Pierre Jourde, La première pierre

Par Eric Bonnargent
Ce qui te hait au cœur même de ce que tu aimes
Romain Verger

© Romain Verger

Dans Pays perdu, publié en 2003, Pierre Jourde dépeignait son village familial d’Auvergne. Centré autour des obsèques d’une adolescente (la fille d’amis paysans), son magnifique récit rendait hommage à la rudesse paysanne du Cantal, à ces terres archaïques soustraites au temps, à ces maisons aux murs épais où la lumière pénètre à peine, comme pour mieux perpétuer les secrets qu’elles protègent. Un pays où les corps de ceux qui le façonnent et l’exploitent sont « travaillés par le froid, la neige, l’acidité du vent », où la solitude s’impose en maître, solitude qu’on terrasse à coups d’alcool fort. On sait les haines que l’auteur s’était attirées, parmi cette poignée d’habitants qui s’y étaient reconnus, s’y étaient sentis insultés et trahis. Il avait fallu quelques mois pour que le livre atteigne ces terres reculées, que la rumeur se répande aux hameaux voisins et que l’enfant du pays devienne une cible à abattre pour ces paysans bien décidés à se faire justice. L’affaire avait défrayé la chronique et séduit nombre de journalistes avides de faits divers exemplaires et sensationnels.
Dans La première pierre, Jourde revient sur le lynchage dont sa famille et lui-même ont été victimes en 2005, alors qu’ils revenaient au village comme chaque année. Injures, menaces, coups de poings, jets de pierre… un déchaînement de violence digne de Règlements de comptes à O.K. Corral. Terrorisé, l’aîné des enfants s’enfuira comme une bête traquée à travers les ruelles du village, le plus jeune quant à lui verra son visage ensanglanté par les bris de verre du pare-brise de la voiture familiale. Apprenant l’émoi qu’avait suscité son livre, l’auteur avait cru déminer le terrain en adressant un courrier à chacun des villageois concernés, espérant dissiper le malentendu, mais c’était compter sans la rancune tenace de ceux qui s’estimaient diffamés. Ainsi, la première partie de ce livre revient-elle sur ces quelques heures d’épouvante. Dix ans ont passé, mais les plaies sont encore vives, et le récit qu’en fait Jourde brûle de cette haine dont il fit les frais.
Ce qu’il y a de passionnant dans ce livre, c’est la nature même de l’expérience dont lui et les siens firent l’épreuve, car elle questionne le statut même de la réalité, haussant (dans le prolongement de Pays perdu) la dimension fictionnelle, épique, mythique même de ce territoire qui n’est banalement rural qu’en apparence. Tout en relevant du récit autobiographique, les cinquante premières pages tiennent de la tragédie antique, du survival et du western :
« Nous ne sommes plus dans le Cantal, département de la République française, en 2005, mais dans des temps très anciens, ceux de la violence primitive, de la vendetta et du sacrifice, nous sommes quelque part en Transoxiane au temps des Kouchanes, nous sommes en Ourartou, nous sommes dans l’antique Palestine, où l’on lapide celui qui apporte le trouble dans la communauté. »
Nous revivons ces quelques heures de terreur, immergés dans cette violence brute dont la puissance évocatoire glace les sangs. Les pierres pleuvent sur les arrivants, les secondes se dilatent ou se contractent en « fragments aux couleurs violentes », l’urgence se fait plus impérieuse et le village se resserre peu à peu en une scène de théâtre pour tragédie antique où des paysannes transformées en furies expulseront l’homme du pays, comme on le faisait autrefois du pharmakon sacrifié, pour expier la cité de ses fautes. En l’espace de quelques minutes, les masques de ceux que l’on croyait connaître tombent et leur vérité hurle, nourrie de fiel et de lointaine acrimonie :
« Cet homme sera toujours un peu un gosse pour toi, tu l’as vu naître et grandir. Combien de repas, combien de belotes, combien de pneus neige montés et d’abris débités? Mais rien de tout cela n’entrera dans les comptes. Ce n’était que de l’apparence, la vérité n’apparaît qu’aujourd’hui, et elle hurle.
Elle hurle, la vérité, par la voix de Lucas : « Regarde ce que tu as fait! Fous le camp! Tu n’as rien à foutre ici! Si je m’y mets tu vas voir ce que tu vas prendre! »
Tu n’es pas chez toi ici : tout est dit. Depuis ta propriété, depuis tes bâtiments, celui qui les occupe et les loue te braille aux oreilles que tu n’y es pas chez toi. Lui, en revanche, il est chez lui. La voilà, la pensée de derrière, qui veillait sourdement pendant les parties de belote et les dîners à la maison, dans cette même maison où tu n’es pas chez toi, dans ce village où l’on a décrété que ta place n’était pas là. Et tu comprends brusquement, pauvre naïf petit bonhomme, qu’il en a toujours été ainsi, cela ne date pas du livre, si profond que soit ton attachement à ces lieux dans leurs moindres détails, quels qu’aient été les sourires et les mots aimables, ils avaient décidé, dès le début, que tu n’étais pas d’ici. »
Dans une deuxième partie qui n’est pas moins passionnante, Jourde analyse avec beaucoup de finesse les mécanismes qui ont pu conduire à une telle méprise. Dépositions, comptes-rendus du procès, extraits d’articles de journaux de l’époque composent une chaîne de malentendus. C’est d’abord de l’incompréhension de son livre que tout part : un hommage à la grandeur de son pays perçu négativement par mépris de la nature profonde de la littérature qui a pour vocation à questionner, à cerner la complexité du réel. En la considérant comme un art décoratif, comment penser autrement que négativement des motifs tels que le noir ou la merde, pourtant consubstantiels de cette ruralité. Les raccourcis sont tentants, plus rassurants sans doute, parce qu’ils édulcorent le réel en le rendant binaire. Il y a ce qui est beau et ce qui ne l’est pas, ce qui est propre et ce qui est sale et partant de là, la tentation facile d’accuser l’auteur d’avoir dépeint l’Auvergne comme un pays de merde alors qu’il était à ses yeux un pays de la merde, baignant noblement dans la bouse : « ta mémoire cherchait à revenir à cette odeur d’enfance, profonde, organique, qui humait la mort et la naissance, le lait et la merde, et les bouses aux vortex bruns ou verdâtres disséminés partout dans le village étaient les soleils noirs poussés au tréfonds des entrailles des déesses mères, les grandes vaches impassibles. » Mais sans doute ces paysans n’ont-ils pas supporté qu’on les ramène à ce qu’ils aimeraient tant fuir et qui leur colle au corps.
Malentendu aussi parce que s’opère un étrange renversement des valeurs : fiction et réalité ne sont pas là où on les attendait. La fiction n’est pas du côté du livre qui tente justement de fouiller la réalité, d’en donner une vision complexe en « déshabillant les fictions », mais bien du côté du pays, territoire en soi fictionnel, dédié aux fictions de sa population. Et pas seulement à l’occasion de cet épisode de vendetta, dramatique au sens étymologique du terme, mais par sa capacité à en engendrer par ses rumeurs, par ses secrets détenus par chacun et qui n’en demeurent pas moins tabous pour tous. Fiction générée aussi par la récupération journalistique de l’affaire. L’histoire était trop belle, celle du choc des cultures opposant le lettré parisien à « de braves brutes des campagnes » qui, a défaut des mots, n’ont que leurs poings pour se venger. Un procédé jugé odieux parce qu’il réduisait ces gens à de bons sauvages. Or, Jourde fait voler ces caricatures en éclats, en remontant le fil des secrets de famille, en redonnant tout leur poids aux mots lourds de sous-entendus dont on l’a insulté, en éclairant des gestes de compensation ou de réparation secrètes qui ne sont mesquins qu’en apparence. Et il n’est pas jusqu’aux audiences pour entretenir l’ambiguïté :
« Au moment et dans les lieux mêmes où il s’agit, en principe, d’approcher le plus possible de la réalité, vous comprenez que vous êtes condamnés à l’irréalité, que l’irréel seul sera engendré par ce qui se passe en ce moment, par ce qui va se dire dans la salle du tribunal. Les fictions sécrétées par un village sont devenues un livre qui a été fictivement lu, provoquant des faits rapportés par des récits mités par la fiction, et qui finiront par nourrir l’interminable fiction journalistique, laquelle est devenue notre vie. »
Pendant indispensable à Pays perdu, La première pierre est un livre émouvant et magnifique, un hommage plus appuyé encore à la ruralité, à la complexité d’humanités travaillées par leur territoire, leur solitude et leurs mythes personnels.
Pierre Jourde, La première pierre, Gallimard, 2013. 17,90 €