Des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

Publié le 08 janvier 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

   Le monde du sexe est un essai de l’écrivain américain Henry Miller dans lequel on trouve vraiment du meilleur et du pire.  Miller passe d’un sujet à l’autre sans véritables transitions logiques, si bien qu’il est parfois difficile de saisir où il veut en venir.  D’un autre côté, sa verve, comme toujours, est irrésistible, si bien que j’ai dévoré ce livre.  Qu’il parle de ses relations avec sa première femme ou de l’apocalypse qui guette l’Occident (cette dernière idée semble être une sorte de fixation chez cet auteur), Miller captive le lecteur.  Comme toujours, ce cher vieux bouc connaît des moments de grâce qui lui permettent d’énoncer des idées qui ont le mérite d’être très vraies et parfois très belles.  Je vous en citerai deux.  Au début de son essai, Miller nous dit : « La vie ne commence réellement qu’avec la solitude ; ce qui se passe, lorsqu’on se rassemble, découle purement et simplement de ce qu’on était seul.  Les phases essentielles de notre vie, ses tournants, ont pour ressort le silence. »  Voilà qui me paraît très juste.  C’est le genre de citation que l’artiste et le saint, des oisifs d’un type supérieur, devraient constamment avoir à l’esprit, surtout dans ce monde d’agités frénétiques où l’on vous reprochera le moindre moment consacré à la méditation.  Par ailleurs, à la toute fin de son essai, Miller tient des propos profondément pertinents dans un univers matérialiste qui, contaminé par un évolutionnisme de bazar, ne sait plus apprécier la place de l’être humain au sein de la création.  Miller nous dit en effet : « L’homme n’est pas un animal terrestre comme les autres ; il se tient à part, dans toute la création.  Il a été fait pour vivre dans un monde invisible né de sa propre souffrance. »  Cela, encore une fois, est fort juste, mais il s’agit d’une pensée qu’il faudrait compléter ainsi : ce monde, né de sa souffrance, est pure joie (comme le savait Spinoza) si l’homme s’est affranchi.  Toujours est-il que je sais gré à Miller d’avoir parlé de spiritualité avec franchise et sérieux dans une époque qui ne connaît guère le sentiment du sacré.

   Le lecteur qui m’a patiemment suivi jusqu’ici se demandera sûrement ce que je reproche à cet essai puisque je disais en début de chronique qu’on y trouve du meilleur et du pire.  Eh bien, voilà, je trouve que Miller y pousse son individualisme jusqu’à l’absurde, ce qui donne lieu à des passages pour le moins problématiques.  Miller nous dit ainsi : « Si cela devait aider l’homme à se libérer, je n’hésiterais pas à recommander les rapports avec les animaux, ou le ……. [les points de suspension sont du traducteur] en public, voire l’inceste, entre autres.  Il n’est rien de faux ou de mauvais en soi, pas même le meurtre.  Ce qui est faux, c’est la peur de mal faire, de commettre un meurtre, d’agir, de s’exprimer. »  Plus loin, Miller explique que l’être humain affranchi de toutes entraves (la religion, l’État, la morale, etc.) serait enfin libéré et saurait ce qu’est vraiment le sexe (ce que l’auteur, lui, savait sans doute également).  Voilà qui, malgré toute l’admiration que je voue à certaines œuvres de Miller, me semble un brin naïf.  Je ne sais trop quelle est la part de la civilisation ou de la nature dans nos règles de bienséance et de morale, mais je suis convaincu que sans elles nul ne serait libre.  Miller, je crois, aurait mieux fait de se rappeler ce qu’il disait dans Sexus : « L’objet de la discipline est la liberté. »  Certes, comme êtres spirituels, nous aspirons à l’inconditionné, à l’Absolu, mais une liberté pleinement humaine suppose une discipline préalable.

   Enfin, je suis loin de vous déconseiller la lecture du Monde du sexe : lire Miller est toujours stimulant, et il faut ajouter que même lorsqu’il tient des propos parfaitement triviaux (quand il parle de sa propre sexualité, par exemple), Miller est toujours intéressant, ce qui, à mon avis, est la marque d’un écrivain réel.  Par ailleurs, je ne saurais trop vous recommander la lecture de La crucifixion en rose (Sexus, Plexus, Nexus), véritable somme sur l’apprentissage ardu de la vie d’artiste.  En définitive, Miller est un auteur qui compte.

Miller, Henry, Le monde du sexe, Buchet/Chasrtel, 1968.

Frédéric Gagnon

 

 

Notice biographique

Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)