La chaise dans l’art haïtien par Gérald Alexis

Publié le 01 février 2014 par Aicasc @aica_sc

Dans les années 1970, alors qu’il était président du Rotary club de Pétionville, Max Ewald, architecte et designer organise une exposition La chaise et son environnement pour célébrer le design haïtien.  On y voyait des intérieurs urbains, ruraux et paysans et comment les idées de décors interprétées dans l’un et l’autre, avec toujours présente : la chaise.  C’est dire l’importance qu’accordait Max Ewald à cet élément du mobilier haïtien, cet objet dans toute sa matérialité.  En y repensant récemment, je me suis dit qu’il serait intéressant de considérer la chaise dans l’œuvre des plasticiens haïtiens.  D’où les réflexions qui vont suivre.

La chaise est un objet connu par pratiquement toute l’humanité.  Elle a une fonction spécifique qui souvent lui confère une certaine valeur symbolique.   On l’associe au repos, au confort, à la sédentarité, mais aussi au pouvoir.   Elle reflète le groupe ou l’individu qui la crée et qui l’utilise.  La chaise étant un objet avec son identité propre, elle est essentiellement vide. Représentée telle qu’elle, on pourrait dire que nous avons une évocation sémiologique de la chaise, c’est-à-dire un ensemble de signes qui évoquent tout de suite une chaise.  Mais est-ce suffisant pour dire la vérité de l’objet qu’on appelle «chaise» ?  Répondre à cette interrogation serait s’aventurer dans le domaine du ready-made, des installations qui, plus que toute autre forme, permettraient d’approcher la vérité de la chaise mais non sa vérité picturale.

Louis GEORGES, Nature morte à la chaise

En général, on la considère surtout comme le support à un corps (Illustr. 1).  Elle permet ainsi une position entre la station debout et la position couchée.  Son invention et son utilisation marque une étape importante dans l’évolution de la race humaine. Elle est tellement associée à l’être humain que, lorsque laissée vide, elle tend à indiquer une absence, par exemple provisoire quand elle est inclinée contre une table (Illustr.2).  Mais la chaise vide peut aussi être l’expression d’une absence prolongée ou permanente.  Elle sert alors à se référer à la personne qui l’occupait et qui n’est plus là.  Elle est donc, dans de tels cas, à la fois symbole d’absence mais aussi de présence.

Rarement, on voit des images de personnages montrés indiscutablement assis sans que n’apparaisse la chaise.  Dans ces cas, on ne peut qu’en deviner l’existence (Illustr. 3).  L’absence est alors ici celle de la chaise et de tels exemple, encore une fois, illustrent bien comment on peut difficilement dissocier la chaise du fait d’être assis.

A la base, la chaise est une forme plastique qui, dans l’esprit du Bauhaus, répond à la fonction, celle d’un siège.  Parce qu’elle est tellement présente dans notre environnement, elle est souvent représentée dans les arts.  Dans sa représentation, certains artistes, comme on l’a vu,  gardent à la chaise sa fonction première et d’autres nous disent les possibilités multiples qu’elle peut offrir.  A titre d’exemple, on peut voir dans un détail de cette Veillée Mortuaire de Reynald Joseph (Illust. 4) comment deux chaises jouent le rôle de tréteaux pour soutenir un cercueil.  Cependant, et c’est souvent le cas dans les œuvres d’artistes contemporains, la chaise est montrée pour son aspect symbolique, artistique ou poétique.  Enfin, certains en font tout simplement un élément de structure.

Roland DORCÉLY, Chaise

Dans l’œuvre de plusieurs artistes, de Vincent Van Gogh à Bernard Buffet en passant par Wifredo Lam, la chaise est montrée comme support d’objets.  Elle peut servir d’assise à une nature morte, par exemple. Dans de tels cas, la chaise a souvent une présence plus forte que lorsqu’elle sert à asseoir quelqu’un.

Si elle n’est que support, la chaise n’est alors qu’accessoire, utilitaire comme quand elle est montrée avec quelqu’un assis dessus.  Elle serait ainsi banalisée à moins que, dans une culture particulière, elle prenne un sens particulier.  Ce serait, par exemple, le cas de la représentation de la chaise dans ce dessin (Illustr. 5) de Patrick Vilaire.  Nous sommes ici bien loin de la nature morte puisque les objets choisis peuvent être eux-même interprétés comme des symboles.

Le wanga, dans le vodou, est l’arme magique par excellence.  Dans le dessin de Vilaire, il s’agit d’une combinaison de trois éléments chargés d’une opération magique, d’un wanga. L’objet de plus important de cet ensemble est la pierre chargée. Selon Milo Rigaud les pierres-mysteres peuvent être des représentations des ancètres.  Selon Robert Farris Thompson, la chaise aurait, pour sa part, la fonction de créer un habitat pour la pierre et ce qu’elle représente. La chaise participe alors à créer cet habitat et prend dès lors un aspect sacré. Vilaire donne cependant une signification particulière à la pierrre en lui ajoutant les armoiries de la republique d’Haïti ce qui, dans le contexte politique de l’année (1991) où se dessin a été créé, prend une signification particulière.

Ce tableau Chaise et pigeons (Illustr. 6) de Gesner Armand pourrait eventuellement  être associé à une nature morte.  Mais les pigeons sont vivants et peuvent être vus comme représentant, par exemple, l’éphémère, le temps qui passe car, si leur positions changeait, changerait aussi le temps et, si ils s’envolaient, il ne resterait que la chaise, l’objet ordinaire qui ne reste pas moins attaché au temps qu’on y passe pour des raisons diverses.  Nous avons donc ici une œuvre réussie qui produit une énigme. Ainsi l’interprétation qu’établira le spectateur sera le produit d’un choix, de la définition de ce qu’il voit dans l’image. Il aura recours à son imaginaire, à son expérience et sa mémoire pour tirer quelque chose de l’iconographie.

Prosper PIERRE-LOUIS, Chaise

Définie généralement par des lignes droites : verticales et horizontales, définie par des formes géométriques : carrés et/ou rectangles,  la chaise est un élément intéressant pour créer la structure d’une œuvre.   Elle peut, par exemple, servir à corriger une impression de déséquilibre.

Un triangle déplacé vers la gauche est l’élément de base de la composition de ce tableau : Le portefaix de Jean-René Jérôme (Illust. 7). On peut alors se demander quel est le rôle que joue ici la chaise.  Tournant le dos à l’action décrite (un homme qui soulève un panier rempli) la chaise n’aurait apparemment aucune participation à cette action. Elle est d’ailleurs placée trop haut dans l’image.  Servirait-elle alors simplement à la composition ?  Peut-être, en aidant à corriger le déséquilibre crée par la forme triangulaire, déplacée vers la gauche dans l’espace où se déroule l’action, ce qui laisserait alors un espace sombre à combler vers la droite.  Le regard serait alors dirigé exclusivement vers le triangle ce qui, en réalité, ne changerait rien à l’intérêt de l’œuvre  vu que le sujet, pour l’artiste, est l’homme en action.  Par contre, il semble avoir laissé, dans l’esprit de l’artiste, une impression de déséquilibre qu’il a voulu corriger en introduisant la forme rectangulaire d’une valeur tout aussi claire et lumineuse, celle qu’apporte la chaise.  On peut dire aussi que la chaise, élément statique, vient  créer un contraste avec le mouvement suggéré du personnage, ajoutant ainsi de la diversité dans l’unité que créent dans ce tableau la lumière et les couleurs.

Vers le milieu des années 1960, Roland Dorcély a créé une série de tableaux caractérisés par un jeu de lignes noires et épaisses associées à des couleurs vives.  Les formes définies par ces contours sont pour la plus part stylisées, certaines jusqu’à l’abstraction. Il apparaît cependant dans chacune des œuvres de cette série une forme qui est parfaitement identifiables et qui suggère d’ailleurs un titre comme: Chaise.

Dans ce tableau Chaise (Illustr. 8), on retrouve ce réseau de lignes inscrit sur la surface plane.  Il n’y a aucun jeu d’ombre et de lumière. Les formes colorées apparaissent plates. Il y a cependant une tentative de suggérer la notion d’espace par le fait que certaines formes ou partie de formes cachent d’autres, tentative quelque peu infructueuse.  Il était donc nécessaire d’introduire dans ce tableau un élément formel qui puisse créer l’illusion d’espace.  C’est ce que va réaliser la chaise.

Patrick VILAIRE, Homme fauteuil

Le grand intérêt de la chaise dans cette œuvre est le parallélépipède  que forment le siège et les pieds.  Représentée déformée quelque peu par la perspective, cette figure géométrique suggère une profondeur et le spectateur peut, à partir de sa connaissance acquise, l’interpréter comme une structure à trois dimensions. L’intérêt ici de la chaise apparait plus évident si on compare ce tableau à La chaise de Prosper Pierre-Louis (Illustr. 9) qui, elle, est résolument bidimensionnelle et ceci malgré les efforts de l’artiste de signifier la structure de base, l’assise et le dossier revêtu d’un tissage.

Signalons par ailleurs que la position inclinée dans laquelle Dorcély nous fait voir la chaise n’invite pas à s’asseoir, ce qui est contraire à sa fonction traditionnelle.  Elle est donc ici un élément de structure et contribue aussi, par son inclinaison, au mouvement recherché dans cette œuvre.

Inclinée aussi, mais cette fois attachée à un arbre, nous voyons dans ce Sans titre (illustr. 10) de Gesner Armand une petite chaise basse, en créole Tichezba, qui ici non plus n’est pas destinée à accueillir un corps humain. Dans la culture haïtienne fortement marquée par le vodou, la chaise prend tout un ensemble de significations, particulièrement lors qu’elle est une Tichezba.

Il s’agit ici de la représentation d’un arbre reposoir, ces arbres consacrés aux loas, ordinairement plantés dans la cour ou au voisinage immédiat des hounfors ou temples vodous.  C’est autour de ces arbres – quelques fois des calebassiers – que souvent ces loas sont servis. Selon Rachel Beauvoir Dominique, la chaise serait ici symbole de reconnaissance, comme le sont les bouteilles généralement accrochées à ces arbres.

Des textes décrivant des cérémonies vodou parlent de chaises dans des rituels destinés au loa Agoué de la mer.  Il est dit que la chaise représente la barque d‘Agoué et qu’un possédé, assis à califourchon sur une petite chaise et faisant semblant de ramer, associerait précisément la chaise à une barque.

Mais dans la vie courante cependant, la Tichezba serait de préférence le symbole d’une culture préindustrielle, agricole comme le suggère cette Nature morte à la chaise (Illustr. 11) de Louis Georges.  Elle est l’anti-trône, l’anti-fauteuil, le reflet de l’humilité de celui ou celle qui l’utilise

A l’opposé des chaises traditionnelles, celles que proposait l’artiste haïtien Patrick Vilaire sont telles que le spectateur hésiterait à s’asseoir (Illustr. 12).  La confusion des genres donne à la sculpture une valeur d’usage alors, qu’en réalité, l’objet se démarque carrément du mobilier traditionnel.

En 1987, Patrick Vilaire présente au Musée d’Art haïtien du collège St. Pierre cette série de cinq sièges.  Le titre donné à l’exposition : Mythes du pouvoir, est significatif et exprime sa perception du pouvoir sous différents aspects.  Sous forme de chaises élaborées et ornées, évoquant une position hiérarchique, elles deviennent des trônes porteurs d’un discours et  entrent dans la problématique de l’exercice du pouvoir.

Ajoutons que l’une des particularités de la chaise est que, comme un humain, elle se tient sur ses pieds.  De là à lui associer une forme humaine il n’y a qu’un pas que Patrick Vilaire a précisément franchit dans son Homme Fauteuil (IIlustr. 13) de cette même série où le dossier, les accoudoirs et les pieds arrières créent une forme résolument anthropomorphe.  Pour lui donner une allure de monstre humanoïde, Vilaire ajoute au fait du dossier un œil à deux globes.  On ne peut s’empêcher ici de penser à la représentation du Grand maître d’Hector Hyppolite avec ses trois yeux, permettant de voir tout, partout et tout le temps.  Mais nous ne sommes pas ici en présence d’un dieu mais plutôt d’un être humain aux grands pouvoirs, entre autres, celui de la soumission d’un l’autre, penché vers l’avant et prenant appui sur ses membres antérieurs.

Il s’agissait dinc ici de ne s’intéresser qu’à la représentation, en dehors de toutes considérations stylistiques, de toutes considérations sur les techniques employées.  Dans tous les cas, on a pu voir que l’idée de neutralité est écartée.  En effet, dans certains cas, la chaise, perçue subjectivement, revoie au spectateur qui la voit et lui cherche une interprétation, et dans d’autres, même quand une certaine objectivité semble évidente, elle renvoie inévitablement à l’artiste lui-même, à son vécu, à une pratique ou à une histoire quelconque.

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