[entretiens] Écrire avec le génocide : dialogue entre Nicolas Grégoire et Matthieu Gosztola, 3/3

Par Florence Trocmé

Écrire avec le génocide 
dialogue entre Nicolas Grégoire et Matthieu Gosztola. 
 
Troisième partie – 
 

— Nicolas Grégoire : Retour à toi donc. Dans Débris de tuer, il y a des points sur lesquels je bute tout de même comme l’utilisation du kinyarwanda ou de lieux ainsi que de dates. J’ai comme la sensation d’une mise à la place de / ou prise de place. En même temps, je vois un travail analogue à celui de Jean Hatzfeld lorsqu’il recueille et transcrit les témoignages mais vers une « retranscription poétique ». Comment vis-tu cette distance qui est la tienne, même si le génocide est terriblement humain ? Comment vis-tu ta part d’étranger malgré tout ? 
 
Matthieu Gosztola [20.12.13] : Cette question m’a souvent été posée, et, y répondant (au cours de rencontres, ou de lectures, par exemple), j’ai parfois été un peu long : je vais tâcher aujourd’hui d’être le plus succinct possible.  
L’utilisation du kinyarwanda, de lieux, de dates que tu évoques indique que Débris de tuer est une fiction. Alors, s’agit-il de… mensonge ? Assurément. Il s’agit de la forme de « mensonge » face à laquelle tu as cherché à te tenir en retrait, ce me semble – puisque tu écris : « Je tente malgré tout de conserver l’écart qui est le mien […] pour ne pas mentir » (je souligne). Mais j’ai voulu atteindre le mensonge vrai que peut être quelquefois la fiction. Du reste, toute parole est intrinsèquement et consubstantiellement mensonge, car il n’est pas possible de donner forme à une vérité : il n’est jamais de parole, de regard qui soient l’expression d’une ipséité. Toujours, le regard et la parole sont l’expression de la façon dont une ipséité est enchaînée au social (et c’est le cas même dans un discours de la folie ; l’être est encore en proie au social qu’il hallucine alors, qu’il crée à partir de lui : la paranoïa ou la mégalomanie en sont de parfaits exemples). Là où le mensonge est le plus intolérable, c’est lorsqu’il se pare des prétendus habits de la « vérité », comme c’est le cas dans l’autofiction par exemple (ou dans la poésie lyrique, mais alors à un moindre niveau) – ce qui n’est pas le cas du témoignage, il est important ici de le rappeler : apparemment plein de lui-même, le témoin s’efface en réalité dans sa parole pour laisser parler les événements, les faits qui l’ont traversé, et transpercé souvent (irrémédiablement) ; sous couvert d’un discours du je, le témoignage est en réalité un discours modulant un je qui, dans son expression, parvient à s’effacer pour laisser poindre l’Histoire (puisque toute histoire individuelle recoupe l’Histoire collective). Aussi, et pour résumer, je crois qu’il faut se méfier terriblement des lumières du je prétendument lucides (du moins pour soi-même), et sincères. Je pense que tout je est également une fiction : la psychanalyse a été là pour nous l’apprendre. La subjectivité, mais aussi les conventions, les schèmes, les topoï…, ce sont les modalités par quoi se vit au quotidien cette fiction. Je est un autre. Définitivement. Voilà pour ce point.  
Débris de tuer, étant fiction au sens premier du terme, donne à entendre (c’est ce pour quoi précisément ce poème – car il s’agit bien d’un seul poème –est une fiction) la parole morcelée d’un enfant Tutsi cherchant à échapper aux massacres, mais également la parole de génocidaires, notamment. C’est ce qui te fait dire qu’il s’agit d’une « mise à la place de » ou « prise de place ». Mais cette « prise de place » n’en est pas vraiment une (du moins je ne l’ai jamais conçue comme telle), car je me suis effacé totalement (du moins le plus possible) dans l’écriture. J’ai commencé, prélude à l’écriture, à vivre avec des témoignages (longuement), à les laisser faire leurs racines en moi, leurs racines poussant mes organes, les changeant de place, modifiant la circulation de mon sang : ma parole poétique s’est construite tout entière à partir de témoignages, pour, in fine, revenir à eux. Comme en leur maison. Et je ne peux, pour compléter cette réponse, que reprendre une partie de ce que j’ai écrit sur Poezibao le 16 mars 2010 : « J’ai tâché d’entrer, par l’assimilation progressive des témoignages, "dans l’âme et le corps suppliciés d’hommes et de femmes" dont j’ai essayé "d’accompagner la parole ou le silence aux limites extrêmes où une pensée ne peut plus trouver de langage pour s’exprimer." Seule la poésie me permettait de tenter cela. Idéalement, j’aurais aimé être, face aux témoins, dans leur "langue le muet". Car invariablement, je n’ai voulu qu’une seule chose : contribuer, en faisant parler l’horreur que j’ai pu déceler dans leurs témoignages (même s’il n’y a rien d’à proprement parler choquant dans ce livre de poèmes), à faire parler, individuellement, ces êtres (à les faire parler par-delà le mensonge du langage, le mensonge de la logique qu’est tout langage, à les faire parler avec le souffle seul – ce que permet justement la poésie), avant qu’ils ne prêtent leurs lèvres "à une parole anonyme de l’histoire", laquelle parole, parce qu’obligatoirement structurée, est mensongère quant à la trajectoire strictement individuelle de la douleur. » Bien sûr, cette ambition relevait de l’utopie, j’en conviens. Mais ça a été le moteur de mon écriture.  
Alors, oui, j’étais et suis resté un étranger, mais d’abord un étranger dans ma langue maternelle, dans mon corps, dans ma voix, habité que j’étais par les éclats de voix venues d’ailleurs (ces voix des témoignages) qui, peu à peu, se sont fait chemin en moi. Pour non pas parler mais énoncer une parole trouée de silences. Et même, je dirais : une parole de silences. En définitive, je n’ai pas voulu « aller dans le sens d’une retranscription poétique » des témoignages, comme Hatzfeld, mais j’ai voulu me servir de la poésie comme forme me permettant de retranscrire un certain silence.  
Ce silence, c’est ce qui me marque aussi dans tes poèmes. Ou même dans un entretien que tu as donné à Terre à ciel. J’aimerais que tu reviennes sur ce que tu écris alors, et qui me touche beaucoup, avant d’évoquer peut-être d’autres instants du quotidien, vécus par toi au Rwanda pendant ces six années qui te virent là-bas, et ce pour clore notre dialogue.  
Voici donc ce que tu écris sur Terre à ciel : « Un téléphone portable charge dans une salle blanche remplie de crânes. Il y a une masse impressionnante d’os mais pourtant c’est le téléphone qui pèse le plus. » 
 
Nicolas Grégoire : Merci de ta réponse, tu me permets vraiment de saisir beaucoup mieux ta démarche. Cela fait sens plus facilement pour moi. 
Le téléphone dans l’église de Nyamata m’a fortement marqué, en effet. Son incongruité était effrayante comme ma place finalement dans ce mémorial. Ce décalage d’être là, vivant étranger, je ne l’ai jamais ressenti aussi fort qu’en entrant dans cette église. Le toit perforé de balles, la machette déposée sur l’autel, les habits boueux des morts entassés sur les bancs. Il y avait avant que je m’y rende le corps d’une femme, Theresa Mukandori, un pic enfoncé dans son sexe. J’ai même du mal à l’écrire, cela déborde d’horreur. Dans la crypte, les crânes dans une vitrine. Pièce blanche, carrelée comme une salle de bain, avec un téléphone qui charge. C’est ce détail qui cogne violemment. Dehors ce sont les fosses communes. On peut descendre, je ne veux pas, on m’y invite. Fémurs, crânes en tas. Ça sent l’humidité, quelque part c’est une odeur d’enfance qui frappe. Des crânes sont fracassés, le geste du garde ne me permet pas d’hésiter sur la signification du mot qu’il emploie : umuhoro, machette. 
Il y a aussi un livre d’or. Je le feuillette, le gardien me l’interdit sauf si je veux écrire quelque chose. Écrire quoi ? Il n’y a que honte et lorsque je tente de la confier à une dame, sans doute rescapée : « si tu as fini, tu peux partir ». Arrivent 4x4 et touristes. Le gardien se charge de la visite guidée, on photographie. La dame ajoute : « il y a beaucoup de curiosité ».  
Dans le Rwanda d’aujourd’hui, je me sens tout aussi incongru. Il m’est difficile de dire ce que je pense du pays, on m’a pourtant souvent posé la question. Il me faudra du temps pour trouver la distance et la nuance nécessaire pour répondre. Tout ce que je peux dire c’est que je me sens entièrement traversé par le Rwanda, ce pays m’obsède véritablement dans tous ses aspects. Je ne m’y sens pas absolument bien non plus, avec la honte d’être un privilégié, la colère face à ce que je vois ou entends. La colère, face à moi-même aussi. Il y a le sentiment de ne pas avoir été suffisamment présent, toujours trop à côté. L’écriture s’imbrique dans tout ça. 
J’ai ainsi un attachement profond pour ce pays, et la région plus largement (malgré le cynisme terrible qui y règne – je pense particulièrement à la situation dans l’Est de la RDC et ses enjeux). Le simple fait d’entendre du kinyarwanda dans un train en Belgique, par exemple, me remue fortement. Je sais que ça durera toujours.  
 
(2 mai – 21 décembre 2013) 
  
Nicolas Grégoire, né en 1985, a passé plus de cinq ans au Rwanda.  Il a publié boucle ça  (publie.net)  et  ses restes / en somme (Le taillis pré).  
 
Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des pièces de théâtre, des livres d’artistes, des proses, des essais.  
Site internet  
 
On peut télécharger le PDF de l’intégralité des trois volets de ce dialogue entre Matthieu Gosztola et Nicolas Grégoire :

Téléchargement Ecrire avec le genocide, un dialogue entre Matthieu Gosztola et Nicolas Grégoire