Le blocage des sites de streaming en France

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

L’art et l’argent des images

En janvier 2012, la fermeture de Megaupload par le FBI avait fait grand bruit. Cette affaire retentissante interrogeait les moyens dont dispose et peut disposer la justice face au piratage. Moins fracassante, la décision de la justice française, le 28 novembre dernier, a tout de même réveillé de vieilles cicatrices chez les habitués du streaming. L’occasion de s’interroger, une nouvelle fois, sur la validité de ces mesures anti-piratage.

Il ne s’agit pas pour moi d’aborder la question du point de vue juridique, j’en serais bien incapable. En tant que blog consacré à la critique de films et de séries, La Nuit du Blogueur ne peut pas passer à côté d’un tel événement. Car il s’agit bien d’un événement : celui de la transformation, depuis des années déjà, des modes de consommation des images. Une transformation qui se heurte à des problématiques financières et juridiques qui, elles, n’ont pas pris en compte le changement d’habitude des usagers du cinéma. L’écriture de critiques nécessitant elle-même, parfois, le recours à ces formes de visionnage – jamais pour les films, cependant – l’annonce nous a, nous aussi, inquiétés.

Argument financier ou justification artistique ?

Pour mémoire, donc, la décision de la justice française prévoit le blocage, sans amendes, d’une vingtaine de sites de streaming depuis la France. Parmi ces sites, on retrouve notamment dpstream.tv, allostreaming.com, alloshare.com, ou encore alloshowtv.com. Il revient aux fournisseurs d’accès à Internet d’empêcher l’usager d’accéder aux sites depuis le territoire français. De leur côté, les moteurs de recherche devraient limiter l’apparition de résultats dirigeant vers les pages. Le coût de la procédure reviendrait aux ayants droit.

Des ayants droit à qui la justice a donc donné raison. Or, ces ayants droit ne sont, en l’occurrence, pas des auteurs, en tous cas pas selon la conception de la critique française, toujours d’actualité quoi qu’on en dise (prenez cinq minutes pour vous (re)plonger dans la fameuse « politique des auteurs » de François Truffaut). La demande émane en effet des producteurs, distributeurs et éditeurs français (l’Association des producteurs de cinéma (APF), la Fédération nationale des distributeurs de films (FNDF) et le Syndicat des éditeurs de vidéo numérique (SEVN), rejoints par l’Union des producteurs de films (UPF) et le Syndicat des producteurs indépendants (SPI)). Cette précision a son importance, puisqu’elle déplace la question de l’attribution artistique d’une production vers ses tenants et aboutissants financiers, bien loin des considérations esthétiques qui nous semblent pourtant prévaloir sur le sujet…

The Social Network, de David Fincher (2010)
Col Pics/Everett/Rex Feature

État(s) du cinéma et de la télévision en France

Que les producteurs, distributeurs et éditeurs s’inquiètent de la concurrence que leur fait Internet, je le comprends. Mais cette inquiétude débouche sur un blocage qui, de fait, s’attaque au public. Bénéficiant de son "exception culturelle", la France est pourtant loin d’être à plaindre : les films français sont massivement financés et connaissent une diffusion nationale respectable (que l’on compare avec la production italienne !). Et bien que la fréquentation des salles soit en baisse, la France est encore loin de la déréliction.

La décision des producteurs, distributeurs et éditeurs me paraît en fait être née d’un paradoxe qu’ils ont eux-mêmes générés. Pour faire concurrence à la télévision, premier et véritable rival du cinéma, et à ses formats attractifs (les séries), les producteurs ont injecté de plus en plus d’argent dans leur production. Les blockbusters aux budgets colossaux sont beaucoup plus nombreux, et commencent à se faire de l’ombre entre eux. Bien entendu, plus une production coûte cher, plus sa rentabilité est difficile. Les productions étant menées tambour battant sans toujours être bien réfléchies, certains de ces films n’attirent pas un public suffisamment conséquent pour faire recette. Le voilà, le paradoxe : rentabiliser des films de plus en plus coûteux avec moins de spectateurs, ce qui nécessite d’augmenter le prix de la séance. C’est ainsi qu’on se retrouve, en 2013, avec un ticket de cinéma avoisinant les dix euros. Cette remarque est valable pour les productions françaises mais aussi, bien sûr, pour le reste de la production mondiale à gros budget. Mais quand on connaît la qualité toute relative des très grosses productions françaises, la question de leur rentabilité devient plus gênante. Le spectateur réfléchira donc à deux fois avant de dépenser son argent pour aller voir un blockbuster français peu attrayant (pour rester polie).

À l’évident problème financier s’ajoute un problème géographique. Les programmations sont disparates, l’accès aux copies est difficile car certains films occupent massivement les écrans, plongeant les autres dans la confidentialité. Les réseaux de salles ont eux-mêmes contribué à augmenter les écarts géographiques : bon nombre de cinémas de quartier, en banlieue et en province, ont fermé au bénéfice de multiplexes. Qu’on s’entende bien : les multiplexes ne sont pas maléfiques, mais leur direction unique instaure, forcément, une certaine "ligne éditoriale" généralisée qui s’accompagne d’une offre de films pas toujours diversifiée. Pour ma part, mon installation parisienne a changé mon rapport au cinéma : une multitude de salles à proximité, et autant de films, pour un tarif attractif parce que j’ai le temps et l’énergie pour me consacrer au cinéma. Mais il me paraît aberrant que le cinéma, qui demeure l’un des arts les plus populaires, nécessite désormais de telles dispositions de la part de ses spectateurs.

Bien que la décision de justice émane principalement du milieu du cinéma, un détour par la télévision me semble également indispensable, d’autant que bon nombre des productions consultées en streaming sont des séries. La télévision française, qui a su, pourtant, faire de l’ombre au cinéma, manque cruellement d’ambition. En ce qui concerne les séries étrangères, on ne peut que déplorer le retard qu’accuse la diffusion française, à l’heure où Internet a, justement, imposé l’actualité comme maître mot médiatique. Ajoutons à cela un doublage parfois imposé, la publicité omniprésente sur certaines chaînes et des diffusions souvent chaotiques (épisodes dans le désordre ou diffusés trop vite et trop tard, comme l’a récemment montré Arte, trop pressée de se débarrasser de l’excellent Top of the Lake en additionnant les épisodes jusqu’à 23h) : autant de raisons de trouver un moyen alternatif d’accéder aux séries étrangères. La production de séries originales reste de son côté bien en-deçà des réussites américaines, et les meilleures séries françaises ne sont souvent réservées qu’à des abonnés. Reconnaissons toutefois les beaux efforts de France Télévisions (Un Village français notamment), mais qui a tendance à se reposer sur ses lauriers et à ne plus en bouger. Déplorons en outre l’incroyable baisse de la qualité des films programmés à la télévision. Heureusement que Arte maintient (pour le moment) une certaine exigence….

Un avenir pour les spectateurs et les auteurs

Les perpectives ne sont donc pas bien roses pour le spectateur. Tous ces éléments expliquent en grande partie l’attrait du streaming comme alternative à la salle et à la télévision. Et encore faut-il relativiser l’impact du piratage : la salle comme la télévision ont encore, c’est certain, de beaux jours devant eux, ne serait-ce que parce que c’est là que naissent les productions. Quoi qu’il en soit, la décision de la justice n’aura certainement qu’un impact très faible, d’abord parce qu’elle ne concerne que le streaming alors que le piratage s’avère multiforme, ensuite parce que les mesures précédentes n’ont pas empêché la création de nouveaux sites et la poursuite du streaming.

Il existe un vide juridique, c’est certain, et il me paraît important de le combler pour que cesse la culpabilisation de l’internaute-pirate à qui l’on reproche de voler les artistes. Loin de moi l’idée de remettre en question le droit d’auteur et la propriété intellectuelle, que je défends. Mais l’accusation portée à l’encontre de la consommation d’images sur Internet me semble malhonnête, et les mesures prises jusqu’ici ne cherchent pas tant à défendre les artistes qu’à protéger le système traditionnel de diffusion, incapable, pour le moment, de se renouveler à la mesure des attentes générées par les nouveaux modes de visionnage. Producteurs, diffuseurs et éditeurs ne semblent pas s’être rendus compte – du moins, pour le moment – de cette dé-localisation des images, libérées du support unique. Le phénomène ne se limite pas au cinéma, et les artistes eux-mêmes quittent le secteur traditionnel pour s’offrir à tous (Banksy avait-il le "droit" de choisir comme toile le mur de séparation entre Israël et la Palestine ?).

Je serais bien incapable d’énoncer ici ce que serait une "bonne" juridiction en la matière. Je me contenterai de dire que l’avenir, pour les spectateurs comme pour les auteurs, passe par la reconnaissance primordiale de ce qu’est la diffusion alternative de culture sur Internet : de la publicité. Si le piratage représente un manque à gagner certain pour les artistes, il me semble que cette perte est largement compensée par la publicité (gratuite) qui leur est faite, et qui génère par la suite un marché de produits dérivés fort lucratif. Ainsi, la crise dans le secteur du disque n’a pas pour autant stoppé la production musicale, et bon nombre de musiciens ont accédé à la notoriété grâce au bouche-à-oreille virtuel. Un bouche-à-oreille qui, dans le domaine télévisuel, mâche le travail pour les chaînes qui prennent ainsi moins de risques en programmant des séries déjà adoubées par le public : citons l’exemple de Game of Thrones, qui n’a connu sa première diffusion sur une chaîne gratuite (D8) qu’en octobre dernier !

Plutôt que de faire du combat contre le piratage une lutte financière, pourquoi ne pas en faire  un défi artistique, une gageure créatrice ? Il s’agit de convaincre un public qui a désormais la possibilité de juger très vite ce qu’on lui propose. Alors, plutôt que de condamner unilatéralement et sans se remettre en cause le piratage, pourquoi ne pas en faire son meilleur ennemi ? Rendre à la salle de cinéma son intérêt en y projetant de véritables expériences visuelles qu’un écran d’ordinateur ne pourrait honorer ? De cette confrontation des formats pourrait naître une belle émulation, et il y a fort à parier que tout le monde y trouverait son compte.

Alice Letoulat