Les ados et la cyberdépendance

Publié le 18 décembre 2013 par Pascaletfred

L'enseignant-chercheur à l’IDRAC, Nicolas Oliveri exprime clairement le lien entre cyberdépendance et adolescence. Ce spécialiste nous dit notamment que les ados sont de plus en plus accros. Avec le risque de perdre en relations humaines et en sociabilisation (no life). Lire l'interview complète ici

Cyberdépendance et adolescence

1) Pensez-vous qu'il y a un lien entre la cyberdépendance et l'adolescence ?

Oui, assez clairement. L’adolescence est par définition une période de transition délicate et parfois complexe à gérer pour certains. Le numérique, grâce à ses nombreuses fonctionnalités, peut alors offrir à de nombreux jeunes en difficulté un espace de « reconquête identitaire », la possibilité d’accès à un statut avantageux, de revendiquer des idéaux, de contester le monde, de reconfigurer son identité, etc. Le cas le plus évocateur est celui de la timidité maladive ressentie par beaucoup, pourtant rapidement surmontée dans le cadre d’une communication par écrans interposés. À ce titre, le succès des sites de rencontres est un bon exemple. Le principe inconscient de fonctionnement des bienfaits du virtuel vécu par certains peut alors être décrit ainsi : « Si je suis socialement diminué dans le réel, alors la virtualité peut m’apporter les moyens de devenir quelqu’un ». Évidemment, il s’agit d’une illusion, qui plus est éphémère, car au final seule la capacité à surmonter ses difficultés dans la réalité sera perçue comme tel par le reste de la société.

2) Quelles sont les formes les plus communes de cyberdépendance chez les ados ?

Les formes traditionnelles de cyberdépendance chez l’adolescent concernent tout d’abord la dépendance informatique, plus précisément l’addiction à Internet ou aux jeux vidéo en ligne, surtout lorsque ces derniers sont particulièrement immersifs (type jeux en ligne massivement multijoueurs par exemple). Mais on assiste depuis quelques années à de nouvelles formes de dépendance, comme la « nomophobie », caractérisée par une peur quasi pathologique à l’idée de perdre son téléphone portable. Cette forme de dépendance, jusqu’alors inédite, est sans doute le résultat d’un double constat. D’une part, le smartphone s’impose désormais comme l’objet centralisateur de l’existence de l’usager, d’autre part, il permet de rester perpétuellement connecté avec son environnement social. La puissance de telles fonctionnalités explique ainsi le sentiment de peur, d’angoisse même, vécu en cas de perte ou de vol du mobile. Égaré son téléphone portable relève aujourd’hui d’une expérience traumatisante pour beaucoup d’utilisateurs. Enfin, le sentiment d’addiction est accentué par la multiplication des potentialités que permettent conjointement l’informatique et la téléphonie.

3) Quelles sont les conséquences de cette addiction ? Quels risques encourent-ils ?

La principale conséquence d’une dépendance informatique et/ou téléphonique est la chronophagie, mais également le désengagement des obligations sociales. Plus précisément, la perte du contrôle du temps lors de sa pratique, et non pas le temps passé connecté, ce qui est différent. Tout le monde a déjà fait l’expérience d’une immersion prolongée dans le virtuel qui se conclut généralement par un constat lapidaire : « Je n’ai pas vu le temps passer… ». Les écrans et leurs contenus possèdent cette capacité de distorsion du temps, où l’usager, malgré le fait d’avoir conscience de passer beaucoup trop de temps en ligne par exemple, n’arrive pourtant pas à refreiner ce comportement. C’est d’ailleurs la caractéristique première d’une addiction, cette « conscience sans action » pourrait-on dire. La conséquence directe de cette chronophagie s’incarne alors dans l’incapacité à remplir ses obligations sociales, professionnelles, scolaires, amoureuses, etc., avec parfois des conséquences désastreuses selon les cas (licenciement, divorce, dettes de jeu, etc.).

Cyberdépendance : une maladie ?

4) Les ados "atteints" de cyberdépendance sont-ils malades ? Quels sont leurs symptômes ? Peut-on les soigner ?

Ils ne sont pas malades au sens clinique du terme. Ils présentent seulement toute une série de comportements susceptibles de les maintenir en dehors de leurs obligations sociales. En termes de symptômes, ils sont désormais classiques et connus des observateurs. Fatigue, irritabilité, sentiment de manque, colère, volonté de rester connecté, baisse des résultats scolaires, surinvestissement temporel de la pratique vidéoludique, etc. Mais les jeunes concernés ne souffrent pas pour autant d’une maladie, au sens pathologique. Ils expriment seulement un mal-être à travers une forme inédite, celle d’un refuge dans le virtuel. Rappelons également que la proportion de personnes concernées reste très faible (malgré une hausse ces dernières années) au regard de la population mondiale des usagers des réseaux informatiques et téléphoniques.

5) Les chiffres sont tombés au mois d'août dernier, au Japon 1 ado sur 10 est cyberdépendant ! Des camps pour soigner les jeunes geeks existent pourtant au Japon, en quoi consistent-ils ? Pensez-vous qu'ils sont efficaces ? La force et l'autorité sont-elles les meilleures manières de soigner ces jeunes ?

Je crois qu’il convient de relativiser de tels chiffres, dans la mesure où cette étude, non traduite à ma connaissance, ne permet pas de l’apprécier avec rigueur. Cela dit, il est vrai que certains pays asiatiques s’inquiètent d’une montée notable de la cyberdépendance chez les jeunes, mais qui finalement n’est que proportionnelle au taux de pénétration d’Internet dans les pays concernés. Je ne pense pas que les jeunes Yéménites soient touchés par la cyberdépendance… Par ailleurs, les camps ne sont vraisemblablement pas une solution adaptée pour lutter contre la cyberdépendance. Si effectivement le fait d’intégrer ces camps permet une coupure nette et franche avec une pratique numérique soutenue, que devient l’ado une fois rentré chez lui ? Il y a fort à parier qu’il souhaitera rattraper le temps perdu. Il semblerait qu’un accompagnement psychologique, l’instauration d’un dialogue entre parent et enfant ou le retour d’une communication sur la nature du manque que le virtuel peut combler, soient de meilleurs pistes de réflexion que le rapport de force ou la soumission.

6) Qu'en est-il des ados français : les chiffres / les façons de les soigner / être cyberdépendant, est-ce perçu comme un tabou par eux, leurs parents, la société ? 

De nombreuses études ont été effectuées en France afin de prendre la mesure du phénomène chez les plus jeunes, mais les chiffres avancés sont peu consensuels d’une conclusion à l’autre. La plupart de ces études insistent toutefois sur un accroissement et une diversification de la population touchée, mais toutes relèvent par ailleurs que les chiffres doivent être ramenés à une population globale d’usagers, diminuant ainsi considérablement l’image d’une cyberdépendance prétendument inévitable. Ce n’est heureusement pas le cas. La cyberdépendance est parfois l’objet d’un traitement médiatique catastrophiste qui véhicule une image largement tronquée et partielle. Toutefois, pour les jeunes en réelle difficulté et « cyberdépendant », il existe des centres de désintoxication comme à l’Hôpital Marmottan, situé à Paris et pionnier en la matière. D’autres proposent de « guérir par le virtuel » dans le cadre de la mise en place d’ateliers thérapeutiques. La cyberdépendance ne semble pas être un sujet spécialement tabou en France, contrairement au Japon, où la honte de devoir se soigner est très palpable. La reconnaissance d’une addiction au numérique apparaît comme mieux acceptée dans l’Hexagone, même si des études sur le sujet restent à mener.

7) La cyberdépendance peut-elle être caractérisée comme le mal du siècle et des générations à venir ? En effet, si les ados sont le plus touchés par cette "maladie virale", chaque nouvelle génération sera encline à le devenir. 

Le principe de dépendance est particulièrement complexe à cerner. Ne le sommes-nous déjà pas tous à nos voitures, à nos supermarchés, à nos réseaux routiers, à nos vêtements, à nos proches ? Il semble délicat de spéculer sur ce que sera véritablement la cyberdépendance dans les années à venir et qui elle concernera prioritairement. Ce qui semble plus probable est la poursuite d’une informatisation de nos existences. Peut-être que lorsque nous n’aurons plus le choix face une technologie devenue omniprésente, plus personne ne sera cyberdépendant, puisqu’il s’agira d’une norme. Mais très sincèrement je ne le souhaite pas. Dans une certaine mesure, tant que la cyberdépendance existera et qu’elle sera combattue, c’est que l’Homme refusera de se soumettre complètement aux technologies qui l’entourent.

Cyberdépendance et relations humaines

8) Pensez-vous qu'à force de dépendre d'un monde virtuel, la perception du réel des ados est modifiée ? Pourquoi ? De quelle manière ?

Non, je ne le pense pas. De nombreux psychologues ont montré à travers leurs travaux que la distinction entre réel et virtuel était parfaitement claire pour les joueurs de jeux vidéo par exemple. D’ailleurs, on oppose trop volontiers le réel au virtuel alors qu’il s’agit d’une erreur manifeste. Demandez à un pro gamer si les heures d’entraînement, l’investissement émotionnel en compétition ou si les sentiments ressentis en cas de victoire sont virtuels. Bien sûr que non. Tout cela est bien réel. L’opposition entre réel et virtuel est d’emblée caduque. Le réel s’oppose en fait à l’imaginaire, alors que le virtuel s’oppose quant à lui à l’actuel. Mais c’est un autre débat…

9) Au Japon, les filles ne sont pas en reste et sont nombreuses à être cyberdépendantes. Selon vous, qui est le plus enclin à l'addiction virtuelle, les jeunes hommes ou les jeunes filles ? Pourquoi ?

Au Japon, les statistiques sont sans appel concernant les otakus par exemple (ces jeunes Japonais en rupture relationnelle avec leur entourage, majoritairement cyberdépendants et qui ne vivent plus qu’à travers le numérique et la collection de mangas ou de personnages de jeux vidéo). Une proportion de neuf garçons sur dix est relevée. Cependant, les filles semblent elles aussi de plus en plus touchées par ce phénomène. Il semblerait que ce soit le lissage des usages numériques qui ait rééquilibré la proportion filles/garçons. L’image d’une informatique historiquement réservée aux garçons est bien évidemment aujourd’hui obsolète. Le cyberdépendance serait alors probablement « asexuée » et concernerait ainsi tous les individus qui trouveraient là un moyen de combler un manque, d’apaiser un mal-être ou de satisfaire un besoin de reconnaissance.

10) En ce qui concerne l'image de la femme, qu'en est-il ? Je m'explique, dans les jeux vidéos, elles sont souvent représentées comme des bimbos, des filles faciles ou victimes des héros; sur le net, les pages pornographiques s'affichent constamment sur l'écran et présentent des femmes encore une fois avec des gros seins et souvent très incitatrices; sur les réseaux sociaux, les relations se font plus facilement et sur les sites de rencontres, il s'agit souvent de trouver un "coup d'un soir". L'état des faits est consternant, ainsi peut-on dire que cela a un impact sur les relations entre hommes et femmes ? Les jeunes filles semblent de plus en plus imiter ces femmes virtuelles qui s'incarnent dans le monde réel à travers Nabila ou Zahia (forte poitrine mais tête creuse), êtes-vous d'accord ? Encourent-elles des risques ?

NB : Je pense notamment au film Clip de Maja Milos qui explicite ces comportements de jeunes ados de plus en plus désinhibés : chaque relation sexuelle est filmée, regardée, commentée.

Au niveau académique, le champ de recherche des gender studies (les études de genre) et les game studies (étude sur les jeux vidéo) fusionnent. Concrètement, les filles se réapproprient un territoire dont elles ont toujours été traditionnellement exclues, celui de l’informatique ludique et plus généralement, celui de la technique. Il est cependant vrai que le constat est relativement accablant si l’on considère l’image de la femme dans le milieu vidéoludique. Mais les choses changent fort heureusement. Les filles jouent désormais autant que les garçons, voire plus selon certains chiffres récents. Les personnages féminins, jadis cantonnés à de simples faire-valoir, deviennent à leur tour les personnages principaux de jeux au succès mondial. Enfin, la féminisation des professionnels du jeu vidéo va dans le sens d’un renversement possible d’une image particulièrement réductrice et stéréotypée jusqu’ici. Mais comme tout changement de culture, de mentalité, cela demandera beaucoup de temps et de nombreux combats resteront à livrer pour prétendre à la légitimation. Le principal risque encourue par les jeunes, peu importe leur sexe finalement, est le danger d’une mauvaise utilisation des images, des écrans, des outils du numérique. La culture de l’instantanéité, par nature, ne permet pas de prendre le recul nécessaire face à ses actions dans le virtuel (mais pourtant bien réel). Le désir vivace d’être hyperconnecté, de ne « rien louper » et de participer en temps réel au monde qui s’écoule, peuvent être autant de pièges dont il convient d’aider les jeunes à se prémunir. En leur expliquant par exemple que le numérique n’est qu’un outil, qui comme dans le réel peut parfois provoquer des blessures graves s’il est mal utilisé.

A propos de Nicolas Oliveri

Enseignant-chercheur à l’IDRAC, il enseigne Les Cultures de la Communication. Ces domaines de recherche portent sur l’otakisme, la cyberdépendance, les jeux vidéo, les TIC, les sciences de la communication. Il est l’auteur de deux ouvrages  « Les jeux vidéo : quand jouer c'est communiquer » en 2012 et « Cyberdépendances. Une étude comparative France-Japon » en 2011.

A propos de l’IDRAC :

L’IDRAC est une école de commerce et de management présente sur 10 campus en France (Amiens, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Nantes, Nice, Paris et Toulouse) et 2 campus européens à Cork (Irlande) et Santander (Espagne). Elle accueille plus de 5 500 étudiants et délivre, selon ses campus, des diplômes Bac+2 (Diplômes d’Etat), Bac+3 et Bac+5 visés par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ou certifiés par l’Etat niveau II et niveau I.