[note de lecture] Claude Chambard, "Tout dort en paix, sauf l’amour", par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

La peau de la poésie 

 
Le cinquième volume d’Un nécessaire malentendu (sur les douze prévus), paru au Bleu du ciel, porte un titre magnifique : Tout dort en paix, sauf l’amour. Il est destiné « à ceux qui font signe depuis cette rive & l’autre », donc aux vivants et aux morts de ses proches. Ce livre hanté, porté de bout en bout sans faiblesse mais avec une si belle fragilité, est bouleversant, et à ce jour, sans doute le plus impressionnant de maîtrise, arraché d’une enfance que l’on comprend éprouvante pour parvenir à l’autre nécessité, celle de la littérature. Les figures chères, les paysages chers côtoient les figures haïes, les décors détestés, les mêmes que dans de précédents livres (Le chemin vers la cabane, La montée des Couardes, en particulier) mais la mise à distance est un peu plus desserrée. L’écrivain travaille, le travail de l’écriture ouvre la possibilité du souffle, évite les écueils et donne à lire ce travail poétique d’une grande force et d’une grande tenue. 
Comme tous les enfants malheureux, sa peau, sa page, sont hypersensibles, à ne pas être touchées. Mais c’est nous qui le sommes, tant l’effort vers la vie, vers l’amour, sont grands, difficiles, (« je volais loin de la plainte ») et tellement plus vivants, plus aimants que tant d’autres qui n’ont rien à gagner, et surtout rien à « perdre » : « je me déloge de moi-même … je ne me mélange pas, je ne m’habitue pas, pour toujours » écrit-il, et c’est ce qu’il a vécu. 
Ce « grandpère » très aimé, mais qu’il ne faut pas suivre dans la tombe - jamais il ne faut suivre nos morts dans la tombe sinon comment pourraient-ils vivre encore, comment pourrions-nous les laisser parler, écrire en nous, Antigone ne doit pas mourir pour son frère parce qu’on a oublié le nom de son frère -, ce « grandpère » est le cœur de l’enfance, le cœur de tous les souvenirs, l’arbre, la maison, les pierres et l’indication du chemin. Son pendant, à pendre, est la grand-mère incestueuse, la scène est terrible et c’est du fer rouge sur cette peau d’enfant. Il fallait qu’elle soit écrite un jour, elle qui rôde depuis tant de livres… L’enfant prince cherchera Grandpère dans la forêt des Frères Grimm « je suis encore rapide, je ne quitte pas mon devoir, je rentre encore dans la forêt, jusqu’au centre, je fais sauter le château où Grandpère est enfermé…» 
Et puis il y a l’amour, ces photos noir et blanc de corps de femmes, fins, minces, menus, émouvants, non obscènes, accompagnent les phrases « maintenant, embrasse-moi, toi, pour la première fois & et ne me parle que de toi & et sois le baiser », l’amour qui ne sauve rien ni personne mais berce et caresse et aide à vivre. L’amour ne dort pas, l’amour n’est jamais en paix, mais il peut être doux et ne pas cesser. Il porte le livre autant que l’enfance. 
Comme toujours ce livre est parcouru des lectures de Claude Chambard, ses écrivains aimés, ses amis écrivains, son infinie fidélité à eux, ici et là on en reconnaît la trace avec émotion, gratitude, eux aussi sont portés. 
Claude Chambard est un poète depuis qu’il a sept ans, comme tous les poètes – et moi je venais de naître. Si différents soyons-nous, lui de feu, moi de neige, l’écriture est notre amour. « tout dort en paix, sauf l’amour » en est la preuve, en porte l’épreuve et nous tient dans cet équilibre si difficile à trouver, si précaire, si indispensable. 
 
Il n’y a rien d’autre à souhaiter que le voir poursuivre ce travail et qu’un jour, quelqu’un en montre le tissage inlassable, de livre en livre. Mais j’en doute fort, lisant la triste presse littéraire.  
D’où ces quelques lignes, pour faire signe depuis ma rive. 
 
[Isabelle Baladine Howald] 
Claude Chambard, Tout dort en paix, sauf l’amour, Un nécessaire malentendu, V, Le Bleu du Ciel, 2013. 112 p. 16€.