"Le Feu Follet" de Pierre Drieu La Rochelle

Par Leblogdesbouquins @BlogDesBouquins
Nouvel opus de notre livre du semestr… du mois pardon. Initialement prévu pour Avril 2013,  il n’est, pourtant, ni gros ni chiant et il ne faut pas, soi-même, en découper les pages (quoique certains aient l’air d’apprécier). « Le feu follet » a juste le syndrome du livre, film, spectacle mort-né que l’on fait cruellement trainer. Ça n’a l’air ni bien ni mauvais, mais surtout sans surprise : notre esprit prétentieux pensant en deviner le contenu. La preuve, on a même voulu vous le faire gagner et les retours ont été plus que faibles… Et, pourtant, ce feu follet mérite mieux que notre indifférence, un peu de patience peut être pour le voir briller dans le cimetière de vos étagères.
Lecture croisée - JB & Emmanuel
L’avis de JB
Un homme aux idées détestables auteur méconnuPeu de gens ont lu Drieu La Rochelle mais beaucoup savent qu’il a été en faveur de la Collaboration sous le régime Vichyste. Cela fait partie des anecdotes que l’on aime rappeler au détour d’une discussion-confiture, en sirotant un mauvais bordeaux, un peu après Céline et avant Sartre versus Camus. Dans la préface de son intégrale récemment sortie en pléiade, Jean-François Louette dira :
«Il est plus contradictoire qu’aucun de ses contemporains. Il a constamment revendiqué le droit de se contredire, comme le dit Baudelaire. Il s’est trompé mais il y a une conviction, une sincérité dans chacun de ses mouvements. Chez lui, j’aime bien l’incertitude. Changer d’avis est une forme d’intelligence car la politique n’est pas une science mais une contingence. Son ralliement ultime à Staline a quelque chose de prophétique, comme s’il avait voulu reprendre la main face à l’Histoire…»
Il ne s’agit évidemment pas de défendre le personnage, ses idées n’étant pas les miennes, mais bien de découvrir l’auteur. On peut se faire défenseur des opprimés et porter des chaussures à virgule, être plus Voltairien que Voltaire ou simplement vivre avec ses contradictions, ça marche aussi. Alain Leroy passe péniblement le cap de la trentaine dans un ennuyeux centre de désintoxication en banlieue parisienne. Suicidaire désabusé, son quotidien n’est fait que de renoncements, rechutes et soirées demi-mondaines, dans une capitale qui vit pleinement son entre deux guerres. Amour perdu, amitié contrariée ou richesse dilapidée sont autant de poignards qui rendent chaque jour son quotidien plus noir, seulement éclairci par celle que Mano Solo appellerait « la femme de ceux qui n’en ont pas ». Alain se plaint beaucoup, partout, tout le temps. Sa femme l’a quitté, ses amis ne le comprennent pas et cette fortune qui n’est pas faite. Lui pense avoir tout connu, s’accroche à sa jeunesse, il sera vieux, laid, ses vingt ans sont si loin. Qu’on s’occupe de lui, qu’on le cajole, qu’on le paie, qu’on le drogue, pourvu qu’il soit le centre de l’attention, beau jeune homme devenu vieil ami que seule la pitié consent à fréquenter. Il n’accepte pas que ses amis changent, se rangent ou croquent avec moins de voracité cette vie qu’il veut flamboyante. Alors il use encore de ses vieux tours auxquels plus personne ne croit mais que l’on regarde avec compassion. Dubourg est peut-être le pire d’entre eux, lui qui fut son compagnon de débauche, qui n’aime plus que sa femme et l’Egypte.
«-   Tu regrettes ta jeunesse, comme si tu l’avais bien remplie, laissa échapper Dubourg.
-   C’était une promesse, j’aurais vécu d’un mensonge. Et c’était moi le menteur.
»
Le problème c’est eux, la solution c’est le suicide. Alain ne s’adaptera pas à un monde qui change si le monde ne change pas pour lui. Une force qu’il n’a plus, trainant sa peine de salons en alcôves enfumées, la drogue comme seul moyen d’exister.  La chute est connue, la fin sans trop de surprise, le spectacle n’attire pas les foules, encore un jeune Icare tombé dans les bras enflammés de Paris. Cet Alain n’est pas un minable ou un perdant, il est simplement quelqu’un que l’on a cessé d’écouter vivre et à qui cela pèse énormément :
« - Je n’ai pas su prendre soin de moi, mais quand même, au moins une fois, quelqu’un aurait dû s’occuper de moi ».
« Mais pour se défendre et attaquer, il n’avait jamais imaginé autre chose que de plaire. Il ne pouvait que se rouler avec son adversaire dans un avilissement subtil. »
Chaque page est une seconde dans la sinistre horloge de sa vie. Toute  action semble être la dernière, chaque geste un testament, jusqu’au dénuement le plus total,  la dernière action, celle qui n’est pas celle des lâches, mais « la ressource des hommes dont le ressort a été rongé par la rouille, la rouille du quotidien. Ils sont nés pour l'action, mais ils ont retardé l'action; alors l'action revient sur eux en retour de bâton. Le suicide, c'est un acte, l'acte de ceux qui n'ont pu en accomplir d'autres. ».
Une très jolie plumeCe feu follet a existé, Jacques Rigaut, écrivain proche du mouvement dadaïste, qui se suicidera en 1929. Drieu La Rochelle lui a en quelque sorte redonné vie, avec beaucoup d’application et de pudeur. L’auteur romance plus qu’il ne consigne, faisant la part belle aux introspections et aux descriptions :
« A ce moment rentra une femme. Une statue à la dérive. Echappée des mains d’un pygmalion qui n’était qu’un copiste, elle avait la beauté d’apparat des reliques. Ses épaules, ses seins, ses cuisses avaient l’excès faible, la redondance de la sculpture de basse époque(…) Pendant le court trajet, tandis que les deux autres bavardaient à tort et à travers, Alain ne pensait à rien, ou plutôt pensait à tout, mais il voyait toutes ses pensées prises dans un tourbillon dévorant ;il écoutait en lui la vitesse croissante de sa chute, de sa perte. »
Drieu La Rochelle écrit avec beaucoup de retenue et de douceur, malgré un style très appliqué presque scolaire, qui aurait peur de déraper, « d'écrire à la limite de la faute d'orthographe » comme disait Audiberti. Tout mérite d’être tenté, pas forcément d’y arriver,  à l’image de ses héros s’épuisant à ne pas réussir. Il y a un peu de Bandini dans Alain, de Fante dans Drieu, une manière de vivre ou d’écrire vouée à l’échec puisque ouvertement kamikaze. Ce style m’a plu, c’est Gracq qui me plairait, un surréalisme qui aurait la plume sur terre.
A lire ou pas ?Drieu La Rochelle venant d’être pleiadisé, la polémique n’est pas prête de s’éteindre. Ma position est finalement assez proche de celle de l’historien Fabrice D’Almeida, qui ne « la trouve pas illégitime, à condition qu'un dispositif critique soit mis en place par l'éditeur pour comprendre le glissement psychologique et idéologique qui s'est opéré chez Drieu ». Lire « Le feu follet » a été un plaisir, j’ai autant aimé le récit que le style. Je ne peux donc que vous le conseiller, en tenant compte des réserves et des prérequis cités plus haut.
L'avis d'Emmanuel
Les bonnes résolutionEn ce début d’année 2014, je reprends enfin du service pour compléter la critique de JB et ainsi publier notre première lecture duelle depuis bien des mois. Vous aurez d’ailleurs remarqué que nous avons, face à la dure réalité de nos irrégulières parutions, fini par abandonner le concept de « livre du mois », laissant de côté la dimension chronologique (que nous n’avons jamais tenue) pour ne conserver que celle centrale de « lecture croisée ».Autant le dire tout de suite : malgré les longs mois qui séparent cette chronique de celle de Demande à la poussière – et sans avoir, comme c’est la règle, lu la critique de JB au moment où j’écris ces mots – nous pourrions je pense, moyennant quelques nuances, vous proposer autour du Feu Follet un remake des divergences qu’avaient mis au jour entre nous le livre de Fante. Ayant pris soin de préciser que je ne m'attarderai pas non plus à discuter la légitimité, ou l’absence de légitimité qu’il pourrait y avoir à s’intéresser aux ouvrages d’un auteur au passé aussi sulfureux que celui de Drieu la Rochelle (passé qui est en l’occurrence un futur au moment de l’écriture du Feu follet), je vais, pour qu’il n’en soit pas ainsi, je vais, me permettre un petit spoiler. Pourquoi un tel écart de conduite ? Simplement parce que contrairement à Arturo Bandini, qui jouait sa partition de looser magnifique d’un bout à l’autre de l’ouvrage, l’Alain de Drieu la Rochelle commence par se battre contre ses démons (ou au moins faire semblant) avant d’accepter avec une ambivalente délectation sa chute au ralenti. Et que pour moi, cela change beaucoup de choses.
Une plume, deux livresCar il ne fait guère de doute dès les premières pages qu’Alain finira par « se piquer ». Mais en découvrant ses cas de conscience, les tiraillements de son âme, les écartèlements de sa chair, et l’énergie désespérée qu’il injecte dans sa lutte contre tout ce qui le ramène sans cesse vers « la drogue » (et tout ce qui l’accompagne), on ne peut s’empêcher de conserver un espoir. Espoir qui sera naturellement déçu, mais qui crée un espace d’identification, ou au minimum de réflexion, que fermera, à la page 106 la phrase : « Il remplit la seringue d’héroïne, retroussa sa manche et se piqua. », entame, pour ainsi dire, d’un deuxième roman. Deuxième roman qui prend bien sûr sa source à la personnalité d’Alain que les cent premières pages décrivent dans toute sa complexité, et qui surtout se fond dans le premier grâce à l’écriture posée et précise, qui n’aurait pas dépareillé cent ans plus tôt, de Drieu la Rochelle.
Mais deuxième roman qui n’a pour moi, vous l’aurez compris, que fort peu d’intérêt. Car certes, la distanciation par rapport au principal protagoniste a quelque chose de rassurant pour qui est confortablement installé dans une vie sûre et confortable. Et peut-être les frasques d’Alain procureront-elles à certains un plaisir un peu voyeur, en tant qu’illustrations de la déchéance humaine, voire une pointe d’envie à l’égard de la liberté apparente de cet homme qui « choisit » sa chute. Mais, et quand bien même je me serais largement délecté de ces maigres plaisirs, dix pages auraient suffi à me permettre d’en faire le tour. Du coup, si elle ne manque pas de quelques moments forts, la verbeuse dégringolade d’Alain qui s’étire sur 70 pages a eu quelque chose pour moi de pénible à lire, aboutissant malheureusement à l’inévitable et peu souhaitable pour l’aura du livre prise de distance du lecteur qui s'ennuie. Si bien que le fameux suicide final, qui aurait du être une apothéose, ne fut malheureusement que délivrance, pour le pauvre Alain autant que pour moi.
A lire ou pas ?Au vue des messages que nous recevons parfois, certains lecteurs cherchent en parcourant les blogs littéraires des avis « objectifs », c’est-à-dire qui seraient dépouillés de tout ressenti, pour permettre d’extraire de l’expérience de lecture ce qu’elle pourrait avoir d’universel. Je me dois de leur dire qu’ils me semblent dans l’erreur, car la lecture est à mon humble avis l’une des choses les plus individuelles qui soient, ce qui n’empêche pas la plupart des lecteurs d’apprécier partager ces expériences personnelles avec d’autres. La meilleure des garanties que l’on peut avoir de l’utilité d’une critique me semble donc, au contraire, son inscription dans le contexte psychologique particulier du lecteur qui la propose, qui clairement exposé, permettra à celui qui la consulte de s’y identifier ou au contraire de s’en dissocier. C’est ce que j’ai essayé de faire ici avec autant d'honnêteté que de simplicité. Et vous aurez donc compris que Le feu follet m’a laissé une impression mitigée, qui aurait sans nul doute été bien meilleure s’il s’était achevé à la page 106 sur ces très belles phrases :
« C’était fait, ce n’était pas difficile. Les actes sont rapides ; la vie est vite finie ; on en arrive bientôt à l’époque des conséquences et de l’irréparable. »