James Holden l’interview

Publié le 05 décembre 2013 par Hartzine

Dans un monde épris de rationalité et d’impératifs technologiques, l’évolution s’impose telle la matrice cognitive du moindre souffle de l’homme : qu’il écoute, qu’il lise ou qu’il réfléchisse, celui-ci tend à développer ses savoirs tout en pensant effectuer un mouvement conscient vers la connaissance. Le progrès est fondamentalement positif quand bien même tout ce qui lui résiste s’abaisse à faire allégeance à des forces obscurantistes et régressives, entravant sa marche linéaire. Une doxa supposée infaillible mais qui dessine jour après jour ses propres limites : dans un monde où le signifiant siphonne l’existence même du signifié et où le média supplante le message, la matière froide, standardisée et reproduite à satiété, machinalement et sans effort, s’érige en totem d’une civilisation débarrassée depuis belle lurette de son ciment – l’innocence face à l’avenir. Tout a été dit, tout a été fait, seule compte désormais la manière de le dire et le faire : l’horizon n’est plus une infinie promesse quand ladite évolution confine au piège à cons semblable, tout au plus, à un écran de fumée technologique évidant l’originalité sur l’autel de la consommation bovine. Que ce soit dans un enclos ou un bocal, l’homme s’affaire à l’avènement d’une idiocratie chère à Mike Judge – en moins drôle (voir). Une dystopie si réaliste qu’elle se confond aux limbes du quotidien et que rien, ou si peu, n’est en mesure de déjouer.

Peu de temps après Sa Majesté des Mouches, William Golding s’attaque dans Les Héritiers (The Inheritors, 1955) au concept d’évolution, soulignant que la supériorité intrinsèque du Sapiens sur le Néandertal est inextricablement liée à l’émergence de fléaux à la vie longue, de la cupidité à l’exploitation de l’homme par l’homme. En filigrane de son second album, paru en juin dernier via son label Border Community, James Holden fait sienne l’allégorie de Golding - en plus du titre, The Inheritors - afin d’insuffler à quel point l’altruisme et l’innocence propres aux années soixante-dix dans la musique ont été éradiqués sous les coups de boutoirs d’une révolution digitale aplanissant l’imaginaire et galvaudant aussi bien les intuitions que les savoir-faire d’antan. Avec la culture Ableton, pas sûr que les membres d’Ash Ra Tempel ne décident aujourd’hui de s’exiler en Suisse afin de coucher sur bandes l’halluciné Seven Up (1972) avec Timothy Leary, théoricien du LSD alors recherché par la CIA, en guest.

Défiant sur The Inheritors les codes de la composition et de la production actuelles, privilégiant mécaniquement la syntaxe numérique, l’Anglais ne se contente pas pour autant de revisiter l’histoire sur les sentiers paisibles de la grégarité. D’autres s’en chargent pour lui – écoutez donc Threace (Drag City, 2013) de Cave, sorte de bréviaire vulgarisant d’un seul tenant Can et Neu!. À l’image de la stèle parcheminée de symboles Gaïa figurant sur la pochette de The Inheritors, le passé et sa compréhension sont pour Holden des clés tout aussi essentielles que la technologie. La tension entre ces deux pôles s’avère d’ailleurs féconde : très influencé par la Kosmische Musik chère à Klaus Schulze, Michael Rother ou Klaus Dinger, James Holden ne commet pas l’impair de réécrire quarante ans après un disque krautrock. S’il s’imprègne d’une même extase – engendrée par la variation dans la répétition -, il s’en éloigne tout autant sur le fond que sur la forme, jetant les bases d’une techno mutante, profondément intimiste. Usant, via un logiciel bricolé par ses soins conservant l’incertitude inhérente à l’utilisation de l’analogique, de techniques de reprogrammation digitale d’instruments enregistrés en prise directe, il met au service de sa sensibilité un arsenal de potentialités sonores résolvant la quadrature du cercle en humanisant par la machine sa propre musique. Véritable hybridation passé/présent, le nouveau paradigme de Holden tient moins dans la domestication des machines par l’homme que dans l’introduction dans l’utilisation de celles-ci d’une instabilité chronique que seul l’homme peut contrôler par son action. Si les extatiques Renata, The Caterpillar’s Intervention – dardée d’un solo de saxophone dantesque signé Étienne Jaumet – et le morceau-titre The Inheritors sortent du lot quant à leur capacité à s’en affranchir, une transe immersive émane de cette globalité conçue comme un tout, entre arabesques cosmiques et digressions psychédéliques. La vitalité ainsi dévolue aux instruments analogiques ne se réduit pas à la posture passéiste sinon à une potentialité nouvelle pour la musique électronique d’incorporer la nuance et l’erreur dans sa palette trop souvent monochrome. Et par là même de révéler une géographie émotionnelle bien trop souvent passée à l’as dans pareilles circonstances : des odes mélancoliques Blackpool Late Eighties – que Boards of Canada n’aurait pas renié – et Seven Stars, à la poésie abstraite et déconstruite s’égrainant sur The Illuminations et Circle of Fifths, en passant par les troublantes circonvolutions Sky Burial et Gone FeralThe Inheritors procède dans sa trame narrative à une véritable mise à nu sentimentale de son auteur.

Ayant mis sept longues années à maturer dans l’esprit de son géniteur - l’hyper concis The Idiots Are Winning datant de 2006 - The Inheritors est une alchimie savante dont la transposition scénique s’avère aussi hasardeuse qu’une équation à mille inconnues. Début de réponse ce samedi 7 décembre à la Machine du Moulin Rouge où James Holden présentera ce chef-d’œuvre encore loin d’être épuisé (concours).

Entretien avec James Holden

Parlons d’abord de ton album. Il t’aura fallu sept ans pour donner une suite à The Idiots Are Winning. Pourquoi ?
Let’s talk about your album first, it took you 7 years to do a follow-up to The Idiots Are Winning, why is that? 

Premièrement, j’étais beaucoup trop occupé – à être un DJ, à gérer un label, à perdre mon temps à expliquer comment faire de la musique à d’autres gens au lieu de le faire moi-même. Et deuxièmement, il fallait que je prenne du temps pour penser quelque chose de nouveau. C’est pas simple. Et j’ai appris pas mal de choses dans le processus, max/msp des trucs de maths sur la théorie du chaos, comment jouer de nouveaux instruments et comment construire de meilleur instruments avec le modular. J’étais pas en train de glander à fumer de la dope ou à jouer à GTA en tout cas.

firstly: i was too busy – being a dj, running the label, wasting my time telling other people how to make music instead of doing it myself. and secondly: i had to take some time to work out something new. this is not an easy thing to do. and i learned a lot on the way – from max/msp and maths stuff about chaos theory to how to play some new instruments and how to build better instruments with the modular. i wasn’t sitting around smoking dope and playing GTA anyway.

The Inheritors s’écoute très différemment de The Idiots Are Winning. Nettement plus comme un voyage psyché que comme un manifeste technique. Dans quel état d’esprit l’as-tu conçu et que raconte-t-il ?
The Inheritors is a totally different listening experience than your previous record, more like a psychedelic journey than a technical manifesto. What state of mind were you in, what did you try to express? 

Je me suis surtout fait plaisir ! Je ne pense pas que ma musique exprime quelque chose de littéralement explicable, car la musique est plus large et plus vivante que les mots, ce n’est pas lui rendre service que de mettre des mots dessus.

I was enjoying myself mostly! i don’t think my music expresses anything literally explainable, because music is wider and more vivid than words, trying to put words on it does it a disservice.

Ton travail est centré sur du matériel analogique. Est-ce une façon pour toi d’humaniser tes compositions et de trancher avec les techniques digitales ?
Your work revolves around the use of analog gear. Is it a way to humanize your compositions and to separate from the digital techniques?

C’est un moyen, l’analogique te force à enregistrer les choses dans l’instant, à faire des prises live et à rouler avec, mais ce qui est amusant c’est que le numérique – max/msp, etc. – est tout aussi important que l’analogique pour faire sonner la musique de manière « humaine », modeler avec précision les sortes d’erreurs de timing que peuvent faire les musiciens live par exemple. Je ne voulais certainement pas faire un disque qui sonnait comme la musique moderne des autres.

It’s one way – analogue forces you to record in the moment, to make live takes and run with them, but amusingly the digital stuff – max/msp etc – is as important as the analogue gear in making the music ‘human’ – accurately modelling the sort of timing errors that human players make, for example. i certainly didn’t want to make a record that sounded like everyone else’s modern music.. 

Peut-on encore qualifier ton travail de techno ? Finalement tu es plus auteur/compositeur que simple producteur.
Can we still qualify your work as techno? After all you’re more of an author/composer than a simple producer. 

Ça ne me dérange pas que tu le fasses ou non, c’est juste un mot, qui a aujourd’hui perdu presque toute sa signification.

I don’t mind whether you do or don’t: just a word – one with very little meaning left now…

Même si on se doute que tu avais des visées très Kosmische, quelles sont tes influences vis-a-vis de The Inheritors?
Even if we feel the Kosmische influence, what were your inspirations for The Inheritors

Toutes sortes de musiques folkloriques, de Bartók aux chants des chasseurs maliens à Heiroglyphic Being… et Tony Conrad.

All the different kinds of folk music (ie everything from bartók to malian hunters’ songs to heiroglyphic being…) and tony conrad.

Parle-nous du morceau The Caterpillar’s Intervention et de ce travail avec Étienne Jaumet…
Tell us about the track The Caterpillar’s Intervention and the collaboration with Étienne Jaumet…

Ce titre a failli ne pas figurer sur le LP, j’avais ma partie et ça ne fonctionnait pas vraiment, donc juste pour essayer, je l’ai envoyé à Étienne. Je lui avais expliqué l’une des idées de l’album, d’avoir de la multiplicité partout, plusieurs prises de tout superposées, et il est parti là-dessus et m’a envoyé 10 pistes de sax empilées par-dessus ma démo. C’est un génie de l’improvisation, à partir de là c’était facile.

This song almost didn’t make the lp – i had my half and it didn’t quite work, then just to try it i thought i’d send it to étienne. i explained one of the ideas of the album – of having multiplicity everywhere – several takes of everything all layered up, and he took that and ran with it – sending me back 10 channels of sax takes over the top of my demo. he’s a genius at improvisation so from there it was easy.

Les singles de Gone FeralRenata et The Illuminators mettent en relief les multiples facettes de ton travail, soit par un remix, soit par une version studio différente. Est-ce dire que tu hésites encore sur les versions choisies pour l’album ?  Quel est l’intérêt pour toi d’une telle déclinaison ?
The singles Gone FeralRenata and The Illuminators either through a remix or a different studio version show the multiple aspects of your work. Does it mean that you’re still hesitating with the versions picked for the album. What interest do you have in such variations? 

Ah non, les versions album ont toujours été les versions album, mais lorsque tu termines une chanson, tu te rends compte que tu aurais pu lui faire prendre une différente tournure, modifiée et vue sous un autre angle. Et en tant que DJ, j’aime avoir des outils avec lesquels m’amuser.

Ah no – the album versions were always the album versions, but with all songs as you finish them you become aware that they could’ve turned out different, they could be turned over and seen from another angle. and as a dj i like to have tools like that to play with…

Steve Moore a sans doute fait l’un des plus beaux remixes de Renata sous le patronyme de Zombi. Il est aussi à l’origine d’un remix de Mogwai épatant. Est-ce ton seul lien avec Mogwai ?
Steve Moore probably did one of the most beautiful Renata remix under the name Zombi. He’s also responsible for an incredible Mogwai remix. Is it your only link with Mogwai?

J’étais un fan de Mogwai bien avant que je sorte mon premier disque, et je ne compte plus le nombre de fois où je les ai vus jouer. J’ai les ai aussi remixés, c’était fun (écouter).

I’ve been a mogwai fan since before my first record came out, and we’ve seen them play more times than i can count. i remixed mogwai too, that was fun.

Comment as-tu imaginé la transcription scénique de The Inheritors ?
How did you imagine the live show version of The Inheritors

Au départ je pensais que c’était impossible, que c’était un album trop compliqué à réassembler live. Mais lorsque Thom Yorke m’a demandé si je voulais faire la première partie d’Atoms For Peace, j’y ai repensé… Pour moi c’est important que ça soit une vraie performance – pas question de proposer un concert laptop et d’appuyer sur des boutons pour avoir l’air occupé. Il fallait de la place à l’improvisation avec une possibilité d’échec complet. Les concerts qui m’ont le plus excité ces dernières années étaient surtout des concerts de musiques improvisées, du jazz à rocketnumbernine en passant par Tony Conrad. Ma musique est créée de manière improvisée, c’était donc la seule façon  de faire pour lui rester fidèle.

Initially i thought it was impossible – too complicated a record to reassemble live. but when thom yorke asked if i wanted to support atoms for peace i rethought it.. to me it’s important that it’s a real performance – no question of it being a ‘press space to play/look busy’ laptop show – with space for improvisation and the possibility of total failure. the live shows i’ve been most excited by in the last years have all been mostly improvisational music – from jazz to rocketnumbernine to tony conrad, and my music is created in an improvised way, so that seemed the only way to do it and stay true to what it is.

Border Community a 10 ans. Avec un peu de recul, comment juges-tu le travail accompli ?
Border Community is 10 years old. When you look back how do you evaluate what has been accomplished?

Comme avec tout ce qui a 10 ans, il y a les bons et les mauvais moments. Je suis heureux de certaines carrières que l’on a pu faire débuter, c’est agréable de voir des gens que j’aime réussir et changer le monde. De même avec certaines soirées et certaines personnes que l’on a pu rencontrer.

With anything 10 years old there are good bits and bad bits… I’m happy at some of the careers we’ve started, watching people i like do well / change the world is nice. and some of the parties, and the people we’ve met.

Par le biais de ton activité au sein de Border Community, comment juges-tu l’évolution de la musique électronique ?
Through Border Community what’s your opinion on the evolution of electronic music? 

Je ne sais pas si j’ai encore une opinion ou même de l’intérêt pour ça. Le basique, le moyen, je ne pense que ça évolue, ça tourne en rond, une illusion de nouveauté pour pousser les ventes plutôt qu’un projet authentique. Celui-ci a tendance à exclure le consommateur peu impliqué. Donc en dix ans j’ai appris que le mainstream ne m’intéressait pas.

I’m not sure i have an opinion/care anymore. the middle, the average, i don’t think is evolving, just circling: the appearance of newness in order to drive sales, rather than any genuine progress (as that largely alienates unengaged consumers). and so in ten years i’ve learned that i’m not interested in the middle…

Dans une récente interview, j’ai lu que tu étais plus intéressé par les marges, les précurseurs non reconnus, que par la masse. Tu peux poursuivre et nous donner quelques exemples ?  
In a recent interview I read that you were more interested about the outsiders, the obscure and unknown forefathers than the masses. Could you elaborate and give us a few exemples?

Je crois que j’ai emprunté cette pensée à Julian Cope, ça m’est venu à l’esprit après avoir lu Krautrocksampler. Ce bouquin serait une bonne réponse à cette question.

I think i might’ve stolen that thought off julian cope – came into my head after reading krautrocksampler. that book would be a good answer to this question.

T’écoutes quoi en ce moment ?
What are you listening to at the moment?

En ce moment même, Ligeti - Aventures pour 3 voix et 7 instruments. Ça semble perturber mon chien.

Right now: ligeti – adventures, for 3 voices and 7 instruments. My dog seems puzzled by it…

Traduction : Alexandre P.

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