Le nu tabou de Shirley Rufin

Publié le 26 novembre 2013 par Aicasc @aica_sc

Shirley Rufin
Archéologies I

Le numéro 8 de la revue d’art éditée par Holly Bynoe et Nadia Huggins vient de paraître et  sera présentée  aux Archives départementales de Martinique le jeudi 28 Novembre 2013.

Au sommaire, parmi d’autres articles sur l’art contemporain de la Caraïbe, cette interview de Shirley Rufin dont voici la version française

 

Le Nu tabou de Shirley Rufin

Shirley Rufin, jeune plasticienne de Martinique,  met en crise à la fois la perception de la nudité et la finalité plastique du medium photographique. Elle aborde la question du tabou de la nudité  dans la société post – coloniale de la Martinique.

Le point de départ de ses recherches, c’est le scandale  causé au XIX ème siècle par  la femme dénudée allongée sur le gazon en compagnie d’hommes vêtus du Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet.

Ceci l’amène à s’interroger sur le tabou de la nudité, non plus du temps de Manet, en Europe et au XIXème siècle mais dans la société martiniquaise du XXI me siècle.

Comment vaincre le tabou de la nudité, comment donner à voir le corps dans la société martiniquaise d’aujourd’hui ?

Le corps est   écorché, lapidé, éreinté, lacéré, disséqué, dépouillé de toute apparence humaine pour devenir pièce anatomique. Une pièce organique dépourvue de tout souffle transcendantal.

La jeune plasticienne s’inscrit dans les pratiques contemporaines du remix, de l’enquête sociologique  et de l’expérimentation photographique.

L’outil photographique lui donne  les moyens de cette métamorphose. La photographie n’est plus une simple capture du réel mais un matériau de l’art comme peut l’être la peinture. A partir d’un cliché argentique classique soumis à un traitement à l’acide et à une mise sous presse au contact d’une plaque de cuivre Shirley Rufin opère la transfiguration du corps. Une capture numérique agrandie et tirée sur plexiglas révèle l’œuvre, une dépouille isolée sur fond noir.

Certains des corps voluptueux de Shirley évoquent les dessins de Florine Démosthène ou les photographies de la série Flora de   Mirto Linguet  mais les filiations de Shirley Rufin avec le poème de Baudelaire, Une Charogne ou  encore avec les peintures de Francis Bacon,  le Métafisyx de Jean Dubuffet , la série blanche d’Ernest Breleur autour de la représentation de la chair décomposée  sont plus étroites.

Shirley Rufin
Chimères V

Dominique Brebion :

Comment êtes- vous passée conceptuellement et plastiquement de la remise en question du tabou de la nudité en Martinique à la matérialisation d’une Chimère Vaniteuse, d’un corps en décomposition ?

Shirley Rufin :

  Le passage entre le Tabou et la Chimère Vaniteuse s’est fait très simplement car pour moi ces deux états sont liés. Je m’explique : quand j’ai commencé mon étude, je me suis penchée sur le regard que l’on avait, que l’on posait sur le corps dans la société martiniquaise, un corps qui en dehors de l’euphorie exhibitionniste  du Carnaval est vécu comme quelque chose de précieux, de caché et de sacré. Lorsqu’il est dévoilé par quelque médium que ce soit, il est tout de suite souillé et rejeté car il est désacralisé.

Au début j’ai voulu aller dans ce sens et légitimer le Tabou, en ayant une pratique photographique de suggestion du corps fondée sur les « cabinets de curiosités ». Cette volonté de suggestion était influencée par  mes modèles  qui lors de nos entrevues mettaient en avant certaines craintes liées aux préjugés, stéréotypes et canons esthétiques ancrés dans la société actuelle.  J’ai décidé alors  de créer, des images qui mettent en avant une esthétique du brouillage, et ce dans un contraste de clair- obscur. Ce contraste né de l’action de la lumière permet de faire émerger une image référentielle.  Cependant après avoir remis en question ma démarche, je me suis rendue compte que ce qui m’importait ce n’était pas ce que les autres voulaient voir comme  corps mais plutôt ce je voulais montrer du « Corps ». J’ai donc commencé à envisager de produire un corps qui serait un Corps anonyme  et dépourvu de toute symbolique liant « Corps et Âme ». Un corps – matière  ramené à son état premier, à un état organique. La notion de « Chimère Vaniteuse » s’instaure au fur et à mesure que je prends conscience de l’impact de mon désir de   « donner  à voir le Corps » comme une épreuve, une expérimentation dont le but serait de faire naître quelque chose d’autre. Il y a une perte du sujet qui conduit à  des  Utopies photographiques, des dépouilles forgées dans  la lumière.

Le corps devient une empreinte transfigurée et devient une métaphore que je  nomme « Chimère Vaniteuse ».

Cette Chimère nous met à l’épreuve de ce que l’on ne veut pas voir ou comprendre.  C’est une sorte d’alter-ego qui normalement reste dans l’ombre mais qui se voit révélé voire sublimé dans mes œuvres.

Le mot Chimère évoque une créature hybride, un assemblage composite, mais aussi une  figure imaginaire. Cela se manifeste à travers un fort symbolisme (nombres, objets, plantes, lieux, personnages…) et des références mythiques voire mythologiques nombreuses et variées. À  l’image du syncrétisme, les Chimères sont, en fait l’histoire d’un passage, celui d’un monde ancien à «l’esprit nouveau», du singulier au collectif et à l’universel. La dégradation se fait dans un processus de métamorphose de corps humains. A l’instar de la chimère antique  faite d’une tête de lion, d’un corps de chèvre, et d’une queue de dragon ou serpent, ma nouvelle utopie est un reflet. Elle n’est plus un fardeau mais un miroir subjectif et sensible.

Je l’associe à une Utopie car elle met en place un questionnement entre le

Shirley Rufin
Chimères VIII

possible et l’impossible. En Manipulant les corps et en les  rendant anonymes, je leur permets une reconnaissance en tant qu’objets dépossédés de leur statut et  leur charge symbolique. 

 

DB : Entre- t- il encore aujourd’hui une part de revendication féministe dans votre démarche?

SR : Je pense que cette part est plus subtile dans le sens où je n’ai plus vraiment besoin de m’affirmer en tant que photographe féminine qui travaille sur le Corps et surtout sur le « Nu ». Au début j’ai détourné le « Déjeuner sur l’herbe » en inversant les rôles pour   questionner le  corps à corps et les mettre en confrontation. Cela m’a permis de  m’engager dans  une étude objective du corps et de son image mais surtout de poser une image vécue comme analyse critique. Cependant au fil de ma pratique et de mes recherches, j’ai pu élargir mon petit contexte  (le lieu de départ de ma réflexion) et mon grand contexte (un point vue plus global et surtout mondial) et j’ai abordé mon œuvre comme  une image dans toute sa polysémie qui laisse à chacun la possibilité de sa propre  interprétation. Précisément, je décline une représentation du corps dans son acceptation ou son rejet.  Cela me permet de faire émerger une autre « réalité » corporelle,  envisagée dans ma démarche plastique au-delà des critères esthétiques. Car je n’appréhende pas un corps socialisé mais déconditionné. Il est  envisagé  uniquement dans une  présentation physique

DB : Quelles spécificités apporte votre relation particulière au matériau photographie ?

SR : Dès l’invention de la photographie, le monde artistique est  choqué par son réalisme et sa relative simplicité. Tout au long de son évolution la pratique photographique a permis de rendre compte de faits improbables mais surtout de questionner l’homme face à son environnement et surtout  l’homme lui-même .La photographie permet de monter, de composer, d’observer et d’assumer un désir dans l’invention d’un personnage devenant une anecdote. J’utilise le médium photographique car il me permet de lier objectivité et subjectivité dans ma pratique. J’ai débuté  mon étude en faisant des dessins et des peintures d’observation mais me suis rendue compte que j’interprétais le corps et que je représentais ce qui me paraissait le plus pertinent, c’est-à -dire l’exagération d’une courbe ou l’accentuation d’un trait  spécifique à la personne. Cette approche ne me permettait pas d’être efficace dans une démarche sociologique.et analytique. Donc j’ai ré-envisagé ma démarche et ma pratique avec la photographie qui m’a permis de capturer  un  corps tel qu’il est lors d’un instant donné.

En fait, mon imaginaire plastique se nourrit d’une objectivité photographique, de toutes les possibilités de mon matériau ainsi que d’images mentales et physiques liées à un conditionnement. Ainsi j’utilise la photographie argentique comme empreinte et non plus comme témoignage d’un état. Car  elle devient une empreinte amorçant la perte d’un référent visuel. Plus précisément la lumière est la base de l’écriture photographique et je l’emploie pour faire émerger des fragments  signifiants reposant sur un principe de métonymie.

 A cet instant, le corps devient une suggestion et  non plus un reflet narcissique ou interrogateur. Il devient une évocation du caché et de  l’exhibé. En fait le processus de l’argentique associé à la tradition est une métaphore de la société étudiée. C’est une écriture mêlant chimie et nouvelles technologies qui permet une sorte d’anthropophagie de l’image. J’use d’un procédé technique et chimique qui met à l’épreuve les différents bains révélant l’image pour traiter la surface sensible du papier.  Cette manipulation crée des  variations qui engendrent  une dualité entre beau et laid. Ces corps imagés préalablement matériaux deviennent des icônes à l’effigie d’un être écorché.

La notion de réel et de virtuel  imagé est remise en question à la frontière de la fonction première de l’outil photographique.  En fait, ce dernier  permet le développement d’une picturalité de l’œuvre.

C’est à travers tout ce processus que je peux  dépouiller et  recomposer le corps. Une démarche  qui serait plus difficile  au moyen de  la peinture car je donnerais, me semble – t- il,  à voir une interprétation et un point de vue beaucoup plus orienté dès la première phase.

  DB : Quel est votre positionnement en tant que jeune artiste de la Caraïbe ?

SR : Ma démarche questionne, analyse, critique une société donnée. Une société dans un contexte insulaire qui est au carrefour de diverses cultures. Une situation qui fait d’elle une synthèse ou plutôt échantillon du monde. Sa  singularité tend vers l’universel à travers les médias et le conditionnement. Je me nourris du monde et des autres artistes tels que Nao Bustamante, ou Raquel Païewonsky mais aussi Antoine Poupel ou encore Nobuyoshi Araki,  pour ne citer que ceux- là.  Mais aussi de nombreux réalisateurs tels que  Lars Von Trier, David Fincher  ou Tarsem Singh car leur approche et leur sensibilité  permettent de remettre en question les notions de point de vue, d’environnement mais surtout d’implication dans le lieu.

J’aimerais que ma pratique et surtout ma démarche soit représentative d’un lieu mais qu’elle  permette à n’importe qui d’y voir son ressenti et son appartenance. L’œuvre doit pouvoir être le reflet du regardeur car elle est  une  métaphore du corps physique. C’est  une émergence mais également l’ensemble de strates d’un vécu et d’une histoire ancrée qui détermine un  mode de fonctionnement sociétaire. Elle se doit de pouvoir s’adapter partout.