La vie d’Adèle « Le milieu social plus fort que l’amour »

Par Leprocrastinateur @Le_procrastin

 

Photo de l’affiche du film, avec à gauche Adèle EXARCHOPOULOS et à droite Léa SEYDOUX – © Wild Bunch Distribution

La Vie d’Adèle, le dernier film d’Abdelatif Kechiche est librement adapté de la bande dessinée Le Bleu est une couleur chaude qui a obtenu le prix du public au Festival international de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2011. Cette œuvre est écrite et dessinée par Julie MAROH lorsqu’elle avait 19 ans. Le film, bien que différent de la bande dessinée, a remporté la Palme d’or du festival de Cannes 2013 avec pour la première fois depuis la création du festival, une palme pour les deux comédiennes ; Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. Cette triple palme accordée par Steven Spielberg alors directeur du jury offre une publicité importante à cette œuvre. Le public sait qu’ il va voir un film dont la réalisation et l’interprétation ont séduit le jury d’un des plus grands festival de cinéma du monde. Si la bande dessinée Le Bleue est une couleur chaude raconte bien l’histoire d’amour de deux femmes, le film La Vie d’Adèle, lui, raconte l’histoire d’Adèle, une lycéenne de 15 ans qui apprend à se construire. Dans la rue, elle croise le regard d’Emma, une jeune femme plus âgée, les cheveux courts, bleus, aussi bleus que ses yeux. Adèle et Emma vont vivre une histoire d’amour passionnelle, dévorante. Le spectateur suit le point de vue d’Adèle, sa vie autour et dans la relation.

Il est difficile de sortir ce film du contexte actuel, seulement quelques mois après le passage de la loi Taubira qui autorise le mariage et l’adoption pour les couples de même sexe. Il semble arriver à un moment d’indigestion globale autour du tapage médiatique sur le mariage gay. Ce contexte particulier est à l’origine d’une vision du film traitant de l’homosexualité féminine par une majorité du public. Pourtant, Adbelatif Kechiche semble avoir donné naissance à un film social avant tout : un film sur le chemin d’une vie, sur le voyage initiatique d’une adolescente, mais aussi sur les classes sociales, les milieux d’où viennent les personnages et leur importance dans le chemin de vie de chacun. Le milieu social dans lequel nous naissons semble décisif tout au long de notre vie, et semble guider nos choix et actions malgré la distance que l’on peut prendre avec son milieu d’origine. C’est à travers le voyage d’Adèle dans cette histoire d’amour que Kechiche dévoile sa vision de l’importance des milieux sociaux en mettant en opposition les univers des deux personnages principaux.

Pour comprendre la vision de Kechiche il faut tout d’abord s’intéresser au scénario. Adèle est lycéenne, elle est en 2nde littéraire au lycée Saint-Exupéry, elle mène une vie tranquille et vit chez ses parents. Chez elle, le soir, on mange des spaghettis à la Bolognaise devant la télévision en famille. Sa vie ressemble à une routine rythmée par le lycée et les amies. Plus tard, elle voudrait être institutrice. Emma, elle, est étudiante en arts, les cheveux courts, bleus, assumée dans sa sexualité et son mode de vie. Elle aspire à devenir une peintre réputée. Sa passion pour la peinture rythme sa vie. Chez ses parents, qui sont visiblement des gens aisés, on mange des huîtres autour de grands débats sur l’art, la politique. Bref, Adèle vient d’un milieu « prolo » alors qu’Emma vient d’un milieu « bobo ». Lorsque les deux femmes se croisent pour la première fois dans la rue, elles tombent amoureuses dès le premier regard. A ce moment, elles n’ont aucune idée de qui est l’autre, elles sont submergées par le désir physique. C’est de lui que va naître leur relation et l’une des problématiques du film. Cet amour physique, évident, peut-il résister aux écarts entre les milieux sociaux dans lesquels les deux jeunes femmes évoluent ? Abdelatif Kechiche, à travers les jeux d’opposition qu’il met en place dans son film, semble répondre par la négative.

Tout au long du film, l’opposition entre les deux filles, Adèle et Emma, est très visible. La première chose qui les oppose est leur sexualité. Adèle est une jeune femme qui aime une autre femme, alors qu’Emma s’auto-définit comme lesbienne – elle est donc socialement reconnue comme telle. Elle sort dans des lieux lesbiens. Son milieu, le milieu de l’art, lui permet d’assumer sa sexualité dans son travail. Adèle, elle, n’ose pas montrer sa relation avec Emma, que ce soit face à ses parents, ses amis ou plus tard ses collègues. Parmi les scènes clés du film concernant les différences de styles de vie en fonction du milieu social, figurent les deux repas chez les parents des deux filles, deux scènes qui sont construites en miroir. Chez Adèle, les parents croient qu’Emma aide leur fille à faire ses devoirs de philosophie. Lorsque le père d’Adèle apprend qu’Emma est peintre, il commence un discours sur la précarité des artistes et l’importance d’avoir un mari qui gagne bien sa vie. Les parents semblent pleins de préjugés et d’idées « clichés» sur le milieu artistique. Le portrait que Kechiche dresse de cette famille est celui de personnes qui appartiennent à une classe populaireau faible capital économique et culturel. Les parents d’Emma, eux, sont au courant de la relation des deux jeunes femmes. La décoration de leur maison montre leurs moyens. Les conversations à table se veulent intellectuelles : la culture et l’art, sont mis à l’honneur. Lorsqu’Adèle annonce qu’elle veut être institutrice, elle doit presque s’excuser d’avoir des ambitions si réduites. Adèle est dans un processus de transmission, elle veut apprendre aux enfants, alors qu’Emma, aime se montrer plus cultivée que les autres et pouvoir ainsi se mettre en avant.

 

Léa SEYDOUX et Adèle EXARCHOPOULOS dans La Vie d’Adèle© Wild Bunch Distribution

Revenons cependant sur une scène du film (du deuxième chapitre) qui vise à montrer le fossé social entre Adèle et Emma mais dont l’effet n’est pas celui espéré par le réalisateur. Emma reçoit des amis artistes dans leur jardin. La scène montre donc Emma très entourée. Le jardin est rempli de monde, de connaissances d’Emma, alors qu’Adèle semble depuis le début du film n’avoir pas beaucoup d’amis. Elle vit à travers sa relation et à travers Emma surtout, ces amis sont censés être des gens cultivés, des gens qui travaillent dans le milieu de l’art et qui utilisent donc un langage assez codifié, qui réfléchissent à des problématiques esthétiques assez pointues... Adèle, qui a une manière très simple de s’exprimer et une faible connaissance de cet univers, devrait donc se sentir perdue et isolée dans pareil contexte. Pourtant cette scène ne fonctionne pas sur ce plan, principalement à cause des dialogues. Emma parle avec des amies des œuvres de Gustav Klimt et l’une d’entre elles la commente par un simple « C’est fleuri ». Comment Kechiche peut-il prétendre que ses personnages sont de grands amateurs d’arts, des professionnels, si la seule critique qu’ils sont capables de faire sur une œuvre est aussi basique et inintéressante que « c’est fleuri » ? Là où Kechiche avait la possibilité de montrer l’écart social entre les deux jeunes femmes par le langage, la culture, il bâcle les dialogues de ses personnages. Cette scène est d’autant plus décevante que la scène de fin, de vernissage, est réussie. Le milieu de l’art y est représenté de manière plus fidèle. Malgré ce défaut, la scène apporte une autre critique et un nouvel événement dans le film. Adèle fait office de « femme au foyer », femme qui cuisine, qui sert les invités. Pendant ce temps, Emma a une conversation passionnée sur l’art avec une jeune femme blonde, charmante. Des conversations qu’Emma ne peut pas avoir avec Adèle. L’institutrice semble perdue dans la foule présente dans le jardin alors que sa compagne se rapproche un peu plus de son interlocutrice.

Dans un autre registre, Kechiche offre un nouveau point de vue qui unit les deux jeunes filles. Malgré les nombreuses différences et oppositions entre les milieux d’où viennent les deux femmes, elles semblent vivre une vraie passion. En réalité, elles ne se retrouvent que lorsqu’elles font l’amour. Ces moments et ces scènes reflètent l’osmose, l’harmonie, l’apothéose de l’amour entre ces deux femmes. Le moment où toutes leurs différences ne comptent plus et où elles peuvent entièrement se retrouver dans leur amour. Elles sont mises à nu sur tous les plans. Lorsqu’elles font l’amour, les différences sociales n’existent plus, le rapport charnel et le désir l’emportent sur toutes les autres frontières qui séparent les deux jeunes femmes. Mais les relations sexuelles ne peuvent être suffisantes pour entretenir un amour véritable. Lorsque Kechiche réalise une scène de sexe, il l’a fait durer sept minutes. Sept minutes pendant lesquelles les deux personnages font l’amour, presque sauvagement, avec des fessées, de nombreuses positions, des gémissements, le tout filmé en plans rapprochés sur un mode qui se veut réaliste. Les actions montrées à l’écran ne sont pas feintes. Chaque acte sexuel est montré en détails. Les sexes sont filmés en plans rapprochés ainsi il n’est pas étonnant que cette scène ait pu faire polémique et être qualifiée de pornographique, par des associations LGTBTQI qui ont accusé Kechiche d’être un voyeur et d’avoir représenté ses fantasmes sur le sexe lesbien ; de ne pas avoir composé une scène qui représente fidèlement les relations sexuelles entre deux femmes avec le travail de recherche préalable qui s’imposait. Cette scène n’a pas reçu que des critiques négatives mais les réactions péjoratives ont été fortes. Cela peut se comprendre par le fait que depuis les premières minutes du film, le spectateur est invité dans l’intimité de la vie d’Adèle, cette nouvelle intimité, sexuelle et intrusive peut donc être troublante, peut-être trop brutale. La tendresse et l’empathie qui sont créées au fil des scènes pour la jeune Adèle pousse le spectateur à ne pas vouloir la voir dans une scène de sexe, surtout une scène dans laquelle les images ne laissent pas place à l’imagination. Le spectateur se trouve dans une position de voyeur qui n’est pas désiré. C’est aussi cette sensation de voyeurisme que ressent le spectateur qui le pousse à critiquer la manière de filmer de Kechiche

Lorsqu’Adèle est institutrice, elle fréquente seulement ses quelques collègues de l’école où elle travaille. Emma, elle, est toujours aussi entourée. La peinture et le mode de vie que supposent un métier artistique prennent une place trop importante dans la vie d’Emma pour qu’elle puisse accepter la vie rangée dans laquelle Adèle est rentrée. Lorsque la beauté d’Adèle ne touche plus suffisamment Emma, elle arrête de la peindre. Adèle sort de la vie d’Emma petit à petit. Elle n’est plus sa muse, son inspiration. Leurs deux modes de vie ne sont plus compatibles. Elles ne trouvent pas leur bonheur dans les mêmes intérêts, les mêmes modèles de vie et ces différences sont trop importantes pour que leur relation y survive. Kechiche semble rendre le milieu social responsable de leur rupture notamment à travers la scène de rupture Dans cette scène Emma quitte Adèle pour une faute commise, mais le spectateur sent dans le jeu de Léa Seydoux que cette raison n’est qu’un prétexte. Alors qu’Adèle semble effondrée à l’annonce de sa compagne, Emma, elle, malgré ses insultes semblent insensible à cette séparation. Cette théorie se confirme dans la scène finaledans laquelle Adèle, se rend tout apprêtée à un vernissage d’Emma. Emma y est en couple avec la jeune femme avec laquelle elle discutait dans le jardin. Elle semble dans son élément. Adèle n’y a toujours pas sa place. En revanche certaines toiles pour lesquelles elle a été modèle sont présentes. Il reste une trace de leur histoire d’amour, mais elle est du domaine du passé. Emma est maintenant dans son élément, et vit avec quelqu’un du même univers qu’elle.

Léa SEYDOUX et Adèle EXARCHOPOULOS dans La Vie d’Adèle© Wild Bunch Distribution

Si le film fonctionne aussi bien, malgré la petite réserve – énoncée plus haut – qu’il a pu susciter de notre part, cela tient d’abord à la réalisation d’Abdelatif Kechiche. Grâce à la manière dont Kechiche utilise le gros plan qui dévoile chaque expression, et détail du visage, il sublime son personnage principal. Le spectateur est invité à pouvoir contempler la beauté de la jeune femme de très près. La caméra de Kechiche semble elle même attirée par la beauté naturelle de la comédienne. Comme dans la plupart de ses films, A.Kechiche fait de sa comédienne principale, Adèle Exarchopoulos, sa muse. Ses yeux, sa bouche pulpeuse pleine de sauce tomate, son nez qui coule abondamment à de nombreuses reprises dans le film, ses cheveux rebelles, chaque partie de son visage et plus largement de son corps sont mis en valeur. Kechiche révèle une beauté la plus naturelle possible. Chaque petit geste du quotidien, dormir, manger, marcher dans la rue, remonter son pantalon, devient une éloge à cette femme. Cette réalisation qui invite le spectateur au plus proche du personnage permet une empathie pour Adèle. Il permet aussi de comprendre le milieu dans lequel elle a grandit et dans lequel elle souhaite s’épanouir. Ainsi le contraste avec le mode de vie d’Emma devient flagrant. Le fait que le milieu social soit à la base de la séparation des deux jeunes femmes peut être déconcertant pour le public car il ouvre un regard critique auquel chacun ne veut pas toujours se confronter. De plus les différents plans tout au long du film servent les regards amoureux et autres gestes des deux compagnes. Le montage des images permet de montrer la tendresse que se portent mutuellement les jeunes femmes et de croire en leur amour, alors que le fond, avec les différences d’ambitions et d’univers détruit peu à peu leur histoire. C’est pas ce procédé qu’Abdelatif Kechiche nous offre sa critique sociale et son point de vue sur l’importance du milieu dans lequel chacun grandit.