Jules RENARD et Félix VALLOTTON : Les Lutteurs.

Par Bruno Leclercq

Jules RENARDetFélix VALLOTTON

LES LUTTEURS

Ne vous en allez pas, messieurs et mesdames ! On va commencer. Il ne manque que
dix sous sur le tapis. Vous êtes plus de cent personnes dans cette troupe assemblée et vous ne trouveriez point une pauvre misère de dix sous dans vos poches. Ce serait une honte ! Eh ! L'armée française, approche un peu ! Les militaires paient moitié place. On les rembourse quand ils reviennent de Madagascar. Un sou à vous deux, c'est-il trop cher pour voir le beau travail de monsieur Polydor ?

Entrez donc au salon, madame ! Polydor ne mord personne. Il n'avale que sa langue, les jours de soif. Merci, madame ! Plus que huit sous. Du courage. Admirez-le !... En s'asseyant dessus il casse les bicyclettes. Il tuerait un tigre à seule fin de s'y tailler un caleçon neuf. Merci, encore sept sous ! Du courage ! Il va porter à bras tendu les petits poids que voilà. N'en faudrait guère de pareils pour mettre autour d'un pigeon. Plus que six sous. Vous prendrez l'impériale de l'omnibus. Tâtez-moi ces boules de fonte. C'est dur comme les cuisses de M. Polydor. C'est moins lourd que le budget... plus que quatre sous, merci, le chiffre est officiel,... mais ça pèse tout de même, et chacune d'elle vaut un boeuf. Plus que trois sous ! Un petit effort. Vous rentrerez chez vous à pied. On refuse les timbres-poste. Plus que deux sous ! Le prix d'une boîte d'allumettes. Vous lirez votre journal à l'électrique. Merci, plus qu'un sou, un sou c'est tout. On trouve un sou dans une poubelle. Oh ! Le jeune père de là-bas, regarde sous ton pied ; il doit y avoir un sou. Justement. Merci, messieurs et dames. Nous ne voulons pas vous faire poser. Nous ne sommes pas des accapareurs. Monsieur Polydor est un artiste et moi aussi, de conscience ! Et si vous nous jetez encore cinq sous, seulement cinq sous, pas un louis de plus, pour nos petits bénéfices !... Non, c'est trop. Vous canez, vous détalez. Je savais bien. Je voulais vous faire peur. Vite à vos places, messieurs et dames, ouvrez l'oeil et gardez votre argent. Monsieur Polydor va commencer, il commence, pour rien, pour l'honneur !


Jules Renard.
Cette "physiologie des rues" est extraite du numéro 53, 2e année, 9 novembre 1895 du journal humoristique illustré, Le Rire.
Jules Renard a collaboré avec Vallotton pour La Maîtresse publié dans Le Rire du 16 novembre 1895 au 4 janvier 1896, puis en volume chez H. Simonis Empis en 1896, la même année ce sont deux vignettes signées de l'illustrateur suisse qui orne la couverture de l'édition originale chez Flammarion des Histoires naturelles. En 1897 la revue L'Image, N° 3, février 1897, publie Sous-Bois, un court texte avec un bois gravé de Félix Vallotton, que l'on peut retrouver dans Livrenblog, ici.
Chroniques de Jules Renard au Mercure de France reprisent dans Livrenblog :
Les Emmurés de Lucien Descaves / La Force des choses par Paul Margueritte / Baisers d’ennemis d’Hugues Rebell. / Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny /
Préface illustrée de Pierre Veber à X... Roman impromptu par G. Auriol, Tristan Bernard, Courteline, Jules Renard et Pierre Veber, ici.