Des geeks et des autres

Publié le 13 décembre 2013 par Tetue @tetue

Dialogue socratique entre un geek hétéro cisgenre blanc et une femme trop libre pour n'être que geeke…

– H : Internet a été très majoritairement construit par des hommes, c'est un fait, regrettable.
– F : Maintenant que l'Histoire s'écrit, c'est ce que l'on croit — parce qu'on ne se souvient que d'eux. Je connais une vieille qui bossait chez IBM et témoigne d'une époque où il y avait plus de femmes que maintenant. Mais à entendre l'histoire qui commence à se raconter, des Internets, il n'y en avait pas : pschitt, magie, y'a plus de meufs ! Et les plus jeunes de répondre : « ah, bin, c'est pask'y'en avait pas, hé, banane ! ». Et hop, le tour est joué, l'histoire réécrite, on repart à zéro.
— H : Y'a tellement de facteurs qui s'additionnent pour exclure les femmes des milieux geeko-techniques. À âge égal, les parents confient plus facilement un PC personnel aux petits garçons qu'aux petites filles. Quand tu sais que beaucoup de geeks sont devenus geeks en bidouillant leur machine… Parce que bon, surfer sur le PC familial sous surveillance en n'ayant pas le droit de bidouiller, ça n'aide pas à geeker.
— F : Mais moi j'avais un ordi, je bidouillais aussi, grâce à ma mère, et je commence à en avoir marre de n'entendre que les garçons témoigner de leurs premiers émois avec leurs machines.
— H : Ouais, et maintenant t'es geek :)
— F : Ah non, surtout pas. Je ne VEUX pas être geek !
— H : o_O
— F : Je n'aime pas ce que j'entends de la culture geeke. Je n'ai aucune envie d'être assimilée à cette pseudo-culture de mâles revanchards.
— H : *ptou* (Homer Simpson)
— H : « pseudo-culture », c'est… sec.
— F : Ce n'est qu'un truc de mecs. Du coup, je ne peux pas m'y identifier. Ou alors ce que j'en vois est biaisé. D'où mon qualitatif « pseudo ». Ceci dit sans méchanceté, hein ! En fait, je ne sais pas très bien ce que c'est que la « culture geeke ». Ce que que j'en entends est si caricatural, si ennuyeux…
— H : Si tu demandes à N geeks ce que c'est tu auras 2^N réponses :]
— F : huhu !
— H : Mouais, mais c'est dommage, tu te prives de trucs cools et pas forcément excluants. Par exemple, xkcd c'est de la culture geek :D
Et tu oublies l'approche de Mar_Lard, qui souhaite que la culture geek soit ouverte à tous et toutes.
— F : As-tu lu « La revanche des geeks » ?
— H : Ouais, très juste comme article. Ceci dit — je me fais toujours l'avocat du diable —, il y a une tendance à « usurper » la culture geek maintenant qu'elle est devenue « cool ». Pour en revenir à ton billet : il pose des bases positives pour une redéfinition de la culture geek.
— F : À propos de redéfinir, vient de paraître cet article formidable : « Aux sources du mai 68 numérique : le grille-pain fasciste ? »
— H : Je suis moins d'accord avec cet article. Il sous-entend, sans vraiment le dire, que c'est aux hackers de construire une réflexion politique ancrée sur le réel qui va chercher les non-hackers.
— F : Oui, carrément.
— H : En fait, l'idéal de liberté qui existait au début d'Internet est toujours là, et n'a pas perdu d'ampleur en taille absolue. C'est juste qu'au lieu d'avoir cent mille hackers, on a maintenant cent mille hackers et trois milliards de prisonniers de Facebook. Les cent mille hackers sont toujours là, avec toujours des OS libres et des réseaux libres.
— F : et ?
— H : Le reste des gens utilise une télévision améliorée, qui se trouve utiliser le même TCP/IP que les hackers, ce qui relève de la coïncidence technique (en exagérant un peu). Et… je ne vois pas où est le problème.
— F : Ah mais moi je ne faisais pas du libre pour le plaisir de coder, mais bien pour faire la révolution. Facebook, c'est niet : je ne veux pas de ce monde là.
— H : Je pense (en revenant à ton premier billet) que le monde des hackers doit mettre un point d'honneur à n'exclure personne. Et il y a un gros gros travail à faire à ce niveau, pour que les femmes — et les homos, et les bis, et les trans, et les racisé·e·s — puissent venir dans le monde libre des hackers. Mais les gens qui ne veulent pas de la liberté, il ne faut pas les forcer.
— F : Il n'y a pas à tolérer ni Facebook, ni Google… ni que tant de gens y soient piégés.
— H : Notre révolution on l'a, notre liberté on l'a.
— F : Huh ?
— H : Ben si.
— H : Depuis le début, c'est là.
— F : Non. Aujourd'hui, tu n'as plus le choix de ne pas être sur Facebook !
— H : Je n'y suis pas et j'ai fait le choix de ne pas y être.
— F : Tu te leurres ! Tu y es, parce que tout les autres autour de toi y sont et y parlent de toi.
— H : Oui, et je me suis déjà fâché avec des gens pour cette raison. Je ne les force pas à rejoindre notre révolution, qu'ils ne me forcent pas à rejoindre leur Facebook. Quand je dis « fâché », j'ai insulté des amis parce qu'ils ont mis ma photo sur Facebook, et nos relations se sont suffisamment amoindries pour qu'ils ne me prennent plus en photo.
— F : Idem pour Google, Linkedin, etc. qui ont ton adresse courriel, parce que tes contacts y sont et stockent leurs contacts dans ces services — que dis-je, ces systèmes organisés de délation.
— H : Oui, il faut faire le tri dans ses contacts, c'est vrai. Merci de pointer ça du doigt. Si les gens autour de toi décident de travailler comme collaborateurs d'un système fasciste il faut se défier d'eux, c'est logique.
— F : La liberté de quelqu'un, n'est pas une liberté, mais un privilège.
— H : Ce n'est un privilège que s'il y a une barrière à l'entrée.
— F : Il y a barrière.
— H : Oui, il y a une barrière, qui bloque tout ce qui n'est pas blanc hétéro cisgenre. Il faut casser cette barrière. Je suis à 100 % d'accord sur ce point. Maintenant, si les gens ne veulent pas entrer, ce n'est plus un privilège : c'est leur choix.
— F : Oui. Mais on ne peut parler de libre choix que s'il y'a égalité… des chances… à pouvoir faire ce choix. Il y a aussi la courbe d'apprentissage, qui est raide.
— H : Tu veux dire quoi par là ?
— F : Certains ignorent simplement l'existence d'une alternative.
— H : Ah, oui.
— F : D'autres n'ont pas les connaissances techniques suffisantes pour.
— H : Ces connaissances sont disponibles sous la forme de manuels, de tutoriels, de wiki, de FAQ.
— F : D'autres encore n'ont pas les facultés mentales pour.
— H : Le monde hacker est ultra-ouvert sur le plan technique, pour quiconque veut le rejoindre. Des forums, des chans, des ML, de la doc en veux tu en voilà. Avec de l'exclusion sexiste, raciste, transphobe, certes.
— F : Avec une énorme marche à l'entrée — ce pré-requis technique — si haute, que d'aucuns la prennent simplement pour un mur.
— H : Le pré-requis est de savoir lire.
— F : Et d'avoir le cerveau pour comprendre ce qu'on lit.
— H : Sérieusement, hein. Le seul pré-requis est de savoir lire.
— F : Et d'avoir le cerveau. J'insiste. Car ça élimine déjà pas mal de monde.
— H : Moui… Tu vois, je repense à ton article, sur le phénomène des geeks exclus devenus rois du pétrole, n'ayant jamais questionné les schémas d'oppression de la société. J'ai vécu ce truc. J'ai été le sale geek bizarre qu'on n'aime pas. Et j'ai même eu une période « sale geek machiste », qui n'est certainement pas totalement terminée. Et, bref… Je me souviens des gens avec qui j'étais en classe de seconde, quand j'ai commencé à rencontrer d'autres geeks. Qui dit rencontre dit échange, culture, prise de conscience d'une identité commune. Je me souviens des 2 ou 3 autres geeks, et des 20 autres gens dans la classe qui se foutaient de notre gueule. En raison de comment on s'habillait, du fait qu'on lisait des « livres pas au bac de français », qu'on utilisait des mots de plus de trois syllabes, etc.
— F : Ouais, j'ai aussi reçu aussi des boulettes de papier mâché, pour les mêmes raisons…
— H : Je vois aujourd'hui le même genre de personne s'acheter un iPhone, ne pas en lire le manuel, utiliser 5 % de ses possibilités, et se la jouer « geek » parce qu'ils ont un iPhone. Et ma première pensée c'est que s'il y a une marche à l'entrée, c'est bien bien bien fait pour leur gueule. La marche c'est eux qui l'ont construite. Y'a jamais eu de marche ! Si on passait 2H chaque soir sur le PC au lieu de passer 2H à regarder de la merde à la TV, si on lisait des livres, des manuels de maths du début à la fin, si on explorait les possibilités de nos calculatrices, si on faisait du calcul mental pour le plaisir, et bien NOUS l'avons fait, et ils pouvaient aussi le faire. Ils ont choisi de se moquer, de rejeter la connaissance, l'effort intellectuel, la curiosité. Qu'ils crèvent la gueule ouverte en bas de la marche qu'ils ont construite. Ce n'est pas une marche, c'est une fosse qu'ils ont creusée sous leurs pieds, à force de tourner en rond.
— F : Tout dépend de quel côté du mur on regarde…
— H : Oui, c'est totalement relatif, chacun-e définit l'altitude zéro au niveau de ses pieds :D
— F : J'essaye plutôt de déconstruire les marches, les murs, les fosses. Et je me fiche pas mal de qui les a construit.
— H : Alors, tu pourrais m'objecter que ces gens sont victimes d'une oppression classiste, victimes de la culture et de l'éducation qu'ils ont reçues. Sauf qu'ils ne se définissent pas comme victimes. Ils en sont fiers. Ils défendent leurs valeurs, qu'ils transmettent à leurs enfants. Je ne vois pas comment on peut aider les gens contre leur volonté.
— F : Non, ce n'est pas mon objection.
— H : Ah ?
— F : Mon objection est qu'à réagir ainsi, on ne fait pas mieux que « eux ». Plus précisément : on ne fait que perpétuer un système relationnel fondé sur l'exclusion. C'est ce système qu'il faut déconstruire. C'est pour ça que je me suis mise à geeker. Et non l'inverse. Ce qui explique que je ne me définisse pas comme geeke : je ne suis pas d'un côté ou de l'autre du mur. Puisque je refuse les murs.
— H : De ton point de vue, le mur n'existe que parce les gens de chaque côté veulent qu'il existe ? « veulent », ou tout au moins « pensent » et « agissent comme si »…
— F : Quelque chose comme ça, oui. Plus précisément parce que certains en tirent profit. Certains, très peu nombreux, toujours les mêmes.
— H : Ceux qui tiennent la masse dans leurs filets de Google, Facebook et compagnie ?
— F : Voilà ! Et ils emmerdent tout le monde, les geeks autant que les autres.
— H : +42, là
— F : Gni ?
— H : « +1 » pour approuver et « +42 » pour approuver avec enthousiasme :)
— F : rôh \o/
— H : Rapport à La Grande Question sur la vie, l'univers et le reste
— F : Hé, je suis un peu geeke, quand même ! Tiens : Quarante-deux ;)
— H : Ça doit délicatement massouiller le dessous des pieds :3
— F : N'est-ce pas ;)
— H : Pour en revenir au sujet, tu vois quoi comme piste pour libérer les pas-hackers ?
— F : Ah mince, la colle ! Comme tu le dis, on ne peut pas libérer les gens malgré eux. Donc ?
— H : Concrètement j'ai du mal à voir comment ton projet politique s'articule. Je saisis ton idéal. Mais je t'avoue sans honte que je suis trop plein de ressentiment pour y adhérer émotionnellement.
— F : Donc il faut leur donner envie ! Je n'ai pas toutes les réponses. Mais je vois deux axes :

  • se remettre en question côté geeks, libristes, hackers, précisément dans ce qu'on perpétuerait d'un système d'exclusion,
  • communiquer auprès des « autres », d'abord pour les informer de l'existence d'alternative, mais aussi éduquer au code (parce que les enfants ne savent pas se servir d'un ordinateur et vous devriez vous en inquiéter), pour donner les moyens d'être autonome, bref, enseigner, transmettre, militer…

— H : Pour le premier point, ça relève des questions classiques de discrimination, ou vois-tu des choses en plus ? Je pense notamment au classisme et à ses dérivés : exclure les gens sur la base de la maîtrise du langage, de certains outils de communication.
— F : Je ne sais pas. Je pense qu'une réflexion auto-critique doit s'amorcer, peut-être pas tant au niveau individuel que collectif, mais j'ignore où elle va aboutir, parce que ça se construira en cheminant. Le second axe est peut-être plus facile.
— H : Oui… C'est vrai que ce serait plus cool s'il y avait plus de hackers et que le milieu était plus diversifié. Ceci dit, AMHA la réflexion commence à s'amorcer timidement.
— F : Il me semble aussi.
— H : J'ai aussi l'impression que les compétences pour parler aux machines sont opposées à celles pour parler avec les humain·e·s.
— F : Là, je ne suis pas du tout d'accord. Encore une fois, c'est une idée résultant d'une catégorisation (de murs, toussa) : les matheux contre les littéreux. Or, ce qui me plaisait dans les machines et les programmes, c'est d'y percevoir l'esprit de l'humain qui les a conçus. Exactement comme avec les bouquins et toute autre œuvre.
— H : Ah ouiche, d'accord. Ce qui m'y plaît c'est le sentiment de solitude et de puissance qu'elles procurent. La machine est une puissance sous le contrôle de l'entité consciente qui la maîtrise (en l'occurrence, moi).
— F : Ce n'est qu'un effet secondaire, mais certes pas déplaisant :)
— H : À mes yeux c'est l'effet primaire, c'est ce que j'ai recherché au début. C'est une fuite, presque une drogue.
— F : Mais ce sentiment de puissance peut être ressenti d'autres façons… Certainement dans tout accomplissement de soi, voire encore plus fortement.
— H : Tout à fait.
— F : Je tombe de sommeil. Merci pour cet échange très intéressant !
— H : Bonne nuit et merci de ta patience :)
— F : C'était un plaisir :) Vas-tu finir par réussir à me réconcilier avec la geekitude ?


Ce dialogue qui a eu lieu un soir sur IRC, à été co-relu par ses auteur·e·s et enrichi de liens sur Framapad, avant d'être publié ici, via SPIP, tous outils libres. Le lendemain, Nelson Mandela mourait et, dans une jolie twitcidence, l'un envoya à l'autre ce tweet d'Isabelle Alonso citant Madiba : Il y en a qui construisent des murs. Division. Et il y en a qui construisent des ponts. Multiplication.