Valls contre Dieudonné : don’t feed the troll

Publié le 28 décembre 2013 par Copeau @Contrepoints
Opinion

Valls contre Dieudonné : don’t feed the troll

Publié Par Baptiste Créteur, le 28 décembre 2013 dans Édito

La liberté d’expression à géométrie variable voulue par les hommes politiques atteint des buts opposés à ceux qu’elle cherche à atteindre. À dessein ou non, ils font le jeu de ceux qu’ils cherchent à museler et font reposer leur discours sinon creux sur leur propre victimisation.
Par Baptiste Créteur.

La liberté d’expression n’est pas à géométrie variable. Sans nier l’importance des génocides qui ont marqué le siècle précédent, force est de constater l’aspect dangereux des lois mémorielles : si la parole n’est pas complètement libre, le champ de la parole interdite est laissé en pâture à ceux qui ne savent que miner ou détruire.

Ne défendre la liberté d’expression que de ceux qui sont d’accord avec nous, c’est ne rien défendre du tout. S’il fallait interpeller certains hommes politiques pour défendre la liberté d’expression, la vraie, Jack Lang figurerait sans doute en tête de liste ; il déclarait il y a quelques années, fier de son combat pour la techno parade :

« Quand je sens quelque part des bloqueurs, des censeurs, je m’interpose. Je n’accepte pas que l’on puisse empêcher une idée de s’exprimer. [...] Tout petit déjà, j’étais épris de liberté et passionné par la création. [...] La techno a été maltraitée en France, entravée par des circulaires punitives. »

Et le voici silencieux, alors qu’un ministre de l’intérieur demande l’interdiction de spectacle pour un humoriste pitoyable aux idées nauséabondes. Pour Dieudonné, antisémite notoire qui aime jouer les victimes, les gesticulations de Manuel Valls sont une aubaine : elles confortent son discours victimaire qui le voudrait censuré et malaimé du pouvoir et lui permettra d’affirmer que ceux qui le font taire, les hommes du système, sont manipulés en coulisse par un complot juif ; complot dont l’idée n’a pas disparu quand les supposés détenteurs du pouvoir occulte n’ont pas pu empêcher le froid génocide de 6 millions de leurs coreligionnaires.

Dieudonné trouve donc, comme le Front National, des ennemis assez sympathiques pour bien vouloir faire de lui un repoussoir et lui donner l’occasion de tenir ses propos malsains dans un cercle plus intime, restreint à ceux qui n’ont pas peur d’être du mauvais côté de la barrière non seulement du politiquement correct, mais aussi du politiquement admissible.

Le soi-disant humoriste peut donc tenir un double discours : d’une part, affirmer que ses idées sont censurées par le système car trop franches et dérangeantes et qu’il est contraint de se rebeller, se cacher ; d’autre part, travestir son discours en tentant de rendre l’antisémitisme fun. En maquillant son antisémitisme en contestation du système, en transformant son salut nazi en quenelle, comme il travestissait déjà son antisémitisme en antisionisme, Dieudonné parvient à rassembler les illuminés qui comprennent son discours et les sombres crétins qui ne le comprennent pas. En rendant politiquement correct un discours politiquement incorrect, Dieudonné brade la bravade ; la censure et les interdictions aident à la diffusion de son antisémitisme de supermarché.

Mais alors qu’on défend la liberté d’expression des amateurs de musique techno lorsque le mouvement émerge, il se trouve bien peu de voix pour défendre la liberté de tenir un discours antisémite qui, aussitôt tenu, s’épuise ; la censure est en réalité la seule façon pour ce discours de ne pas révéler sa vacuité. Ne pas pouvoir s’exprimer permet d’affirmer qu’on avait beaucoup à dire. Il faut laisser même les idiots s’exprimer pour que leur discours, désormais entendu, cesse d’être écouté ; et pour que tous ceux qui avaient un doute se rendent compte que certains discours sont pire que rien.

Dieudonné est un sot qui sait maquiller un discours creux, qu’il ne défend qu’en affirmant qu’il ne le serait pas autant si « ils » ne l’avaient pas contraint à le vider de son sens. Si Jack Lang, un autre sot au discours creux, prenait sa défense, en vertu des valeurs qu’il défendait dans des magazines people il y a maintenant 15 ans, alors le premier aurait l’occasion de montrer à quel point son discours est creux, et le second saisirait l’occasion de montrer que le sien ne l’était pas tant que ça.

Mais les Dieudonné et les Jack Lang ont tous deux besoin d’ennemis, et sont prêts pour les conserver à faire quelques victimes. Ils ont besoin d’un censeur, d’un interdit, d’une lutte dont ils ne pourront que sortir vainqueurs tant qu’ils pourront affirmer rencontrer une résistance a priori. La bêtise politique ne mord que muselée. Dieudonné remplira les salles, des idiots qui ne comprennent pas le fond, ou plutôt l’abysse de sa pensée, et des plus idiots encore qui la comprennent se fendront de la tristement célèbre quenelle ; Jack Lang, tous les Jack Lang de ce monde, maintiendront leur emprise sur ce qu’on ne peut plus appeler culture – sur l’animation culturelle, sur l’espace collectivisé qu’ils étendront progressivement à l’ensemble de l’espace tant qu’ils pourront débusquer des ennemis prétendument en embuscade.

L’antisémitisme est assez vide de sens pour que personne ne songe réellement à le combattre ; il devient une « incitation à la haine » et personne ne parle de l’immense bêtise consistant à assimiler tous les juifs à une seule entité ou de la connerie qui affirme qu’une religion et un peuple seraient par nature inférieurs mais domineraient le monde.

Et les victimes des idiots et de leurs censeurs, ce sont ceux que la censure est censée protéger. La liberté d’expression n’est pas seulement importante en tant que telle ; elle l’est aussi parce qu’elle permet aux idées même les plus bêtes d’être exprimées donc discutées, affrontées, réfutées.

Et comme on pouvait s’y attendre, et comme on le déplore, l’antisémitisme refait surface, revigoré par une censure dont il affirme qu’elle lui donne raison, au point de se manifester ouvertement – récemment, en plein conseil municipal à Bagnolet. Et les censeurs, en favorisant le développement du message qu’ils prétendent étouffer, se rendent d’autant plus nécessaires qu’ils sont contre-productifs.

Les censeurs s’assurent le même succès qu’ils assurent aux insensés qu’ils censurent. Inutile de censurer les censeurs ; c’est en réaffirmant la liberté d’expression qu’on laisse les mauvaises idées s’essouffler et s’épuiser d’elles-mêmes. C’est en refusant de leur accorder le point d’appui qu’ils appellent sans cesse de leurs vœux, en ne laissant pas leurs idées prendre racine dans le terreau de l’interdit, que leurs idées pourront effectivement être combattues. Mais pour cela, il faut accorder à tous la liberté d’agir en désaccord avec nos propres principes et valeurs ; il faut laisser faire, tant que personne ne voit ses droits fondamentaux menacés. Comme une piqûre d’insecte, dont le grattage ne fait qu’amplifier la démangeaison, la censure contribue à diffuser le message qu’elle est censée faire cesser.

Il faut donc accepter la démangeaison que les moustiques de la pensée provoquent chez leurs cibles désignées, mais aussi chez tous ceux qui sont encore authentiquement indignés par la bêtise humaine malgré son omniprésence. Ils ne sont en réalité rien de plus.

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