sans vouloir être discourtois vis-à-vis de quiconque ou de quelque profession que ce soit -, je m'étonne de la présence de tous ces bijoux portés par les meunières, ne fût-ce qu'au point de vue de leur facilité de mouvements. Ou, pour l'exprimer en d'autres termes, je comprends mal la raison pour laquelle les artistes qui les ont façonnées ont jugé bon de manifester sur leur corps des signes ostentatoires d'une certaine appartenance sociale ... qui n'était d'évidence point la leur.

     A moins que ...

     L'égyptologue français Jean Vercoutter, celui-là même, souvenez-vous, qui mit au jour cette seconde figurine, écrivait, page 83 de l'ouvrage référencé ci-dessous :

     Celle que l'on pourrait prendre pour une humble servante porte un large collier, des bracelets ...

     Poursuivant son commentaire, il estime que bien qu'anépigraphes, elles ne sont nullement anonymes, à l'instar par exemple des porteuses d'offrandes : rappelez-vouscelles que nous avions admirées en novembre 2008 à ce même étage, salle 3, dans une vitrine où elles semblaient se diriger vers l'entrée de la chapelle funéraire d'Akhethetep.

     Puis, le Professeur Vercoutter d'ajouter :

     Il est certain que la catégorie de statuettes rituelles à laquelle appartient notre pétrisseuse a tendance à se transformer et à devenir peut-être ces figurines de personnalité royales du Nouvel Empire représentées anachroniquement semble-t-il en meunier.

     Il faut savoir qu'il fait là notamment allusion au petit oushebti (E 2749) du prince Thoutmès, fils d'Amenhotep III et de la reine Tiy, membre éminent du clergé de Ptah, figuré broyant du grain en tant que serviteur et meunier du dieu vénérable, exposé devant nous dans cette même vitrine, à droite, au centre de la deuxième étagère de verre.

     J'aurai, vous vous en doutez, l'occasion de vous le présenter lors d'un prochain rendez-vous ... en 2014. 

  

     Alors que la meunière E 25213 affiche la même gestuelle que celle qui la suit, vous noterez néanmoins, amis visiteurs, la position de son visage.      

     Si, comme je vous l'ai expliqué mardi dernier, nos deux laborieuses furent exhumées au milieu du siècle dernier dans la même nécropole - Kom ed-Dara, en Moyenne-Égypte -, mais toutefois par des archéologues différents et dans des mastabas de divers propriétaires, je pense qu'il n'est pas anodin que les égyptologues qui furent en charge de concevoir cette double vitrine les aient disposées l'une derrière l'autre.

- C'est l'évidence même, m'assureront peut-être certains d'entre vous, songeant au thème qu'elles illustrent.

   

     Je ne suis pas aussi certain que vous, pourrais-je leur rétorquer, avant de les inviter à les observer derechef de manière à prendre conscience de ce détail que, voici un instant, j'ai souligné : l'une a la tête fortement penchée sur son travail quand l'autre la relève ostensiblement.

     Le manque de finesse d'exécution ne me permet malheureusement pas de bien détailler les traits de visages aussi schématisés pour déterminer si celle qui est la plus inclinée accuse signes de fatigue passagère ou simplement de vieillesse prématurée et si sa compagne, tête levée, nous fixe de toute l'arrogance de sa jeunesse, quêtant en nos yeux la compassion méritée devant la pose d'un corps qui très probablement se fatiguera bien avant l'âge.

     Ce qu'en revanche je sais grâce aux rapports de fouilles lus, c'est que des tombes furent fréquemment mis au jour, parmi les "modèles", ceux de pétrisseuses, formant une paire dont l'une arbore un faciès nettement plus redressé que l'autre.

     Bien que la raison de cette distinction récurrente m'échappe encore, il me plaît à imaginer qu'aux fins de matérialiser cette proximité qui était la leur dans le mobilier d'un défunt, ces émouvantes auxiliaires astreintes à des tâches considérées comme subalternes mais pourtant essentielles pour la survie de tous - ici-bas comme dans l'Au-delà -, furent devant nous délibérément associées. 

     "Nous sommes deux soeurs jumelles, nées sous le signe" ... du boulot.   

     Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do ...

(Hill : 1999, 334 ; Moers : 2004, 46Vercoutter : 1981, 83-4 ; Ziegler : 1997, 241-4)