“Le Loup de Wall Street” de Martin Scorsese

Publié le 30 décembre 2013 par Boustoune

Quand Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio) arrive à Wall Street, il n’a rien d’un loup. Il ressemble plutôt à un chiot bien dressé, propre sur lui et bien élevé, qui croit naïvement oeuvrer pour le bien des clients et pour le bien de l’économie américaine. Mais dès son premier jour chez LF Rotschild, son formateur, Mark Hanna (Matthew McConaughey), lui apprend les règles de base pour être un bon courtier : ne penser qu’à son profit personnel et pas à celui des clients,  prendre de la cocaïne pour tenir les cadences infernales et multiplier les relations sexuelles pour faire retomber la tension. Fort de ces conseils peu académiques, le jeune homme devient rapidement un des meilleurs traders de la firme, mais son ascension est brutalement stoppée par le krach boursier d’octobre 1987, qui provoque la faillite de la banque d’affaires et le licenciement de son personnel.

Il parvient cependant à rebondir dans une société de courtage bas de gamme, où il découvre que certains placements bon marché, destinés aux classes populaires, offrent au courtier une commission beaucoup plus avantageuse. Avec la force de persuasion et le bagout adéquats, il est possible d’en vendre beaucoup et de générer des marges importantes. Evidemment, les actions vendues ne sont en rien de bonnes affaires pour leurs clients. Elles concernent essentiellement des start-up miteuses ou des sociétés en plein déclin, qui ne pourront jamais générer de bénéfices. Acheter des actions de ces sociétés revient à dilapider ses économies et à remplir les poches des courtiers. Une escroquerie? Pas du tout. Juste une faille du système économique américain, facilement exploitable par des financiers sans scrupules…
… comme Jordan Belfort. Très vite, le jeune homme gagne suffisamment d’argent pour monter sa propre société. Il s’associe avec son voisin,  Donnie Azoff (Jonah Hill), pour fonder Stratton Oakmont, une entreprise de courtage et engage des amis, pour la plupart dealers de drogue, pour servir d’employés. Grâce aux scripts qu’il leur écrit, ils parviennent très vite à embobiner des clients. L’entreprise gagne beaucoup d’argent, se développe, multiplie son nombre de traders par dix. Les méthodes de Belfort ont beau être décriées par la presse, qui lui attribue le surnom du “Loup de Wall Street”, son affaire continue de prospérer. Et plus sa meute de courtiers dévoués à sa cause grandit, plus les bénéfices affluent.

C’est à partir de là que les ennuis commencent. Belfort et ses employés engrangent tellement de richesses qu’ils ne savent plus quoi en faire. Ils dilapident des fortunes pour acquérir des gadgets luxueux, consomment des quantités exponentielles de drogues en tout genre et organisent des orgies dans les bureaux, avec des légions d’escort-girls… Grisés par le succès et par le sentiment d’impunité, obsédés par le profit au-delà du raisonnable, ils finissent par sortir de la légalité en pratiquant des manipulations boursières frauduleuses. Tant que leurs activités étaient juste discutables du point de vue moral, les autorités encaissaient sans broncher, mais maintenant que Stratton Oakmont et son patron ont franchi la ligne jaune, ils se retrouvent évidemment dans le collimateur du FBI, représenté par l’agent spécial  Denham (Kyle Chandler)…

Ces délinquants en col blanc, véritables truands des temps modernes, Martin Scorsese les filme comme il filmait jadis ses mafiosi italo-américains, ceux des Affranchis ou de Casino. Les trois films présentent en effet de très nombreuses similitudes.  Ce sont des fresques de près de 3h, truffées de répliques percutantes et de scènes appelées à devenir cultes. Des récits inspirés par des faits réels, décrivant l’ascension et la chute de personnages ambitieux, obsédés par l’argent et le pouvoir, et happés dans des univers dont la noirceur est dissimulé sous une épaisse couche de vernis clinquant.
Les Affranchis racontait l’histoire d’un gamin qui avait rêvé de devenir gangster et participait à l’essor d’une famille mafieuse de Brooklyn, des années 1950 jusqu’aux années 1980. Casino suivait le destin d’un directeur de casino à Las Vegas, à la solde de la mafia de Chicago qui se laissait aveugler par le pouvoir et par son amour pour une femme forcément fatale. Ici, Scorsese nous entraîne dans le sillage d’un jeune arriviste, salaud égocentrique et cupide qui parvient rapidement à se frayer un chemin dans la jungle de Wall Street.
Trois films, trois univers différents, qui décrivent des systèmes criminels différents : le crime classique, “à l’ancienne”, reposant sur des braquages, des intimidations, et une guerre entre clans de gangsters; le crime plus “policé”, où le blanchiment de l’argent sale de la mafia se fait sous le paravent de salles de jeux agréées; et enfin, l’évolution ultime, le crime légal – ou presque – sans arme, sans violence physique, jouant d’une faille du système capitaliste. Le Loup de Wall Street décrit bien la mise en place d’une structure mafieuse au coeur de l’économie américaine. Une véritable économie parallèle, au sommet de laquelle un “Parrain” tout-puissant, Beaufort, donne ses ordres à ses fidèles lieutenants et à tout un réseau d’hommes de main acquis à la “cause”,

Les temps ont changé. Ce sont ces gens là qui ont désormais le pouvoir et l’argent, étroitement entremêlés. Plus besoin d’appartenir à une longue lignée de criminels siciliens, plus besoin de savoir manier les flingues, les couteaux et autres battes de baseball (à des fins non sportives), plus besoin d’être entouré d’armoires à glaces patibulaires, il suffit d’un peu de flair, d’audace et de force de persuasion pour contrôler le monde.
Jordan Belfort possède ces qualités. C’est grâce à elles, ainsi qu’à son charisme, son éloquence, son sens inné des affaires, et surtout un manque total de scrupules que le jeune homme parvient à gravir les échelons sociaux, à vitesse grand V.
Une véritable success story à l’américaine ! Enfin, elle le serait si pour réussir, Belfort n’avait pas escroqué ses concitoyens en leur faisant acheter des milliers d’actions perdantes, entraînant leur ruine…

Car le bonhomme n’a rien d’aimable. Scorsese le filme d’ailleurs sans aucune complaisance. A la limite, on peut trouver dans le regard qu’il porte sur le personnage une pointe de fascination, comme celle qu’il pouvait éprouver pour les gangsters psychopathes dans ses films précédents, ou sur des personnalités complexes comme Howard Hughes, dans Aviator. Mais il montre essentiellement les aspects les plus vils de Jordan Belfort. Son obsession de l’argent et de la réussite, au détriment des petites gens, qu’il méprise profondément (“Je sais beaucoup mieux dépenser leur argent qu’eux” affirme-t-il, pour justifier ses escroqueries). Son égoïsme forcené. Sa mégalomanie, qui le pousse rapidement à se croire au-dessus des autres, au-dessus des lois, et à s’autoproclamer maître d’un Etat dans l’Etat…
Dans la seconde partie du film, Scorsese le dépeint même comme un être pathétique. Il est devenu tellement riche qu’il pourrait s’arrêter et profiter de sa fortune, de sa famille. Mais son ascension a été si fulgurante, et s’est faite dans une telle frénésie qu’il ne peut pas envisager de quitter la scène. Pour éviter le “vide” que constituerait sa retraite anticipée, il privilégie le “trop plein”. Il lui faut continuer et gagner toujours plus d’argent, diversifier les produits – proposer, par exemple, ces fameux “subprimes” qui ont provoqué l’effondrement de l’économie américaine en 2007 – trafiquer les opérations boursières et frauder le fisc…
Même chose pour les femmes. Il a beau être marié à une sublime créature (Margot Robbie), il multiplie les rapports avec des prostituées et ne trouve finalement plus de plaisir autrement qu’entre les bras de dominatrices sado-masochistes. Et idem pour les drogues. A cause de l’accoutumance il lui faut prendre des quantités de plus en plus importantes de cocaïne, et varier les cocktails expérimentaux. Ce qui finit par lui faire perdre le sens des réalités.
Le point culminant de sa déchéance est une scène potentiellement culte où, paralysé par un narcoleptique particulièrement puissant, on le voit ramper jusqu’à sa voiture de sport. Dérisoire maître du monde, grotesque et affligeant…

Pourtant, Belfort ne se remet jamais en question. Il est certain d’être sur le bon chemin. Pire, il persuadé qu’il est un type bien. Il est fier d’avoir extirpé ses collaborateurs de la misère pour leur offrir fortune et luxe. Evidemment, il oublie un peu vite ceux qui ont été licenciés abusivement, après avoir été publiquement humiliés, les personnes employées pour animer les fêtes chez Stratton Oakmont, traitées comme des objets, et, surtout, tous les gens modestes victimes de ses tours de passe-passe financiers.
C’est sans doute cela qui est le plus détestable. Les mafiosi décrit par Scorsese n’ont jamais été des enfants de choeur. C’étaient des types violents, instables, impitoyables, mais ils avaient au moins la délicatesse de voler les plus riches et de s’affronter entre eux. Et on pouvait leur reconnaître un sens de l’honneur et de la famille que ne possède nullement Belfort. L’homme d’affaires, lui, exploite les plus pauvres, leur arrache leurs économies et dilapide l’argent en futilités et en luxe vulgaire.

Le plus effrayant, c’est que cela ne va pas s’arrêter de sitôt…
La scène finale montre Jordan Belfort en pleine séance de coaching, donnant les clés de sa réussite à des étudiants en économie qui boivent ses paroles. Ces louveteaux sont prêts à rejoindre la meute et à mettre en pratique les précieux conseils, menaçant de faire basculer un peu plus le monde dans le chaos…
La crise économique que nous traversons actuellement n’est sans doute pas la dernière. Du moins tant que des individus comme Belfort séviront ou que l’on trouve un moyen d’empêcher les dérives du système…
Seul motif de satisfaction, cela inspire Martin Scorsese, qui signe là l’un de ses meilleurs longs-métrages, truffé de beaux morceaux de mise en scène, porté par des dialogues étincelants et un montage dynamique. Et cela permet à Leonardo DiCaprio de livrer une performance magistrale dans la peau de cet homme à la fois charismatique et pathétique. On se console comme on peut…

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Le Loup de Wall Street
The Wolf of Wall Street 

Réalisateur : Martin Scorsese
Avec : Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie, Kyle Chandler, Jon Favreau, Jean Dujardin
Origine : Etats-Unis
Genre :  film de gangsters (en col blanc)
Durée : 2h59
Date de sortie France : 25/12/2013
Note pour ce film :●●●●
Contrepoint critique : La Croix

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