Lettre du Maroc

Publié le 30 janvier 2014 par Feujmaroc

De nombreux articles parus dans la presse juive des années passées, ici en 1977 et aujourd'hui disparue, nous donnent le sentiment d'une clairvoyance bien juste et ce qui pouvaient être les questions du moment sont aujourd'hui bien avérées et encore d'actualité.

Cet article,"Lettre du Maroc" paru dans "Information Juive" du 16 Novembre 1977, est une lettre traitant de divers sujets et qui relatent la vie de la communauté Juive au Maroc.

Georges SEBAT

Casablanca

VERS LA STABILISATION ?

C'est toujours un plaisir des yeux et de l'âme, quand on vient de quitter les brumes de l’Europe et l'agitation de ses villes, de retrouver un Maroc accueillant et ensoleillé. Le «modernisme » ici n'a pas encore oblitèré les vertus traditionnelles, l'hospitalité agissante, la disponibilité des gens et leur côté bon enfant, la démarche physique et mentale plus accordée à l'espace et au temps. La relation humaine n'y est pas un vain mot, et c'est ce qui frappe dans les rapports quotidiens entre Juifs et Arabes. Ils ont repris une normalité que les heures de crise israélo-arabe avaient faussée. II est vrai que les Juifs — au nombre de 20 à 25 000 dont les 3/4 à Casablanca — ne représentent plus qu'une petite minorité d'environ 1 pour mille. Mais dans les villes, il s'agit d'une population très active et industrieuse, dont l'apport est marquant sur de nombreux plans, notamment économique et culturel. Juifs et Arabes de même rang social, s'y retrouvent proches, comme autrefois, par une communauté d'intérêts, le mode de vie, et par un respect mutuel des spécificités religieuses et culturelles. Ici la question des mariages mixtes ne fait pas problème, ils sont pour ainsi dire presqu'inexistants.

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Le temps de l'interrogation et son corollaire, l’instabilité, parait révolu. On a le sentiment d'une communauté insérée dans le Maroc nouveau et disposée à en partager les grandeurs et les difficultés, sans pour autant — cela est maintenant bien admis — avoir à renier ses attaches avec le judaïsme mondial, y compris Israël. L'appel du roi Hassan II, ouvrant tout à fait les portes du pays à ses anciens sujets, les options favorables des pouvoirs public : la liberté de déplacement, ont confirmé un climat favorable à une réimplantation qui tend vers la stabilisation, Le Maroc, certes, qui a opté pour l'Occident, trouve son compte dans un libéralisme qui lui confère un cachet séduisant. Il n'empêche que les intérêts coïncident, et que la communauté juive bénéficie d'une grande autonomie interne, d’une entière liberté de culte, d'association, de réunion, d'organisation — dans le cadre des lois et règlements.

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Comme il fallait s'y attendre, le nombre de Juifs marocains émigrés et revenus reste infime : quelques familles, cinquante, cent personnes en tout... Mais l'appel demeure, les ambassades et consulats appliquent les directives, et l'on a vu cet été des Israéliens venir pour leurs vacances retrouver les lieux de leur enfance. Le courant des personnes s'inscrit dans les faits, les autorités le savent et 1'admettent — ce qui est à leur honneur. Le sens de la famille n'est pas une abstraction. II y a toujours eu des voyageurs marocains en Israël — chacun y a de la famille et souvent même sa famille. Mais depuis deux ans les échanges s'intensifient. L'appel du Roi Hassan II avait même en son temps créé un certain émoi au sein d'une population musulmane qui s'attendait avec une touchante naïveté orientale et une satisfaction loin d'être feinte, à des milliers de retours. L'Histoire bien entendu n'est pas réversible, mais les sentiments peuvent aider l'histoire. Et le Maroc disposé à accueillir ses enfants disperses, reste bienveillant aux Juifs actuels ; il ne semble pas s'agir là de mesures capricieuses ou momentanées, mais plutôt d'une politique voulue, proclamée et murement réfléchie. Cette vocation libérale ne parait pas reposer sur la seule volonté du Roi mais sur un consensus profond et généralisé. Les déclarations du Roi avant et pendant son voyage en France, faisant plusieurs fois référence au « génie d'Israël» et à son droit « légitime de sécurité », les invitations de personnalités juives, américaines et israéliennes qui se sont succédées au Palais, ont officialisé l'ouverture présente, tout autant qu'elles ont exorcisé les anciens démons. Les journaux de langue française ont publié et continuent de publier de longs articles sur les prestigieuses figures juives marocaines, sur leur apport, sur les liens historiques entre Marocains juifs et musulmans.

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Après le passage de la délégation rabbinique américaine, il est publiquement question de reconstituer la carte des grands itinéraires de pèlerinage. L'intention de promouvoir un tourisme juif américain n'est sans doute pas étrangère au déploiement de manifestations qui ont accompagné la visite de cette délégation. Mais les faits sont les faits, ils ont leur logique et le sentiment de sécurité et d'importance se développe pour les juifs. Leur condition redevient une donnée normale de la vie marocaine. Et c'est là indiscutablement une expérience unique en pays arabe. La venue de personnalités israéliennes apporte en plus, des germes d'espoir pour les relations judéo-arabes, celui qui nait du langage commun des fils d'Abraham, celui que les contingences politiques ont pu repousser mais non effacer. Ce sentiment d'un dialogue possible et fécond, semble exister chez tous les Juifs marocains dont la présence en ce pays a peut-être valeur de témoignage. Peut-on parler d'un aspect de la contribution sépharade à la paix qui se dessine au loin ? D'aucuns ont toujours pensé et pensent encore que les relations d'Israël avec ses voisins arabes seraient probablement meilleures s'il avait été donne à des Juifs sépharades d'être des porte-parole d'Israël et ses négociateurs. II y a un ton et une mentalité qui échappent à l'esprit rationnel et cartésien.

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Une fois de plus les fêtes de Tichri ont été célébrées à travers tout le Maroc avec éclat et ferveur, celle de Simhat Tora donnant lieu aux exubérances coutumières. L'appel de Kippour est maintenant devenu une tradition qui a permis à Casablanca de recueillir des sommes importantes pour les œuvres de bienfaisance de la communauté. Le temps des mendiants est a peu près révolu mais il reste proportionnellement encore beaucoup d'assistés du «Hillouk », et dans chaque ville un home de vieillards qui fait l'objet de beaucoup de soins. Comme chaque année, le gouverneur de Casablanca accompagne des autorités préfectorales est venu s'associer, l'après-midi de Kippour dans la synagogue Beth El à la prière solennelle pour le Roi dite par le grand rabbin, et à la prière pour la mémoire de feu Mohamed V. A cette cérémonie manquait un grand absent, le docteur Léon Benzaquen, président de la communauté de Casablanca, et président d'honneur des communautés israélites du Maroc, décédé quelques semaines plus tôt, a l'âge de 76 ans. Le docteur Benzaquen qui avait été ministre dans les deux premiers gouvernements du Maroc indépendant sous Mohamed V, avait gardé une audience et un crédit exceptionnels auprès du Roi et des gouvernants, et une autorité morale incontestée. Ses funérailles télévisées furent le témoignage officiel d'une vie de dévouement à la cause du Maroc et de ses frères. Sa succession, on le devine n'est pas aisée a la tête de la communauté de Casablanca. Qui arbitrera entre les deux tendances qui s'opposent et dont la rivalité souvent dépourvue d'aménité pourrait être le signe d'une nouvelle vitalité du judaïsme marocain ? (1)

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Le 7 juillet 1977 a-t-il marqué un réveil de ce judaïsme ? Ce jour-la s'est tenue à l'hôtel Hilton de Rabat, sous la présidence effective du docteur Mohamed Benhima, ministre d’État chargé de l’intérieur, qui a participé à la séance d'ouverture, une table ronde des organisations juives du Maroc. Le corps rabbinique, les organes du Conseil des communautés, les présidents des communautés, les présidents de toutes les œuvres, et des personnalités juives choisies es qualité, se trouvaient réunis pour la première fois depuis l'accession du Maroc à l'indépendance. Il s'agissait de faire un bilan des activités existantes en même temps qu'une esquisse des perspectives possibles ; il fallait notamment envisager de remplacer le Dahir du 7 mai 1945, devenu caduc, relatif a «l'organisation des comités de communautés israélites marocaines ». Une commission a été désignée qui s'est mise rapidement au travail. Elle a siégé durant l'été et a préparé un nouveau texte soumis depuis lors a 1'autorité de tutelle.

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Il s'agit là, certes, d'un pas important dans la recherche d'une adaptation à la réalité actuelle, à une situation présente qui ne correspond plus a celle d'une communauté longtemps affaiblie par l'exode, par l'instabilité, par la crainte du lendemain et qui aujourd'hui retrouve une certaine cohésion, une expression, une dimension, voire un avenir. Bien des problèmes cependant restent soumis à l'initiative des responsables qui pressentent que la gestion ne suffit plus et qu'il faut un esprit inventif et créatif. En tout premier lieu se pose le problème de l’identité elle-même qui se nourrit avant tout de culture et dont la déperdition est visible dans de nombreux cercles. La génération actuelle qui s'est nourrie elle-même du patrimoine ancestral mais qui n'a pas préservé sa richesse, a-t-elle des valeurs sûres a transmettre ? Un activisme communautaire ou un sentiment philanthropique ne sauraient en tenir lieu. La vie rituelle et le folklore ne peuvent suffire à préserver une personnalité que des siècles de culture et de traditions ont concouru à former. Le temps des grandes Yechivot qui innervaient le corps juif marocain est révolu. Les écoles restent nombreuses et scolarisent la grande majorité des enfants juifs, les autres (10 à 15%) fréquentant les écoles françaises de la Mission culturelle et de coopération. Les services qu'elles ont rendus (notamment l'Alliance implantée au Maroc depuis 1862) et ceux qu'elles continuent de rendre sont considérables et peuvent largement soutenir la comparaison avec le réseau scolaire juif d'Europe. Mais il faut constater qu'à part de très belles exceptions comme l’École normale hébraïque de Casablanca, le niveau a tendance à baisser faute d'un renouvellement de cadres qualifies. L'enseignement hébraïque encore remarquable a un avenir fragile parce qu'il n'y a plus de formation de maitres comme il n'y a plus de formation de rabbins-juges ou de notaires. C'est sans doute par là que devrait commencer une action profonde du Conseil des communautés s'il veut donner au judaïsme marocain des chances de pérennité à la mesure de son passé : priorité à l'école et à son complément les associations éducatives et de jeunesse. L'heure a sonné pour la communauté de compléter le magnifique effort entrepris au Maroc par les grandes organisations extérieures (Alliance, ORT, Otsar Hatorah, Lubavitch) et qui ne veulent ou ne peuvent plus répondre aux besoins d'une conjoncture d'urgence. N'est-il pas regrettable que d'excellents enseignants désertent l'école pour mettre leurs capacités humaines et professionnelles au service d'un secteur privé en expansion, et qui offre des salaires tellement supérieurs a leurs traitements. II est vrai que ce problème n'est pas spécifique au Maroc mais il est vrai aussi que la situation ici devrait être repensée suivant des données d'exception. Quelles raisons auraient les jeunes d'organiser leur avenir au Maroc s'ils perdent le lien profond qui les rattache à leur famille spirituelle et a leur longue histoire. Déjà, chaque année des dizaines de nouveaux bacheliers quittent le Maroc pour les facultés extérieures et ne reviendront plus que pour des périodes de vacances. Faute de renouveau, le vieillissement de la communauté s'accentuera et il sera vain d'investir des énergies et des capitaux dans des structures sociales s'il y manquera l'élément humain et un sens de la vie. Quel nouveau visionnaire saura-t-il faire comprendre aux dirigeants — pour la majorité industriels et commerçants — qu'une communauté n'est pas une affaire a gérer mais un corps a vivifier, un esprit a épanouir et que pour cela il faut consulter et suivre l'avis des Sages — s'il en est. Le judaïsme marocain millénaire, a dans le passe donne au Maroc — et aujourd'hui en Israël, en Europe et aux Amériques — une note particulière. Saura-t-il à nouveau trouver en lui même et avec une aide extérieure les éléments d'une régénération profitable à un judaïsme mondial qui lui doit déjà tellement ? Ce sont la des interrogations que l'on se pose inévitablement, ici, dans un contexte de couleurs et de charme, de nostalgie et de poésie, de chaleur et de ferveur, auprès de nombreux Juifs pour lesquels le judaïsme est encore une donnée fondamentale et naturelle de l'existence comme il est naturel a leurs voisins musulmans de vivre selon leur être et leur tradition. Et l'on se plait a espérer que cet exemple de coexistence pacifique judéo-musulmane en terre marocaine de rencontre soit une des graines de la réconciliation israélo-arabe.

Rabat, novembre 1977

H. OZER

(1) Après l’envoi de cette « lettre », nous apprenons que M. David Amar a été désigne à titre provisoire a la tête de la communauté de Casablanca en attendant la parution du prochain Dahir devant remplacer celui du 7 mai 1945 et qui précisera les nouvelles dispositions concernant la désignation et le rôle des comités de communautés israélites du Maroc

"Information Juive" du 16 Novembre 1977.